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Full text of "Le cheval de Troie; réflexions sur la philosophie et sur la conduite de la guerre"

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GEORGES  VALOIS 


LE 


(JIEVAL  DE  TROIE 

HEFLKXIONS  SLR  la   PHILOSOPHIE 

ET  S  un 
LA   CONDUITE   DE   LA  GUERRE 


s;i  \IKME    EDITION,    REVUK    ET    COBHIGISR 


NOUVELLE    LIBRAIRIE    NATIONALE 

11.    RCE    DE    MÉDICIS,    PARIS 
M  r,  M  X  V  1 1 1 


mille 


LE 

CHEVAL  DE  TROIE 


A  LA  MÊiVIE  LIBRAIRIE 


OUVRAGES  DU  MK.Mi;  Al'TEL'R 


L'Homme  qui  vient.  Philosophie  de  l'autorité.  Couronné 
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GEORGES   VALOIS 


LE 

CHEVAL  DE  TROIE 

RÉFLEXIONS  SUR  LA  PHILOSOPHIE 

ET  SUR 

LA  CONDUITE  DE  LA  GUERRE 


DEUXIEME    EDITION 

4° -6'  mille 


NOUVELLE  LIBRAIRIE  NATIONALE 

11,     RUE      DE      MÉDICIS      PARIS 


MCMXVIII 


IL    A    ETE    TIRE    DE    CET    OUVRAGE 
CINQUANTE    EXEMPLAIRES    SUR   VERGÉ    PUR   FIL 

DES  Papeteries  Lafuma  de  Voiron 

NUMÉROTÉS    A    LA    PRESSE 


Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation 

réservés  pour  tous  pays. 

CopTuioHT,  lois,  nv  Georges  Valois. 


AU  SOLDAT  OCTAVE  DE  BARRAL 

TUÉ    d'une    balle    au    FRONT 

DEVANT    SOISSONS 

LE    5    AOUT    1915 
CITÉ    A    l'oRDHE    de    l'armée 

«  Bien  qu'appartenant  à  l'armée  territoriale  et  versé  dans  le  service 
auxiliaire,  a  demandé  ot  obtenu  de  passer  dans  le  service  armé.  Parti 
comme  volontaire  avec  le  67°,  a  été  blessé.  Reparti  après  guérison 
comme  volontaire  au  404°  régiment  d'infanterie,  n'a  cessé  de  donner 
l'exemple  du  courage  et  du  dévouement,  s'olïrant  toujours  pour  les 
missions  dangereuses.  A  été  tué  par  une  balle  dans  un  poste  d'écoute.  » 

AU    SOUS-LIEUTENANT    JOSEPH    BOISSIER 

TUÉ    d'une    balle    au    FRONT 
A    l'offensive    du    9    MAI    1915 

médaillé  militaire 
deux  fois   cité  a  l'ordre 

«  Son  chef  ayant  été  blessé,  a  pris  le  commandement  de  la  section, 
qu'il  a  su,  par  son  calme  et  sa  bravoure,  maintenir  sous  un  feu  meur- 
trier. Blessé  d'une  balle  à  la  jambe,  a  néanmoins  conservé  le  com- 
mandement de  sa  section  qu'il  n'a  quitté  qu'après  une  seconde  bles- 
sure. » 

«  A  entraîné  vigoureusement  son  unité  à  l'assaut  des  positions  alle- 
mandes. A  réussi  à  lui  faire  traverser  les  lignes  de  défenses  succes- 
sives et  ne  s'est  arrêté  qu'après  un  parcours  de  2.500  mètres,  après 
avoir  fait  rendre  à  ses  hommes  le  maximum  dont  ils  étaient  humai- 
nement capables.  A  été  frappé  devant  la  deuxième  position  de  résis- 
tance organisée  par  les  Allemands.» 

AU    CAPITAINE   OCTAVE    DE    SAMPIGNY 
tué  face   a  l'ennemi 

EN    ALS.\CE 

LE    5    MAI    1915 

CITÉ    A    l'ordre    DE    l'aRMBE 

-  «  Officier  d'une  rare  énergie,  ayant  su  faire  de  sa  compagnie  une 
troupe  d'élite  et  lui  inspirer  par  ses  enseignements,  par  son  expérience, 
le  mépris  absolu  du  danger  ;  le  5  mai,  l'a  élcctrisée  par  son  exemple  : 
se  plaçant  à  sa  tête,  Ta  enlevée  à  l'assaut  d'une  position  formidable- 
ment organisée  au  sommet  d'une  colline.  S'est  vaillamment  emparé 
d'une  première  ligne  de  tranchées.  Il  est  tombé  glorieusement  frappé 
alors  qu'il  se  dépensait  sans  compter  pour  encouragera  une  résistance 
opiniâtre  ses  hommes  violemment  conlre-atlaqués.  » 

leur  camarade, 
leur  ami. 


Barrai,  Boissier,  Sampigny,  ce  a  est  pas  à  voire 
mémoire  que  je  dédie  ce  livre  :  vous  êtes  vivants  pour 
vos  amis^  pour  ceux  qui  vous  ont  aimés  ;  nous  vivons 
avec  vous,  non  ooint  comme  avec  des  morts  que  Von 
pleure,  mais  comme  avec  des  âmes,  des  esprits,  des 
cœurs  que  l'on  ne  cesse  d'interroger,  d'écouler,  avec 
qui  Von  se  concerte  pour  agir  dans  ce  monde.  Depuis 
ce  printemps  et  cet  été  où  vous  avez  été  frappés,  guet- 
tant ou  poursuivant  Vennemi  ou  résistant  à  son  choc, 
il  n'est  point  de  jour  que  nous  ne  prononcions  vos  noms 
dans  nos  prières  et  dans  nos  conseils.  Nous  ne  disons 
point  :  qu'eussent-ils  dit?  Nous  disons:  que  disent-ils? 
Nous  entendons  vos  voix.  Vous  êtes  présents.  Vous 
variez  ;  vous  conseillez;  vous  commandez.  Nul  de  nous 
ne  pourra  jamais  vous  voir  étendus,  immobiles  et 
froids,  sur  la  terre.  Vous  êtes  debout  :  Barrai,  votre 
fusil  braqué  sur  Vennemi!  Boissier,  le  revolver  au 
poing  !  Vépée  haute,  Sampigny  !  Ah  !  si  nous  pleurons, 
parfois,  nous  ne  savons  si  c'est  de  penser  que  nous  ne 
Dourrons  vous  embrasser,  au  jour  béni  de  la  victoire, 
ou  d'être  emplis  par  l'allégresse  du  triomphe  où  vous 
nous  conduisez  ! 

Vous  êtes  présents.   Vous  êtes  debout  ! 

Barrai,  j'entends  votre  commandement,  quelques 
mois  avant  la  guerre,  au  milieu  d'une  salle  de  fau- 
bourg :  En  colonne  !  En  avant  !  C^est  contre  les  ser- 


8  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

viteurs  inconscients  de  Vélranger  que  vous  conduisez 
l'irrésistible  charge.  Voici  voire  vraie  figure  qui  appa- 
raît. Vous  qui  êtes,  dans  le  commerce  quotidien^  si 
sobre  de  paroles  et  de  gestes,  d'une  réserve  que  Von 
croit  sévère  et  froide  au  premier  coup,  voici  que  votre 
grande  passion  vous  enveloppe  de  feu  !  Vous  qui  vous 
effacez,  dans  le  calme  des  jours  sans  bataille,  vous 
vous  jetez  au  premier  rang,  dans  le  danger.  Vous  êtes 
chef.  Qui  hésite  à  vous  suivre  ?  Votre  haute  taille, 
votre  grave  visage  de  chef  gaulois,  votre  mouvement 
résolu  vous  ont  déjà  désigné.  Voire  roix,  la  pamme 
de  votre  regard  répondent  à  l'attente  de  tous.  Homme 
d'étude,  grand  lettré,  vous  êtes  aussi  soldat.  Votre 
passion  :  la  France.  Votre  bonheur  est  auprès  de  la 
noble  femme  qui  vous  a  donné  deux  enfants  que  vous 
chérissez?  Mais  votre  clairvoyance  vous  a  montré  que, 
en  ces  années  où  tant  de  Français  rêvent  de  la  paix 
universelle,  nos  foyers  sont  déjà  menacés  par  l'en- 
nemi. Celte  lutte  des  rues  et  des  réunions  où  vous  ne 
vous  accordez  point  de  répit,  parce  quHl  faut  empê- 
cher des  aveugles  de  diminuer  notre  préparation  mili- 
taire, c'est  le  prélude  de  la  guerre,  V^ous  y  avez  pris 
votre  place,  en  tête  des  combattants. 

Je  me  rappelle  ce  dimanche  de  juin  1914  où,  ren- 
trant ensemble  à  Paris,  nous  apprîmes  l'assassinat 
de  l'archiduc  François-Ferdinand  ;  vous  ne  me  dites 
qu'un  mot  :  La  guerre  !  et  vous  fûtes  longtemps  silen~ 
deux.  L'aimable  spectacle  de  Paris  en  vêtements  de 
fête  disparut  à  vos  yeux.  Vous  cherchiez  votre  place 
sur  les  champs  de  bataille.  Vous  l'aviez  trouvée,  Bar- 
rai :  au  premier  rang  ! 

Car  votre  cœur  est  aussi  grand  que  votre  esprit:  à 


DÉDICACE  9 

côté  de  l'immense  a/feclion  que  vous  avez  pour  les 
vôtres,  à  côté  de  la  chaude  et  iaéhranlable  amitié  que 
vous  accordez  à  ceux  que  vous  avez  choisis,  il  y  a 
l'amour  entier,  le  dévouement  absolu  que  vous  donnez 
à  la  France,  et  que  fortifie  votre  foi  éclairée  et  ar- 
dente. Ce  sont  ces  forces  spirituelles,  inoubliable  ami^ 
qui  nous  éclairent  et  nous  guident. 

Boissier,  je  rous  revois  sur  les  Boulevards,  en  ces 
soirs  tumultueux  de  la  fin  de  juillet  1914.  Depuis 
une  semaine,  nous  ne  travaillons  plus  ;  nous  préparons 
notre  départ.  Vous  devez  rejoindre  à  Nancy,  au  pre- 
mier jour'  vous  vous  équipez  '  vous  achetez  vingt 
caries  de  Lorraine,  d'Alsace  et  d'Allemagne  ;  mais 
vous  entendez  que  des  misérables  tentent  des  émeutes 
à  Paris  :  Aux  Boulevards  I  La  guerre  commence.  Vous 
voici,  jeune  athlète  au  profil  romain,  dominant  de  la 
tête  la  foule  confuse  :  un  coup  d'œil,  et  vous  avez 
reconnu  Vennemi  [c'était  bien  l'ennemi,  mené  par  ce 
traître  démasqué  depuis)  ;  vous  pénétrez  au  milieu 
d*une  bande,  les  cannes  se  lèvent,  les  poings  frappent, 
mais  la  bande  recule  et  se  disloque  :  un  homme  a  eu 
raison  d'elle,  c'est  vous  !  On  vous  regarde  avec  une 
respectueuse  terreur  :  terreur  devant  votre  force,  ter- 
reur aussi  devant  le  mépris,  le  dégoût  qu'exprime  votre 
visaqe  de  rude  montagnard.  Fds  de  la  terre,  Boissier, 
vous  êtes  une  force  naturelle  de  la  France  :  qui  ose 
porter  une  main  criminelle  sur  la  patrie  ne  peut  trou- 
ver grâce  devant  vous.  Quelle  amitié  profonde  nous 
avons  fondée  sur  ces  sentiments  !  \'^ous  l'avez  enrichie 
de  la  plus  belle  franchise,  d'une  loyauté  inégalable. 
Nous  avons  conçu  que  nos  efforts  seraient  unis  par  le 


10  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

même  service  national:  dans  noire  collaboration^  dans 
noire  travail  commun,  quels  biens  vous  apportez  ! 
C'est  que,  déjà,  notre  amitié  est  militaire  ;  c^est  une 
fraternité  d'' armes  ;  dans  cette  Librairie  Nationale  où 
nous  avons  fait  ensemble  tant  de  projets,  comment 
regardons-nous  notre  action  ?  Comme  une  préparation 
à  la  guerre.  C^esl  là  que  naissent  ces  amitiés  totales 
contre  lesquelles  rien  ne  prévaut,  ni  les  accidents  de 
la  vie,  ni  la  mort. 

Je  me  rappelle,  Boissier,ce  voyage  que  nous  fîmes  à 
Gand,  à  rautomne  de  1913,  avec  Pierre  Lecœur,  qui 
allait  nous  quitter  pour  larmée.Nous  arrivons  à  Gand  : 
que  voyons-nous? L'Allemagne  installée, par  ses  archi- 
tectes et  ses  constructeurs,  à  la  gare  et  dans  les  quar- 
tiers neufs,  alourdissant  la  ville  où  sont  tant  de  sou- 
venirs de  la  belle  ordonnance  française  portant  la  date 
du  grand  siècle.  A  la  foire  que  nous  allions  visiter, 
^Allemagne,  au  contraire,  se  cachait  :  une  seule  cons- 
truction, âpre,  dure,  laide,  grossière  et  vide,  comme 
pour  exprimer  le  mépris  et  une  volonté  brutale.  De 
ce  contraste,  une  idée  naissait  :  la  Guerre.  Il  vous  en 
vint  une  exaltation  que  nous  partagions.  Devant  ces 
deux  signes  de  l'avance  allemande,  celui-ci  énigma- 
tiq ue ,  dissimulant  une  volonté  guerrière, celui-là  étalé 
et  d'allure  pacifique,  vous  voudriez  que  le  jeu  soit  dé- 
couvert. Que  pouvons-nous  al  tendre,  dites-vous,  de  cette 
lutte  sournoise,  sinon  que  nous  y  soyons  dupes?  Visage 
découvert  !  et  mesurons-nous  dans  les  combats  ! 

Depuis  1912,  depuis  que  vous  avez  quitté  le  régi- 
ment où  vous  aviez  connu  les  chefs  magnifiques  de  ce 
vingtième  corps  qui  a  conquis  une  gloire  que  vous 
avez  partagée  plus  lard,  c'est  la  pensée  qui  vous  anime. 


DÉDICACE  11 

Vous  allendez  que  sonne  la  (lénévale.  Vous  appar- 
tenez à  la  France,  à  la  France  paysanne,  laborieuse  et 
guerrière,  qui  nous  adonné  Proudhon  et  Péguy.  Que 
d'autres  discutent  et  se  laissent  piper  par  les  mots  qui 
expriment  la  pauvre  idée  de  lu  lie  pacifique  par  le  tra- 
vail. Vous  savez  ce  qui  se  cache  sous  ce  jargon  :  la 
guerre  ou  le  honteux  esclavage. 

Mais  quel  élan  le  jour  où  la  guerre  éclate  !  Aucun 
jour  ne  pouvait  être  plus  grand  pour  vous  que  celui' 
là.  Vous  le  vivez  dans  l'allégresse.  Vous  avez  l'abso- 
lue certitude  de  la  victoire.  Dans  ce  beau  inatin  du 
3  août,  vous  chantez.  Voici  l'heure  du  départ  :  deux 
fois,  nous  nous  embrassons.  Je  vois  votre  clair  regard 
me  redire  solennellement  Varnitié  indestructible.  Je 
revois  un  instant  dans  la  foule  votre  visage  radieux  : 
un  dernier  signe,  puis  un  geste,  ce  geste  de  com- 
mandement qui  signifie:  En  avant  !  C'est  ce  sublime 
élan  qui  nous  entraine,  mon  ami,  mon  frère. 

Sampigny, vous  nous  apparaissez  à  la  tête  de  votre 
troupe.  Vous  êtes  soldat  né,  soldat  de  la  France  et  du 
Christ.  Avant  que  nous  vous  eussions  connu,  on  nous 
avait  dit  votre  vie,  merveilleusement  claire  et  simple  : 
le  Service,  la  Pensée  ;  les  lieux  :  la  caserne  et  le  champ 
de  manœuvres,  votre  bibliothèque  et  l'Eglise  de  votre 
paroisse;  votre  but  :  être  à  toute  heure  en  état  de 
conduire  une  troupe  sous  le  feu,  de  braver  la  mort  et 
de  comparaître  devant  Dieu.  Vous  êtes  au  service  de 
la  France,  qui  est  au  service  de  Dieu.  Pour  vous- 
même,  hors  les  obligations  que  vous  vous  êtes  impo- 
sées,les  affections  familiales,  auxquelles  vous  sacrifiez 
votre  temporel,  et  quelques  amitiés,  une  fois  données' 


12  LÉ    CHEVAL    DE    TROIE 

Loyauté,  fidélité,  sacrifice.  Votre  âme  est  inacces- 
sible au  doute  ;  votre  cœur  ne  connaît  pas  la  défail- 
lance. 

Je  revis  ce  soir  d'hiver  où  des  amis  nous  réunissent. 
Vous  entrez  :  nous  voyons  un  chef,  dont  le  reyard 
sonde  les  cœurs.  Vou.s  parlez  :  c'est  de  la  guerre  que 
vous  nous  entretenez  ;  vous  nous  introduisez  dans  le 
concert  des  voix  spirituelles  (jai  donnent  un  sens  à 
toute  guerre.  Avec  quel  feu  vous  évoquez  Poitiers, 
qui  sauva  la  France  et  la  Chrétienté  De  Poitiers  à  la 
veillée  des  armes  où  nous  sommes,  les  voix  retentissent: 
quel  rassemblement  autour  de  vous  !  Vous  vous  levez: 
vous  êtes  entouré  de  lumière  (c'est  ainsi  que  nous  vous 
voyons,  Sampigny)  ;  vous  parlez  du  combat,  de  tout 
ce  qui  dans  l'homme  soulève  la  peur,  et  comment  un 
chef  triomphe  de  ces  fantômes,  jusqu'à  donner  à  sa 
troupe  une  telle  âme  que,  s'il  tombe,  si  les  plus  élevés 
en  grade  et  les  plus  anciens  tombent  après  lui,  il  res- 
tera toujours  un  homme  pour  prendre  le  commande- 
ment. Qui  redoutera  la  mort  auprès  de  vous  ?  Voici 
que  vous  rendez  la  mort  présente,  et  droit,  la  télé 
haute, parfait  galant  homme  devant  cette  image  loin- 
taine et  proche,  vous  souriez  ! 

Ainsi  souriez-vous,  Sampigny,  lorsque  vous  entrai- 
nez  votre  compagnie  en  reconnaissance  au  sommet 
d'une  montagne  d'Alsace,  au  milieu  d'une  tourmente 
de  neige, et  lorsque  vous  la  conduisez  à  un  assaut  que 
vous  savez  mortel.  Ainsi  rendez-vous  aimable  et  gai 
le  plus  grand  triomphe  qu'un  homme  puisse  remporter 
sur  lui-même  !  Suprême  maîtrise  de  l'Ame  qui  se  sait 
accordée  à  l'infini,  voici  votre  chef-d'œuvre  oii  sont 
inscrites    les  plus    hautes    vertus  militaires.  O  noble 


DÉDICACE  13 

ami,  c'est  celle  lumière  qui  donne  un  sens  complet  nu 
sacrifice. 

Barrai,  Boissier,  Sampigny,  je  viens  de  le  dire  : 
c'est  au  sacrifice,  en  même  lemps  quk  la  victoire, que 
vous  nous  conduisez.  Si  vous  êtes  présents  parmi  nous, 
debout,  parlant,  conseillant,  commandant,  pourquoi  ? 
Vous  êtes  ici  pour  nous  rappeler  le  sacrifice  que  nous 
devons  renouveler  sans  cesse,  pour  nous  redire  le  sens 
de  ce  sacrifice.  Cet  enseignement  de  la  guerre,  c'est  le 
vôtre  ;  nous  ne  nous  appartenons  pas  :  que  nos  âmes, 
qui  sont  à  Dieu,  sacrifient  nos  corps  à  la  France,  qui 
accomplit  un  dessein  de  Dieu!  C'est  l'ordre  divin  et 
celui  de  la  raison. 

Nous  nous  croyions  autrefois  des  êtres  libres  de 
toute  attache  avec  le  temps,  avec  la  terre,  avec  l'éter- 
nité 7  Ames  et  corps,  nous  sommes  pris  par  les  anneaux 
d'une  chaîne  infinie  qui  nous  broie  si  nous  voulons 
nous  en  détacher.  Notre  destin  est  d'employer  toutes 
les  ressources  de' notre  âme  et  de  notre  volonté  à  accep- 
ter la  place  qui  nous  fut  assignée  et  à  triompher  de 
notre  chair  qui  résiste,  qui  tremble  et  qui  crie.  Le 
prix  du  triomphe,c'est  la  paix  et  la  lumière  spirituelles, 
et  la  paix  temporelle  pour  ceux  qui  nous  suivent.  D'au- 
tres avant  nous  ont  connu  la  course  sans  heurts,  sans 
grincements  de  dents,  la  course  dans  la  douce  félicité 
ou  dans  l'excès  des  félicités  ?  Nous  connaissons  toutes 
les  duretés  de  la  guerre.  Acceptons  joyeûsen\ent  notre 
destin.  Nous  payons  les  erreurs  de  ceux  qui  nous  ont 
précédés  afin  que  soit  allégé  le  fardeau  de  ceux  qui 
vuendront  après  nous.  Expiation?  Quel  autre  nom  don- 
ner aux  malheurs  qui  pèsent  sur  nos  générations  ? 


14  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Liltcralement,  nous  expions.  Que  paie  celte  guerre 
monstrueuse  ?  Une  folie  de  l'humanité.,  une  folie  de 
V Europe,  qui  fut  celle  de  l'Allemagne  et  la  nôtre.  Le 
mouvement  qui  nous  entraîne,  depuis  les  origines  (lu 
m,onde,vers  une  fin  que  nous  ne  connaissons  pas,  nous 
avons  cru  que  nous  pourrions  le  détourner  au  profil 
de  notre  jouissance  temporelle.  Insensés!  qui  avons  cru 
que  nous  avions  pouvoir  de  commander  à  VUnwers  et 
au.x  lois  qui  régissent  la  marche  des  mondes  !  Nous 
nous  sommes  substitués  à  Dieu.  La  folle  Allemagne 
s'est  dite  peuple-dieu  ;  combien  parmi  nous  ont  cru 
que  toute  notre  action  devait  tendre  à  faire  de  l'homme 
un  dieu  !  Ainsi  croyions-nous  avoir  acquis  le  pouvoir 
de  chasser  la  Guerre  de  la  planète.  lYous  payons  au- 
jourd'hui ces  monstrueux  oublis  de  la  Foi,  ces  immen- 
ses erreurs  de  l'intelligence. Les  uns  et  les  autres,  nous 
nous  sommes  crus  les  maîtres  du  monde  et  des  lois  qui 
le  pénètrent.  Notre  folie  a  déchaîné  sur  la  terre  tous 
les  fléaux  que  nous  croyions  enchaînés  à  jamais.  La 
chaîne  infinie,  dont  nous  avions  entravé  le  déroule- 
ment, se  redresse  avec  de  rudes  grincements.  Nous 
payons,  nous  expions. 

Qui  se  révolte,  vainement,  contre  cette  idée  ?  C'est 
notre  ami  Massis  qui  a  raison  lorsqu'il  écrit  :  tout  ce 
qui  est  de  l'esprit  sera  sauvé  dans  une  telle  lutte.  Le 
pauvre  homme  qui  lui  répond  au  nom  des  raisons  posi- 
tives de  se  battre  a  tort.  Le  malheureux  !  que  révolte 
le  seul  mot  d'expiation  !  Le  malheureux!  qui  n'entend 
ni  la  voix  divine,  ni  la  voix  de  la  raison  !  Il  ne  peut  pas 
comprendre  la  vérité  de  l'Ecriture  :  Les  pères  ont 
mangé  des  raisins  verts,  et  leurs  fils  ont  les  dents  aga- 
cées. Le  malheureux!  qui  ne  voit  pas  que,  conçu  sans 


DÉDICACE  1 5 

Dieu  ou  avec  Dieu,  le  monde  obéit  à  des  lois  immuables, 
et  que  l'erreur  ou  la  faute  d'un  homme  ou  d'une  nation 
sont  payées  par  les  coupables  ou  par  leurs  descendants  ! 
Qui  n\i  point  cultivé  sa  terre  au  printemps  ne  rem- 
plira pas  ses  greniers  à  l'automne  et  ne  mangera  pas 
en  hiver.  Il  paie  en  souffrances  son  imprévoyance. 
Nos  pères  n'ont  pas  cru  à  la  guerre  :  c^est  nous  qui  la 
subissons.  Le  fils  de  IHvrogne  paie  en  souffrances,  par- 
fois en  folie,  V ivresse  de  son  père.  A  chaque  pas  que 
nous  faisons,  cette  loi  terrible  se  vérifie.  Des  hommes 
qui  se  croient  sages  V  ignorent?  Plaignons-les  :  impuis- 
sants à  comprendre  le  passé  et  le  présent, ils  sont  inca- 
pables de  préparer  l'avenir. 

Vous  qui  connaissez  le  sens  du  sacrifice.,  inspirez- 
nous,  ô  frères  d'armes  !  Vous  connaissez  les  raisons 
positives  de  se  battre,  vous  qui  n'avez  cessé  de  'redire 
à  vos  compagnons  que  nous  défendons  le  sol  sacré  de 
la  patrie,  que  nous  luttons  pour  nos  femmes  et  nos 
enfants,  pour  nos  usines  et  nos  champs,  pour  faire 
sortir  de  la  guerre  une  France  meilleure  où  la  maison 
de  chacun  sera  plus  grande  et  plus  belle;  vous  qui  veil- 
lez, avec  un  souci  paternel,  au  vêtement,  au  logement,  à 
la  nourriture  de  vos  camarades, et  à  la  récompense  des 
plus  braves.  Mais  vous  savez  aussi  dans  quelle  attente 
est  l'âme  des  plus  vaillants  dans  ces  moments  du  com- 
batoù, devant  les  mille  visages  de  la  mort  qui  crachent 
des  flammes,  dans  le  terrible  isolement  où  il  se  croit 
soudain,  l'homme,  sentant  sa  raison  vaciller  dans  les 
ténèbres,  crie  sa  détresse  à  l'Infini, à  ce  qui  est  au-des- 
sus de  la  bataille,  qu'il  ne  le  nomme  pas  ou  qu'il  le 
nomme  Dieu. 

0  amis,  qui  restez  debout  parmi  les  vivants  et  les 


IG  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

morts,  dites-leur  que  leur  sacrifice  n'est  pas  vain,  que 
leur  dévouement  rachète  les  erreurs  passées  et  ouvre  â 
la  France  les  portes  du  bel  avenir  ! 

Que  ce  livre  soit  pour  vous  le  témoignage  que  les 
forces  spirituelles,  lancées  par  vous  dans  le  monde,  y 
agissent.  Il  est  plein  de  nos  pensées,  de  nos  réflexions, 
de  nos  prévisions  communes. Elles  ont  été  écrites  sous 
le  souffle  de  la  confiance,  de  la  volonté  inébranlables 
qui  nous  vient  de  vous.  Car  ce  sont  ces  biens  que  nous 
devons  transmettre.  Il  n'y  aura  point  de  repos  pour 
vous,  amis  très  chers,  ni  pour  nous,  avant  que  nous 
ayons  terrassé  le  peuple  fou  quia  voulu  régner  sur 
tous  les  hommes.  La  guerre  a  pour  fin  de  rendre  aux 
nations  l'ordre  et  la  paix.  Il  n'y  aura  point  d'ordre 
ni  de  paix  possible  dans  le  monde  tant  que  l'affreuse 
pensée  allemande  pourra  l'agiter.  Nous  ne  cesserons 
d'entendre  vos  paroles,  vos  conseils,  vos  commande- 
ments :  il  faut  abattre  l'ennemie  de  Dieu  et  du  genre 
humain.  C'est  le  but  de  notre  vie. 

Barrai,  Boissier,  Sampigny,  je  vous  salue,  je  vous 
embrasse. 

IV»  année  de  la  Grande  Guerre,  10  décembre  1917. 


LE   CHEVAL  DE  TROIE 


INTRODUCTION 
CONTRE   L'ENNEMIE   DU    GENRE    HUMAIN 

Après  trois  ans  de  guerre,  après  avoir  donné 
les  preuves  matérielles  et  morales  des  plus  hautes 
qualités  guerrières,  nous  donnons  encore  ce 
spectacle  paradoxal  d'une  nation  maîtresse  dans 
Vart  de  la  guerre,  et  impuissante  à  dominer  une 
guerre,  celle  où  nous  sommes.  Nous  subissons 
cette  guerre  ;  notre  esprit  ne  la  domine  pas. 
Notre  cœur  a  dépassé  les  événements  ;  notre 
esprit  public  est  demeuré  au-dessous.  Le  vrai  est 
que  nous  continuons  de  souffrir  de  quelques 
erreurs  de  V  intelligence  française. 

En  191  i,  à  la  veille  de  la  guerre,  la  France 
officielle  croyait  que  Vhomme,  poursuivant  sa 
course  sur  la  voie  du  progrès    indéfini,  venait 

Cheval  de  Troie. 


18  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

d'acquérir^  ou  était  sur  le  point  d  acquérir  le 
pouvoir  de  commander  à  la  Guerre  et  de  la  chas- 
ser de  la  Planète.  Cest  pourquoi  nous  sommes 
les  esclaves  d'une  guerre. 

Depuis  la  guerre,  non  seulement  la  France 
officielle  n'a  point  réagi  rigoureusement  contre 
cette  erreur,  mais  elle  a  laissé  croire  que  nous 
faisions  la  Guerre  à  la  Guerre  et  non  à  l'Alle- 
magne, et  que  la  paix  pourrait  être  l'œuvre  des 
bonnes  volontés  et  non  des  armes.  Cette  impuis- 
sance à  saisir  la  réalité,  à  la  dominer  par  l'es- 
prit, nous  prive  du  moj'en  de  la  dominer  dans 
les  événements  ;  elle  nous  conduirait  à  subir  la 
paix  comme  nous  avons  subi  la  guerre,  et  nous 
risquerions  d'être  les  victimes  d'une  guerre  ou 
le  monde  entier  est  entraîné,  et  dont  nous  souf- 
fririons encore  tous  les  maux,  même  si  nous  ten- 
tions de  nous  en  retirer. 

Il  nous  faut  absolument  rejeter  ces  funestes 
erreurs  de  l'intelligence  ;  il  nous  faut  cesser  de 
regarder  la  guerre  comme  un  accident  mons- 
trueux «  au  siècle  où  nous  sommes  *>,  si  nous 
voulons  la  maîtriser  et  lui  donner  une  conclu- 
sion victorieuse.  On  ne  peut  conduire  victorieu- 
sement une  guerre,  pas  plus  que  Von  ne  peut  se 


INTRODUCTION  19 

prémunir  efficacement  contre  les  guerres,  lors- 
que Von  regarde  la  Gacrra  comme  une  erreur 
du  monde  que  d'abondantes  prédications  eussent 
empêchée.  Quand  nous  aurons  accepté  la  Guerre 
avec  notre  esprit,  comme  nous  l'avons  acceptée 
en  191  i  avec  notre  sang,  alors  nous  csserons 
de  la  subir,  alors  notre  esprit  cessera  d'être  à  la 
remorque  des  événements,  alors  nous  pourrons 
orévoir  longtemps  à  l'avance  les  sacrifices  que 
nous  avons  encore  à  consentir,  alors  nous  nous 
imposerons  les  moj^ens  et  les  conditions  de  la 
victoire,  alors  nous  serons  parfaitement  prêts  à 
vaincre  et  dignes  de  la  victoire. 
Alors  seulement  nous  passerons  le  Rhin. 


Ce  serait  faire  une  grave  injure  à  plusieurs 
membres  du  gouvernement  français  que  de  pen- 
ser que  cette  vue  n'a  pas  été  la  leur.  Mais  Vont- 
ils  exprimée  ?  Mais  les  mêmes  hommes,  parfai- 
tement conscients  des  dures  réalités,  n'ont-ils 
pas  laissé  continuer  de  vivrez  les  pires  erreurs 
dans  V esprit  du  soldat  français  ?  Si  cent  voix 
autorisées  ont  proclamé  notre  volonté  de  vain- 
cre, combien  ont  osé  dire  le  prix  de  la  victoire, 
combien  ont  osé  parler  de  la  guerre  elle-même, 


20  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

et  de  sa  durée?  Pas  une  voix  ne  s'est  élevée  dans 
la  France  officielle  pour  montrer  le  vrai  carac~ 
tère  de  la  Grande  Guerre. 

Craignait-on  de  décourager  cette  armée  faite 
d'hommes  arrachés  à  leurs  familles,  à  leurs 
travaux, à  leurs  habitudes  d'esprit?  Il  est  vrai  : 
peut-être  eussions-nous  faibli,  dans  l'hiver  de 
1914,  si  Von  nous  avait  fait  prévoir  plusieurs 
années  de  guerre.  Mais,  df^s  1915,  ceci  n'était 
plus  vrai.  L'armée  aguerrie  était  prête  à  tout 
entendre,  à  tout  accepter.  Et  ses  possibilités  de 
résistance  n'ont  pas  diminué.  Mais  si  sa  résis- 
tance physique  a  été  entretenue,  sa  résistance 
morale  n'a  pas  été  alimentée,  non  plus  que  celle 
du  pays.  S' il  y  avait  jamais  faiblesse  chez  elle, 
ce  ne  serait  point  faiblesse  du  cœur  ni  des  nerfs, 
mais  fléchissement  d'une  intelligence,  vive  et 
pleine  de  ressources,  à  laquelle  on  n'a  donné 
aucune  nourriture  substantielle. 

On  .'i'en  est  trop  remis  aux  événements  du  soin 
d'éclairer  l'armée  et  le  pays.  On  a  eu  trop  de 
timidité  dans  l'exposition  des  conditions,  de  la 
durée  et  des  buts  de  la  guerre.  Disons  donc  la 
vérité  nettement.  L'armée  et  le  paj's  sont  par- 
faitement préparés  à  l'entendre.  Que  dis-je  ? 


INTRODUCTION  21 

L'armée  a  précédé  le  gouvernement  et  la  presse 
dans  cette  voie.  11^  o.  longtemps  que  la  plupart 
des  soldats  sont  éclairés  par  leurs  propres  ré- 
flexions. Un  mot  résume  leur  e.xpérience  :  Il  y 
en  a  encore  pour  treize  ans,  disent-ils  aux  civils 
qui  les  interrogent.  Cette  longue  durée  de  la 
guérite,  l'armée  l'a  prévue  et  l'accepte.  A  une 
condition,  toutejois  :  Que  l'Etat  la  confirme  dans 
ses  prévisions  et  lui  donne  la  certitude  que  nous 
poursuivons  des  buts  de  guerre  dignes  de  ce  long 
sacrifice.  A  condition  également  que  l'Etat 
cherche  et  trouve  les  mojyens  moraux  et  maté- 
riels de  mener  cette  longue  guerre  autrement 
qu'une  courte  campagne  ;  que  l'on  organise 
le  front  et  la  zone  des  armées  autrement  que 
pour  une  campagne  de  trois  mois  ;  que  l'on  cons- 
titue des  privilèges  importants  aux  combat- 
tants ;  que  Von  organise  de  longues  relèves  ;  que 
Von  parle  enfin  à  l'armée  en  lui  apportant  autre 
chose  que  des  théories  sur  la  nécessité  du  travail, 
ou  sur  l'observation  du  devoir  pour  le  devoir,  ou 
sur  la  défense  du  droit.  Je  répète  que  l'armée 
est  prête  à  entendre  la  vérité.  Il  n'est  point 
d'homme  qui  ne  la  pressente.  Mais  dans  le  si- 
lence de  la  France  .officielle,   le  soldat  se  sent 


22  LE   CHEVAL    DE   TROIE 

moralement  abandonné,  il  perd  sa  propre  con- 
fiance ;  il  doute  de  ses  propres  lumières  ;  son 
boa  sens  est  étouffé  par  son  désir  de  retourner 
vivre  en  paix  parmi  les  siens. 

(Censuré.) 

Supprimons  absolument  cette  illusion,  pério- 
diquement entretenue,  contre  toute  vraisem- 
blance :  que  nous  touchons  au  terme  de  la  guerre. 
Personne  n'y  croit.  Pourquoi  laisser  tromper 
des  hommes  qui  nont  pas  besoin  d'être  trompés 
pour  demeurer  fermes  et  confiants  ? 

Nous  avons  encore  à  soutenir  la  guerre  pen- 
dant de  longs  mois.  On  le  sait.  Il  faut  le  dire. 
Mais  il  faut  en  même  temps  sortir  d'une  orga- 
nisation faite  pour  une  courte  campagne.  Il  va 
falloir  distinguer  V armée  combattante,  de  l'ar- 
mée non  combattante  ;  assurer  aux  combattants 
une  toute  autre  reprise  de  vie  civile  que  les  per- 
missions périodiques  de  dix  jours  ;  donner  aux 
combattants  d'autres  abris,  d'autres  cantonn<^.- 
ments  que  ceux  construits  ou  organisés  pour 
des  troupes  en  bataille  ou  en  manœuvres  ;  leur 
assurer  un  autre  paiement  que  la  Croix  de 
Guerre  ou  la  Croix  de  bois. 


INTRODUCTIO^  23 

D'un  mot,  il  s'agit  d'une  organisation  totalf. 
de  l'armée  et  du  pajys.  Ce  n'est  pas  un  mince 
problème.  Mais  il  n'est  pas  au-dessus  de,  l'intel- 
ligence ni  de  la  volonté  française.  Encore  fau- 
dra-t-il  l'aborder  avec  d'autres  idées  que  celles 
qui  ont  présidé  et  qui  président  encore,  au  front 
comme  à  l'arrière,  à  l'organisation  des  travau.x, 
et  qui  nous  ont  conduit  à  un  prodigieux  gaspil- 
lage de  temps,  de  forces  et  de  matériel. 

Il  nous  faut  dominer  la  guerre.  Et  première- 
ment, nous  rendre  compte  que  nous  y  sommes 
jusqu'au  cou,  sans  autre  issue  que  la  victoire  ou 
la  ruine  totale  et  l'esclavage.  Pas  de  demi-vic- 
toire ;  pas  de  compromis  possible.  Le  temps  n'est 
plus  de  ces  guerres  atténuées,  courûtes  ou  longues, 
où  l'on  se  tuait  le  moins  possible,  guerres  de 
princes,  guerres  d'États,  qui  se  terminaient  par- 
Jois  par  des  alliances,  voire  par  des  mariages, 
et  dont  le  pire  était  qu'elles  déterminaient  une 
rectification  de  frontière  ou  la  perte  d'une  pro- 
vince. 

Une  erreur,  née  aux  environs  de  il 50,  nous 
a  replacés  dans  les  conditions  de  la  pire  bar- 
barie.   Nous    voici    revenus    au.x    temps   des 


24  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

migrations  et  des  grandes  invasions.  Guerres 
de  peuples^  et  sans  pitié.  Aggravées  par  l'em- 
ploi de  toutes  les  acquisitions  matérielles  de 
la  civilisation.  Aggravres  par  faction  d'une 
Jolie  mjystico-rationnelle  qui  décuple  la  puis- 
sance des  appétits  matériels  de  tout  un  peuple. 
Guerre  totale,  dit  Léon  Daudet;  Guerre  d'enfer, 
dit  M.  Alphonse  Séché. 

Car  c'est  un  des  plus  terribles  caractères  de 
cette  guerre  :  qu'elle  intéresse  à  la  fois,  totale- 
ment, les  plus  violents  appétits  de  la  chair  et  la 
plus  grande  exaltation  de  l'intelligence  et  de 
lame.  Il  s'agit  bien  de  tarifs  douaniers,  d'une 
province  ou  de  quelques  colonies  !  C'est  l'empire 
ou  r indépendance  du  monde  qui  sont  en  jeu. 
C'est  deux  doctrines,  absolument  inconciliables, 
sur  Vorganisation  de  la  planète  tout  entière, 
qui  sont  en  lutte.  Deux  civilisations  se  sont  heur- 
tées aux  rives  de  la  Marne  et  se  sont  révélées 
impénétrables  l'une  à  l'autre,  opposées  dans 
leur  essence,  dans  leur  moj'ens,  dans  toute  leur 
nature. 

Le  propre  de  V allemande  est  qu'elle  ne  con- 
çoit la  civilisation  que  sous  le  nom,  que  sous  le 
commandement  allemands  et  qu'elle  entend  su- 


INTRODUCTION  25 

bordonner  le  monde  entier  à  la  direction  morale, 
intellectuelle f  sociale,  politique,  religieuse  alle- 
mande. Véritable  folie  collective.  Entre  Dieu 
et  les  hommes,  entre  la  connaissance  divine  ou 
scientifique  du  monde  et  V intelligence  humaine, 
entre  la  vérité  sociale  et  les  aspirations  des 
peuples,  elle  place  V Allemagne,  V Allemagne, 
expression  de  la  volonté  divine,  V Allemagne, 
conscience,  intelligence  et  volonté  du  monde. 
Le  propre  de  la  civilisation  que  représentaient 
les  armées  alliées,  est  d'être  humaine.  Qu'elle 
porte  lé  nom  catholique  ou  le  nom  rationaliste, 
elle  est  universelle.  Elle  ne  se  donne  pas  le 
nom  d'un  peuple.  Elle  est  la  civilisation  géné- 
rale. Elle  se  propose  aux  nations,  elle  ne  veut 
point  s'imposer. 

Nous  engageons  les  Français,  les  Alliés  à 
prendre  profondément  conscience  de  cette  diffé- 
rence capitale  :  cest  là  même  quil  faut  cher- 
cher la  cause  profonde,  irréductible  de  la 
Grande  Guerre  ;  c'est  là  qu'il  faut  s'arrêter 
pour  comprendre  ce  que  doit  être  la  victoire,  la 
paix  future,  si  nous  voulons  vivre  libres  (c'est-à- 
dire    conformément  à    nos   traditions,    à    nos 


26  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

mœurs,  à  nos  caractères  nationaux  et  aux  prin- 
cipes de  la  civilisation  générale).  Refuser  de  voir 
ce  fait  capital,  cest  se  condamner  à  la  défaite. 
La  conduite  de  la  guerre  par  les  Alliés  exige. 
quils  connaissent  complètement  Vidée  qui  la 
mène  en  Allemagne.  Sans  cette  connaissance,  ou 
bien  Von  s  arrêtera  à  mi-chemin  en  croyant  à 
la  possibilité  d'un  compromis  et  tout  sera  à 
recommencer,  ou  bien  on  laissera  subsister  la 
cause  de  la  guerre,  tout  en  croyant  être  allé 
jusqu'au  bout. 

Se  proposer  d'abattre  le  militarisme  alle- 
mand, ou  la  dynastie  des  Uohenzollern,  ou  V ab- 
solutisme, c'est  s'attaquer  non  pas  même  au.v 
causes  secondes  mais  aux  s:'uls  moyens.  Hohen- 
zollern,  caporalisme  prussien,  militarisme  alle- 
mand ne  sont  que  des  moyens  de  réalisation  de 
la  Deutsche  Kultur.  Qui  en  doutera  devra  relire 
le  fameux  appel  des  93  intellectuels  allemands 
au  monde  civilisé  :  «  C'est  pour  la  protéger  (la 
Kultur),  disent-ils,  que,  né  d'elle,  le  militarisme 
s'est  formé  '  ».  Ainsi  Vidée  allemande,  selon  le 

1.  Cf.  Louis  Dimier,  l'Appel  des  Intellectuels  allemands,  texte 
officiel  avec  traduction,  avec  préface  et  commentaire.  P.  54-55, 
150. 


INTRODUCTION  27 

propre  témoignage  des  Allemands  les plusrepré- 
sentatifs  de  la  pensée  allemande^  ainsi  l'idée 
allemande  précède-t-clle  la  puissance  matérielle. 
Le  militarisme  nest  que  le  serviteur  de  la 
Deutsche  Kultur. 

Peut-on  croire,  avec  ceux  qui  considèrent  le 
conflit  comme  une  lutte  entre  la  démocratie  et 
V autocratie^  que  le  problème  serait  résolu  par 
l'avènement  de  la  démocratie  en  Allemagne  ? 
Qu'elle  soit  autocratique,  aristocratique  ou  dé- 
mocratique, V Allemagne  unie  demeurera  le  lieu 
du  monde  oiï  des  philosophes  ont  identifié  les 
destinées  de  la  civilisation  et  les  destinées  d'une 
nation  ;  V Allemagne  demeurera  une  nation  qui, 
enseignée  par  Kant,  Fichte,  Hegel,  Marx, 
Treitschke  et  Ostwald,  croit,  selon  la  puissante 
analyse  d'Emile  Boutroux  que  :  «  Le  monde 
doit,  dans  toutes  ses  parties,  être  artificiellement 
organisé  et  qu'il  appartient  à  V Allemagne,  et  à 
elle  seule,  d effectuer  cette  organisation  *.  » 

Blaarras  montrait,  dès  1903,  Guillaume  II 
élève  de  Fichte.  Une  démocratie  allemande  serait, 
non  moins  que  Guillaume,  disciple  de  Fichte,  et 

1.  Cf.  Préface  d'Emile  Boutroux  à  l'ouvrage  de  M.  Santayana, 
l'Erreur  de  Ik  Philosophie  illêmande,  Paris,  1917,  p^  8, 


28  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

rien  ne  permet  de  croire  qu'elle  apporterait 
moins  de  force  à  la  réalisation  de  Vidée  alle- 
mande. Il  est  plus  sage  de  penser  que,  expression 
de  peuples  pleins  d'appétits  et  conscients  de  leur 
force.,  une  démocratie  allemande  mènerait  la 
lutte  plus  durement  encore  qu'une  dj'nastie  à 
qui  le  souci  de  son  avenir  conseille  un  peu  de 
prudence. 

L'ennemie  de  l'humanilé,  c'est  cette  Idée  qui, 
pénétrant  dans  l'esprit  d'un  peuple  turbulent  et 
grossier,  nourri  de  lectures  bibliques  et  porté 
à  regarder  Vhistoire  d'Israël  comme  la  sienne 
propre^  a  fait  que  ce  peuple  enfin  uni  s'est 
déclaré  peuple  de  Dieu,  et  plus  encore  :  Peuple- 
Dieu.  C'est  cette  idée  qui  pousse  les  socialistes 
à  imposer  au  monde  non  point  les  principes  du 
socialisme,  mais  le  socialisme  allemand  ;  les 
savants  et  les  intellectuels  à  imposer  non  les 
découvertes  de  l' intelligence  et  de  la  raison 
humaines,maisla  science,les  vues  et  les  méthodes 
allemandes  ;  les  industriels  et  les  commerçants, 
l'organisation  et  le  commandement  allemands  ; 
Les  catholiques  eux-mêmes,  aujourd'hui,  non 
point  les  lumières  de  l'Eglise,  mais  le  catholi- 
cisme allemand.  C'est  L'idée  par  Laquelle  L'Aile- 


INTRODUCTION  29 

magne  se  donne,  selon  quelle  s'exprime  par  ses 
reîtres,  ses  savants,  ses  pasteurs  ou  ses  social- 
démocrates,  comme  le  peuple-conducteur,  le 
peuple-Dieu,  la  conscience,  l'intelligence  ou  la 
volonté  du  monde.  L'ennemie,  c'est  la  Deutsche 
Kultur,  par  laquelle  l'Allemagne,  identifiant 
civilisation  et  germanisme,  s'est  séparée  de  la 
civilisation  générale,  en  se  plaçant  au-dessus, 
et  au  nom  de  quoi  elle  prétend  au  gouverne- 

ment  du  monde. 

Ces  idées  sont  aujourd'hui  familières  à  un 
grand  nombre  de  Français  :  elles  ont  été  expo- 
sées, analysées,  commentées  par  des  maîtres  de 
la  pensée  :  M.  Emile  Boutroux  *  ;  M.  Paul  Bour- 
get,  dans  ses  Etudes  sociales  sur  la  Guerre  ; 
M.  Charles  Maurras,  dans  cet  ensemble  d'étu- 
des prophétiques  réunies  dans  son  ouvrage 
Quand  les  Français  ne  s'aimaient  pas  ;  le  philo- 
sophe américain,  M.  Santarana,  dans  ce  grand 
livre  dont  la  traduction  française  porte  le  titre  : 
l'Erreur  de  la  philosophie  allemande.  31.  Edmond 
Laskine  a  montré  enfin,  dans  son  ouvrage  sur 
l'Internationale  et  le  Pangermanisme,  Vidée  al- 

1.  Cf.  L'Allemagne  et  la  Guerre  (sept.  1914). 


30  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

lemande  agissant  par  le  socialisme.  Tous  les  tex- 
tes, les  témoignages  (non  les  aveux)  allemands 
ont  été  donnés.  Philosophiquement,  politique- 
ment,la  cause  est  entendue.  Mais  nous  supplions 
les  Français  de  ne  pas  croire  qu'il  s'agit  là  d'un 
débat  philosophique.  Il  ne  sujfit  pas  de  décrasser 
les  cervelles  Jrançaises  \  il  ne  suffit  de  les  vider 
des  apports  allemands.  Il  faut  utiliser  cette 
découverte  philosophique  pour  la  conduite  de  la 
guerre.  Les  principes  philosophiques  de  V Alle- 
magne ne  sont  pas  objets  de  controverses  d'école. 
Ce  sont  les  moteurs  des  armées  allemandes.  Je 
parle  ici  en  soldat,  en  Français,  en  homme  civi- 
lisé; je  cherche  le  commandement  qui  anime  et 
dirige  la  Force  militaire  allemande  ;  je  veux 
connaître  le  but  de  la  lutte  à  laquelle  je  par- 
ticipe et  le  moyen  d'obtenir  une  paix  durable. 
Nommons  ce  commandement  :  c'est  la  Deutsche 
Kultur. 

Puisqu'il  n'y  a  pas  de  compromis  possible,  puis- 
qu'il nous  faut  vaincre  ou  nous  soumettre,  selon 
le  mot  parfaitement  e.xact  du  Président  Wilson, 
il  nous  faut  savoir  ce  que  nous  avons  à  faire. 

Vaincre  les  armées  allemandes  en  laissant 
subsister  et  la  force  qui  les  ferait  renaître  de- 


INTRODUCTION  31 

main,  et  les  moyens  (Vaction  de  celte  force,  ce 
serait  la  plus  grande  duperie  de  l'histoire.  Nous 
connaissons  cette  force.  A  nous  de  la  détruire. 

Vaincre^  ce  sera  donc  mettre  Vidée  allemande 
dans  V impossibilité  d'agiter  V Allemagne  contre 
les  nations  civilisées;  cesl  retirer  à  la  Deutsche 
Kultur  les  moyens  de  réunir  des  armées  contre 
les  peuples  non  allemands^  cest  disloquer  l'Em- 
pire allemand,  séparer  les  Allemagnes,  afin  que 
les  nations  allemandes  soient  soustraites,  par 
le  simple  jeu  de  leurs  particularismes,  à  la  do- 
mination de  la  Deutsche  Kultur,  afin  qu'elles 
redeviennent  des  centres  distincts  de  civilisation 
et  qu  elles  soient  rendues  à  la  civilisation  géné- 
rale, on  ose  dire  :  à  l'humanité,  à  la  chrétienté. 

Lorsque  les  Français  et  leurs  Alliés  seront 
bien  conscients  de  cette  absolue  nécessité,  la  con- 
duite de  la  guerre  deviendra  tout  à  fait  sérieuse. 
On  cessera  de  proroger  de  trois  mois  en  trois 
mois  l'échéance  de  la  guerre, et  l'on  s'organisera 
pour  une  fameuse  campagne.  Et  l'on  compren- 
dra quil  est  aussi  impossible  de  conclure  la  paix 
avec  V Empire  allemand  qu'avec  une  République 
allemande.  D'ici  là,  gardons-nous  de  toute  illu- 
sion. Gardons-nous  de  croire  V Allemagne  «  as- 


32  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

sagie  »  par  les  déceptions  qu'elle  a  trouvées 
dans  la  guerre. 

L'Allemagne  a  échoué  dans  la  réussite  immé- 
diate de  son  plan.  Mais  non  dans  sa  réussite 
lointaine.  Je  ne  crains  pas  de  dire  qu'il  n'est  pas 
encore  prouvé  qu'elle  ait  échoué  dans  la  réussite 
au  cours  de  la  présente  guerre.  Un  grand  nom- 
bre de  chances  sont  pour  les  Alliés,  à  condition, 
toutefois,  que  la  guerre  soit  menée  avec  une  vi- 
gueur accrue  et  qu'il  ny  ait  pas  deux  écroule- 
ments de  même  valeur  que  l'écroulement  russe. 
Mais,  à  la  fin  de  1911 ,  V Allemagne  a  quel- 
ques raisons  apparentes  de  croire  qu'elle  peut 
encore  réussir,  même  au  cours  de  la  Grande 
guerre. 

L' Allemagne  ne  renonce  pas.  Elle  peut  diffé- 
rer la  réalisation  de  ses  plans ^  non  renoncer. 
Et  vojyons  bien  que  la  guerre  lui  a  donné  Jus- 
qu'ici plus  de  raisons  d'espérer,  de  se  fortifier 
dans  sa  croyance  en  sa  mission,  que  de  motifs 
de  renoncement.  Parlons  net:  la  guerre  peut  la 
faire  souffrir  phjysiquement,  mais  elle  Vexalte  ; 
elle  n'abat  pas  son  orgueil,  elle  le  surexcite. 

L  Allemagne  s'exalte  en  considérant  les  ré- 
sultats de  trois  ans  de  guerre  : 


INTRODUCTION  33 

Tenant  tête  à  quatre  grandes  nations  dispo- 
sant de  ressources  très  supérieures  à  celles  du 
groupe  quelle  commande,  elle  na  pas  plié  ; 

Elle  a  mené  brillamment  quatre  campagnes 
d' importance  :  campagnes  de  France,  de  Polo- 
gne, de  Serbie,  de  Roumanie  ; 

Elle  a  presque  complètement  dépossédé  quatre 
Etats.  La  guerre  sous-marine  lui  donne  des  sa- 
tisfactions assez  sérieuses  pour  l'entretenir  dans 
V  espérance  qu'  elle  limitera  fortement  la  maîtrise 
des  Mers  qui  appartient  aux  Alliés  ; 

Et,  fait  déplus  haute  signification,  elle  a  cons- 
titué un  Empire  qui  va  de  la  Mer  du  Nord  au 
Tigre. 

Voilà  de  solides  apparences,  qui  ne  sont  nul- 
lement faites  pour  lui  donner  le  goût  du  renon- 
cement. 

Il  nen  reste  pas  moins,  me  souffle  Bellaigue, 
que  nous  ne  changerions  point  notre  place  pour 
la  sienne.  Et  nous  avons  parfaitement  raison, 
car,  avec  tous  ces  avantages,  V Allemagne  n'a 
vaincu  aucun  des  A/liés  et  na  maintenant  aucun 
espoir  de  les  vaincre  par  les  armes.  Elle  ne 
Vignore  pas,  mais  ne  considère  pas  la  partie 
oerdue.    Elle  peut  compter    encore,   non   sans 

Cheval  de  Troie.  3 


34  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

quelque  vraisemblance^  sur  deux  moyens  de 
réussite  :  i  '  la  dissolution  interne  d'un  ou  de 
deux  Etats,  ce  qui  lui  permettrait  de  triompher 
a' sèment  des  autres  ;  S"  la  paix  blanche,  la 
paix  sans  annexions  ni  indemn'tés. 

En  ce  qui  concerne  le  premier  moyen,  quel- 
ques apparences  lui  donnent  encore  un  certain 
espoir.  Elle  peut  penser  que  les  événements  de 
Russie,  arrangés  par  ses  propres  soins,  mettront 
hors  de  cause, définitivement,  au  moins  un  adver- 
saire, et,  ma  foi,  la  preuve  n'est  pas  encore  faite 
qu'elle  a  tort.  Elle  observa,  en  outre,  que,  chez 
elle,  grâce  à  la  complicité  de  ses  socialistes 
d'Etat,  elle  a  pu  utiliser  le  retentissement  de  la 
révolution  russe  dans  un  sens  favorable  à  ses 
propres  intérêts,  et  que,  par  son  action  dans  le 
socialisme  international,  elle  a  quelques  chan- 
ces d'utiliser  les  mêmes  événements,  au  moins 
chez  certains  socialistes  de  l'Entente,  dans  le 
même  sens.  Enfin,  elle  entretient  d'assez  nom- 
breux agents,  elle  a  entretenu  d'assez  hautes 
complicités  en  France  pour  espérer  chez  nous  un 
fléchissement. 

(Je  n'aurai  pa^  la  faiblesse  d'exprimer  naï- 
vement l'espoir  que  nous  ne  fléchirons  pas  :  c'est 


INTRODUCTION  35 

une  question  de  volonté  et  <V organisation  ;  avons- 
nous  un  gouvernement  possédant  cette  volonté 
et  cette  puissance  d'organisation  ?  jiux  Fran- 
çais d'en  juger.) 

A  défaut  dun  fléchissement  en  France  ou 
ailleurs^  V  Allemagne  compte  sur  la  paix  blan- 
che. Ceci  est  beaucoup  plus  sérieux  et  beaucoup 
plus  dangereux.  S'il  est  peu  d hommes  disposés 
à  favoriser  un  fléchissement  qui  serait  une  véri- 
table trahison^  il  en  est  un  plus  grand  nombre, 
même  parmi  de  bons  patriotes.,  qui  se  laisse- 
raient abuser  par  la  paix  blanche. 

Voici  Vun  des  grands  périls.  La  pai.v  blanche, 
sournoisement  proposée  par  V Allemagne,  sous 
le  nom  de  paix  sans  anne.xions  ni  indemnités, 
c'est,  purement  et  simplement,  la  guerre  gagnée 
par  V Allemagne,  et  cest  V assurance  pour  elle 
de  la  réalisation  complète  de  son  projet  de  1914. 
Si  Von  veut  s  en  rendre  compte,  on  n'aura  qdà 
faire  ce  faible  ejffort  d  imagination  par  lequel 
on  voit,  au  lendemain  dune  paix  blanche  : 

Les  nations  d.i  l'Entente  désunies,  écrasées 
sous  le  poids  de  leurs  dettes  et  de  leur  échec,  et 
l'une  d'elles,  la  Russie,  en  proie  à  des  difficultés 
intérieures   qui   la   rendront    olus   pénétrable 


36  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

qu'autrefois  à  l  influence  allemande;  en  face 
d'elles^  une  Allemagne,  gonjlée  par  ses  succès 
dans  la  guerre,  exaltée  par  le  souvenir  de  sa 
résistance  à  une  formidable  coalition,  et  le  Mil- 
lel-Europa  constitué,  presque  aussi  solidement 
que  VEmpire  allemand  au  lendemain  de  la 
guerre  de  1810. 

Bref,  une  Europe  faite  de  dix  nations  divisées 
{quelques-unes  assez  favorables  à  V Allemagne) 
et  d^un  Mittel-Europa  soumis  au  germanisme, 
coupant  V Europe  en  deux  de  Kiel  à  Constanti- 
nople,  pénétrant  l'Asie,  menaçant  l'Egypte  et 
les  Indes. 

Quiconque  fera  ce  faible  effort  d'imagination 
se  rendra  compte  que  la  paix  blanche  prépare- 
rait le  triomphe  total  de  V Allemagne,  dix  ans 
plus  tard,  au  moins  en  Europe, et  la  réalisation 
de  la  Monarchie  universelle  de  la  Deutsche  Kul- 
tur,  même  dans  Vhjypothèse,  peu  vraisemblable 
au  reste,  dune  démocratisation  de  V Allemagne 
et  du  Mittel-Europa.  Ce  serait  le  pire  des 
désastres  pour  V humanité.  Cette  réalisation  de 
V Internationale  par  Vidée  germanique  sup- 
primerait totalement  la  liberté  des  peuples,  et 
conduirait  l'humanité  dans  une   impasse.   Une 


INTRODUCTION  37 

impulsion  unique^  venue  de  Berlin,  organisant 
V Europe, puis  la  planète, conformément  au  plan 
allemand,  à  r humeur  allemande,  à  la  science 
allemande,  à  la  mystique  allemande,  soumettant 
les  hommes  aux  conducteurs  allemands,  dislo- 
querait l humanité  en  moins  d'un  demi-siècle,  et 
provoquerait  l'écroulement  de  la  civilisation.  Tout 
serait  à  recommencer. 

Nous  luttons  pour  conserver  la  France.  Nous 
ne  luttons  pas  moins  pour  épargner  à  l'huma- 
nité cette  immense  catastrophe  qui  dépasserait 
en  étendue  et  en  profondeur  Ve^ondremenl  de 
l'Empire  romain. 

Le  salut  de  la  France,  comme  celui  de  la  civi- 
lisation générale,  nous  impose  d'empêcher  rigou- 
reusement la  constitution  du  Mittel-Europa  et 
par  surcroît  de  détruire  l'Empire  allemand  afin 
de  retirer  tête,  bras  et  jambes  à  la  Deutsche 
Kultur. 

Nous  sommes  sauvés,  si  nous  évitons  la  paix 
blanche  et  si  les  Alliés  ont  la  résolution  de  dé- 
truire V Empire  allemand.  Non  point  d'attendre 
sa  liquéfaction,  ce  qui  est  chimérique.  Mais  de 
voulo'r  sa  destruction  militaire,  par  la  victoire 


38  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

militaire  totale.  Encore  reste-t-il  à  résoudre  le 
problème  politique  et,  militaire  de  la  guerre. 

Il  faut  aller  à  Berlin.  Et  nous  irons.  Mais 
aujourd'hui,  depuis  trois  ans  et  pour  un  long 
temps  encore,  la  guerre  est  bloquée,  sur  le  front 
principal,  le  nôtre,  et  cinq  q^ensives,  dont  une 
allemande,  n'ont  pas  réussi  la  rupture^  Le  pro- 
blème de  la  guerre  est  essentiellement  l'annu- 
lation du  retranchement.  La  solution  de  ce  }.ro- 
blême  humain  n'est  pas  au-dessus  des  forces 
humaines.  Mais  le  fait  est  qu  on  ne  l'a  pas  encore 
trouvé  et  que,  si  l'on  voit  dès  maintenant  la  di- 
rection dans  laquelle  on  la  trouvera,  il  reste  à 
réaliser  un  ejffort  politique,  industriel  et  mili- 
taire qui  exigera  de  longs  mois.  Je  reviendrai 
sur  ce  gros  problème.  Marquons  simplement  ici 
deu.x  idées  quil  faut  propager  :  la  guerre  est 
dans  une  impasse  et  il  est  possible  de  Vcn  faire 
sortir,  de  rentrer  dans  la  guerre  de  mouvement, 
mais  il  faut  à  l'Entente  de  longs  mois  oeut- 
être  pour  réun'r  les  moyens  matériels  néces- 
saires à  V opération  *. 

1.  Indiquons  ici  que  l'un  des  moyens  de  rupture  considérés 
au  cours  de  ces  études  est  le  t&nk.  L  auteur  de  ce  livre  en 
avait  fait  en  quelque  sorte  la  doctrine  en  août  et  en  décembre 
1915,  comme  on  le  verra  dans  les  notes   reproduites    in.  fine  ; 


INTRODUCTION  39 

Dans  ces  conditions,  écartant  la  paix  blanche 
comme  une  forme  de  la  défaite,  il  nous  faut 
accepter  la  longue  guerre.  Mais  il  ne  s'agit  pas 
seulement  de  l'accepter  ou  de  la  faire  accepter  en 
esprit  :  il  s'agit  de  tout  organiser  afin  que  l'esprit, 
le  crrur,  les  nerfs  et  les  entrailles  de  In  nation 
puissent  l'accepter  et  la  supporter.  Presque  tout 
est  à  faire  dans  cet  ordre.  Nous  avons  une  orga- 
nisation politique,  économique  et  sociale  prodi- 
gieusementarriérre,  impropre  àla  conduite  d'une 
longue  guerre,  impropre  à  l'énorme  effort  indus- 
triel qu'il  nous  reste  àfouimir,  impropre  sur- 
tout à  assurer  la  protection  des  forces  vitales  de 
la  France.  La  conserver,  ce  serait  nous  assurer 
dans  la  guerre  —  devant  l'ennemi  et  devant 
nos  Alliés —  le  sort  que  le  conducteur  d'un  char 
à  bœufs  se  réserverait  dans  une  course  où  ses 
concurrents  conduiraient  des  chars  à  vapeur.  Il 

c'est  l'idée  de  l'annulation  du  retranchement  qui  conduit  au 
tank  et  à  quelques  autres  moyens  qui  procèdent  tous  de  ces 
moyens  de  guerre  que  l'on  symbolise,  en  tête  de  ce  livre,  par 
le  nom  du  Cheval  de  Troie.  L'offensive  anglaise  du  canal  de 
l'Escaut,  commencée  à  l'aide  des  tanks,  ouvre  enfin  des  pers- 
pectives sur  la  reprise  de  la  guerre  de  mouvement.  11  n'est  pas 
téméraire  de  modifier  les  termes  de  cette  introduction,  écrite 
en  juin  1917  :  on  peut  annoncer  que  la  guerre  est  entrée,  au 
20  novembre  1917, dans  une  nouvelle  phase, riche  de  promesses. 
On  eu  trouvera  quelques  raisons  au  chapitre  VII:  Le  Problème 
de  la  Grande  Guerre.  (Note  du  36  novetnbre  1917.) 


40  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

n'est  pas  impossible  de  transformer  cette  orga- 
nisation et  de  la  rendre  digne  de  l'héroïsme 
français. Ce  sera  une  véritable  révolution.  C'est 
une  condition  essentielle  de  la  victoire.  Abor- 
dons cette  étude  sans  préjugés,  —  surfout  sans 
préjugés  politiques, sans  pos'^r  tout  d'abord  que 
le  Gouvernement^  l'Armée  et  le  Parlement  sont 
des  institutions  parfaites,  pour  lesquelles  il  faut 
avoir  un  respect  aveugle. 

La  conduite  de  la  guerre,  dans  le  temps  où 
nous  sommes,  e.xige  un  gouvernement  qui  em- 
prunte à  toutes  les  formes  de  gouvernement  con- 
nues. Menons  la  méthodiquement,  scientifi que- 
ment,en  étudiant  objectivement  tous  les  moyens 
dn  succès,  et  nous  serons  alors  en  mesure  de 
faire  triompher  notre  volonté  de  vaincre,  qui, 
elle,  n'est  pas  scientifique ,  mais  dont  le  triomphe 
est  nécessaire  pour  rendre  à  la  France  sa  gran- 
deur, sa  richesse,  et  sa  place  dans  la  civilisation^ 
et  pour  assurer  dans  le  monde  cet  équilibre 
entre  les  nations,  condition  nécessaire  de  tous 
perfectlonnemsnts,  garantie  suprême  de  la  li- 
berté des  peuples,  et  sans  lequel  la  Justice  n'est 
plus  que  la  volonté  du  plus  fort. 

Mai  1917. 


PREMIÈRE     PARTIE 

PROBLÈMES    INTELLECTUELS 
ET  MORAUX 


CHAPITRE    PREMIER 

LE  SIÈCLE  ou  NOUS  SOMMES 

Réformons  nos  idées  et  nos  mœurs.  C'est  notre 
première  nécessité.  Les  unes  et  les  autres  nous 
conduisent  à  la  passivité  dans  la  guerre.  C'est  une 
prodigieuse  folie  que  de  croire,  avec  Marx  et  ses 
commentateurs,  que  les  idées  ne  sont  que  des 
reJBiets.  Répétons-le  :  ce  sont  des  moteurs.  Vraies 
ou  fausses,  elles  mènent  le  monde.  Loin  d'être  le 
reflet  des  civilisations,  elles  en  sont  les  initiatrices. 
Ce  sont  elles  qui  conduisent  les  peuples  à  la  déca- 
dence ou  à  la  grandeur.  Les  idées  de  Fichte  ont 
créé  la  nation  allemande  et  sa  monstrueuse  gran- 
deur. Quelques  idées,  qui  régnent  encore   chez 


42  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

nous,  nous  ont  mis  et  nous  maintiennent  en  péril. 

Cette  idée,  si  répandue  avant  la  guerre,  si  ré- 
pandue, après  trois  ans  de  guerre,  que  la  Guerre 
est  un  phénomène  des  temps  barbares  qui  doit 
disparaître  du  monde,  la  croit-on  bonne  à  nous 
armer  ou  à  nous  désarmer  ?  Comment  combattre, 
comment  mener  à  fond  une  action  militaire  lorsque 
l'on  doute  de  sa  légitimité  ? 

Cette  autre  idée,  si  importante  dans  la  conduite 
de  la  vie,  que  Tobjet  de  notre  activité  est  la  re- 
cherche du  plaisir,  croit-on  qu'elle  puisse  aider 
les  combattants  à  supporter  les  misères  de  la 
guerre  ? 

Voilà  deux  idées  qui  ont  joué  un  rôle  énorme 
dans  la  guerre,  mais  non  pour  nous  servir.  Et  que 
Ton  y  prenne  garde  :  la  longue  fatigue  aidant, 
elles  deviennent  de  terribles  ferments  de  décom- 
position. 

Le  siècle  oà  nous  sommes...  Le  siècle  où  nous 
sommes...  Aux  premiers  jours  d'août  1914, lorsque 
la  nation  vit  bien  qu'elle  entrait  en  guerre,  voici 
une  petite  phrase  qui  fut  prononcée  des  millions 
de  fois,  et  répétée  ensuite  par  des  millions  de 
bouches  pendant  les  premiers  mois  de  la  guerre. 


LB    SIÈCLE    OÙ    NOUS    SOMMES  43 

On  vit  alors  quels  ravages  avait  faits  dans  les 
esprits  une  idée  absurde,  lancée  dans  le  monde 
un  siècle  et  demi  plus  tôt.  Et  l'on  vit  en  même 
temps  combien  était  profonde  notre  imprépara- 
tion intellectuelle  à  la  guerre.  Ce  peuple  français 
dont  l'élan  vers  la  frontière  fut  à  ce  moment  si 
vif,  si  généreux,  ce  peuple  si  naturellement  apte 
à  la  guerre,  ce  peuple,  non  seulement  ne  croyait 
pas  la  guerre  possible  entre  la  France  et  l'Alle- 
magne, mais  il  ne  croyait  pas  à  la  possibilité  de 
la  guerre  entre  nations  civilisées.  La  civilisation 
lui  paraissait  exclure  la  guerre.  La  guerre, ^ex\- 
sait-il,  c'est  le  fait  des  nations  barbares  ;  nous 
autres  civilisés,  nous  avons  la  lutte,  la  lutte  éco- 
nomique... Mais  voici  la  guerre,  la  vraie  guerre, 
qui  met  aux  prises  les  nations  qui  sont  à  la  tête 
de  la  civilisation.  Alors,  c'est  ce  long  cri  d'éton- 
nemeut  qui  parcourt  la  France  :  Est-il  possible 
que,  au  siècle  où  nous  sommes,  la  guerre  nous 
arrache  à  ce  bien-être  qui  est  le  but  de  la  civili- 
sation ? 

Ce  qui  ne  veut  rien  dire  d'autre  que  :  Se  peut- 
il  que,  dans  notre  siècle  de  haute  civilisation,  la 
guerre  soit  possible  ? 

L'excellente  qualité  du  sang  français,  un  long 


44  LE    CHEVAL    DE   TROIE 

passé  de  patriotisme  et  d'équilibre,  firent  que  cet 
étonnement  de  l'esprit  public  français  ne  déter- 
minèrent aucune  hésitation  des  armées  françaises. 
Quelques  mois  plus  tard,  la  fameuse  petite  phrase 
(le  siècle  où  nous  sommes)  disparaissait  des  con- 
versations civiles  et  militaires.  L'idée  demeurait 
dans  les  esprits,  mais  obscurcie  par  les  événe- 
ments, timide,  honteuse  d'elle-même  devant  les 
réalités.  On  a  commis  la  grosse  faute  de  la  rap- 
peler à  la  vie. 

A  la  fin  de  1914,  comme  au  début  de  1915,  la 
nation  armée  était  toute  prête  à  rejeter  beaucoup 
d'erreurs,  non  point  à  s'humilier,  à  se  frapper  la 
poitrine  et  à  s'accuser  de  fautes  qu'après  tout  elle 
n'a  pas  commises,  mais  à  voir  qu'elle  avait  un 
certain  nombre  d'idées  fausses.  Elle  eût  été  recon- 
naissante aux  hommes  publics,  aux  écrivains,  à 
ses  chefs  spirituels,  qui  eussent  fait  très  simple- 
ment et  très  nettement  l'aveu  de  leurs  erreurs  (ou 
des  erreurs  de  leurs  pères). 

Mais  avec  cette  persévérance,  cet  acharnement 
dans  l'erreur  propre  aux  pouvoirs  en  décadence 
(qu'ils  soient  démocratiques  ou  monarchiques),  les 
hommes  publics  et  les  écrivains  inventeurs  ou 
propagateurs  de  cô  pacifisme,  loin  de  reviser  leurs 


LE    SIÈCLE    OÙ    NOUS    SOMMES  45 

doctrines  et  d'en  rejeter  ce  que  les  événements 
démontraient  faux,  osèrent  tirer  de  la  guerre  une 
sorte  de  justification  de  leur  prédication. 

Cette  guerre  est  la  dernière  des  guerres,  pro- 
clamèrent-ils. 11  s'est  trouvé  un  Anglais,  Wells, 
grand  et  habile  conteur,  mais  mauvais  philosophe, 
pour  donner  une  démonstration  de  cette  thèse  sous 
ce  titre  qui  frappe  les  imaginations  :  La  Guerre 
qui  tuera  la  Guerre,  et  voilà  un  thème  devenu 
banal  en  1917.  Je  m«  hâte  de  dire  que  Fon  n'y 
croit  pas  beaucoup,  mais  ce  renouvellement  de 
l'idée  pacifiste,  sous  une  forme  qui  satisfait  gran- 
dement la  pire  paresse  intellectuelle,  nous  ramène 
insensiblement,  en  pleine  guerre,  aux  plus  mau- 
vaises dispositions  de  F  avant-guerre. 

A-t-on  fait  ce  calcul,  bien  grossier,  que  cette 
perspective  de  tuer  la  guerre  par  la  guerre  pou- 
vait aider  la  nation  armée  à  supporter  la  guerre, 
à  entretenir  son  enthousiasme  de  1914,  à  se  forger 
la  longue  patience  qui  lui  est  nécessaire  ?  Si  l'on 
a  fait  ce  bas  calcul,  destiné  à  faire  vivre  d'illu- 
sions des  hommes  qui  n'en  attendaient  pas, 
j'avertis  que  l'on  a  complètement  échoué.  On  n'a 
abouti  qu'à  faire  revivre  une  idée  près  de  mourir, 
et  à  la  faire  revivre  sous  la  forme  la  plus  dange- 


46  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

reuse  qui  soit  pour  notre  force  civile  et  militaire. 

Ces  Français,  qui,  vers  la  fin  de  1914,  n'accor- 
daient plus  de  confiance  à  l'idée  pacifiste  qu'on 
leur  avait  mise  en  tête,  ou  les  replonge  dans  l'at- 
mosphère d'avant-guerre,  et  lorsqu'ils  entendent 
annoncer,  presque  officiellement,  qu'ils  prennent 
part  à  la  guerre  qui  tuera  la  guerre^  croyez-vous 
que  cela  leur  donne  du  goût  pour  mener  à  fond 
cette  guerre  libératrice  ?  Point  du  tout.  Voici  le 
raisonnement  qu'ils  tiennent  : 

Les  gouvernants  nous  disent  que  c'est  la  der- 
nière guerre.  Nous  avions  donc  raison  de  penser 
que  la  guerre  ne  peut  pas  exister  dans  les  nations 
civilisées.  Ce  que  nous  disent  nos  gouvernants, 
c'est  une  excuse.  S'ils  avaient  voulu,  ils  auraient 
pu  empêcher  la  guerre.  La  guerre  où  nous  sommes 
a  été  voulue  par  les  gouvernements... 

...  Et  par  les  capitalistes,  pour  mater  le  peuple, 
ajoutent  quelques  militants  socialistes.  Et  ne  croyez 
pas  que  ce  raisonnement  amène  les  combattants 
à  cultiver  leur  haine  de  Guillaume.  Ils  regardent 
au  plus  près,  ils  regardent  leur  gouvernement,  le 
nôtre,  et  c'est  lui  qu'ils  rendent  responsable  de  la 
guerre.  Ils  poursuivent  leur  raisonnement  en  ce 
qui  touche  la  longue  durée  de  la  guerre.  Et  voilà 


LE    SIÈCLE   OÙ    NOUS    SOMMES  47 

comment  on  peut  détruire  l'esprit  de  la  plus  belle 
troupe  qui  soit  au  monde. 

Je  demande  que  l'on  en  croie  un  homme  qui, 
en  deux  ans  et  demi  de  campagne,  n'a  cessé  d'être, 
comme  soldat,  caporal,  sous-officier  ou  officier 
subalterne,  en  contact  étroit  avec  ses  camarades. 
J'ajoute  qu'il  y  a  remède  à  cette  situation  :  il  ne 
faudrait  pas  croire  que  l'armée  tout  entière  est 
gagnée  à  ces  raisonnements  et  il  faudrait  de  bien 
fâcheux  événements  pour  que  cela  retentisse  sur 
l'action  de  l'armée.  Mais  ces  idées  génératrices  de 
catastrophes  circulent  dans  les  rangs,  véhiculées 
par  les  commentaires  que  chacun  fait  des  grands 
discours  de  personnages  officiels,  et  elles  dimi- 
nuent insensiblement  la  résistance  des  troupes,  je 
le  jure,  beaucoup  plus  que  ne  peuvent  le  faire  les 
fatigues  de  la  guerre. 

Je  signale  ce  prodigieux  malentendu  :  plus  l'on 
répète,  dans  les  discours  officiels  ou  dans  les 
grands  articles  de  la  presse  quotidienne,  que  cette 
guerre  est  la  dernière,  que  l'on  se  bat  «  pour  que 
cela  ne  recommence  pas  »  (et  l'on  parle  ainsi 
avec  le  désir  de  faire  prendre  patience  à  la  nation 
armée  ou  non),  plus  le  combattant  est  confirmé, 
ai'tificiellement,  dans  cette  idée,  à  laquelle  il  ne 


48  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

tenait  pas  beaucoup,  que  la  guerre  aurait  pu  être 
évitée,  ou,  tout  au  moins,  arrêtée  depuis  long- 
temps. 

J'adjure  les  hommes  publics  et  les  publicistes 
de  dire  la  vérité,  ou  de  se  taire.  Je  ne  demande 
point  que  l'on  présente  aux  combattants  des  théo- 
ries de  la  guerre.  Je  demande  simplement  que 
l'on  parle  le  langage  de  la  raison.  Que  l'on  cesse 
de  prophétiser  la  fin  des  guerres.  On  peut  con- 
duire des  électeurs  aux  urnes  avec  une  telle  pro- 
phétie. Mais  on  ne  mène  pas  des  soldats  devant 
les  mitrailleuses  ennemies  avec  de  pareilles  ca- 
lembredaines. Messieurs  de  la  politique  et  de  la 
presse,  je  vous  prie  de  penser  sérieusement  à  cette 
prodigieuse  absurdité.  Si  vous  voulez  que  les  Com- 
battants combattent,  dites-leur  donc  le  vrai.  Qui 
de  vous,  au  surplus,  croit  vraiment  à  la  fin  des 
guerres  ?  Et  s'il  en  est  qui  portent  cette  croyance 
dans  leur  cœur,  au  nom  de  quoi  ont-ils  le  front 
de  la  proclamer  ? 

La  plus  simple  loyauté  exige  que  nous  ne  di- 
sions rien  d'autre  que  ce  que  nous  savons  de 
science  certaine,  et  là-dessus,  ce  que  nous  con- 
naissons de  science  sûre,  c'est  que  la  guerre  a 
atteint  toute  société,  en   tous  temps  et  en  tous 


LE    SIÈCLE    OÙ    NOUS    SOMMES  49 

lieux,  et  ce  qui  a  pu  arriver  de  mieux  aux  Etats, 
ce  fut  d'cvitor  telle  ou  telle  guerre,  tant  par  la 
préparation  militaire  que  par  l'habileté  politique. 
Au  delà,  silence,  ou  vous  rêvez.  Je  vous  demande 
la  loyauté  intellectuelle.  Tenez- vous  à  cette  vé- 
rité, qui  n'engage  pas  l'avenir,  et  qui  restitue  au 
soldat  français  son  assurance.  Je  vous  assure  que 
les  combattants  vous  entendront,  surtout  si  vous 
ajoutez  que  vous  avez,  que  nous  avons,  la  volonté 
de  détruire  la  puissance  militaire  allemande,  non 
pas  pour  que  la  guerre  soit  éliminée  du  monde, 
mais  : 

pour  que  cela  ne  recommence  pas,  entre  V Al- 
lemagne et  nous  ; 

pour  faire  l'économie  d'une  guerre  nouvelle, 
au  moins  dans  le  demi-siècle  où  nous  sommes  ; 

pour  que  nos  femmes,  nos  terres,  nos  biens,  ne 
soient  pas  pris  par  les  Allemands  ; 

pour  que  nous  ne  devenions  pas  les  serviteurs, 
les  esclaves  de  l'Empereur  allemand,  des  savants 
allemands,  des  curés  allemands,  des  chefs  de  la 
social-démocratie  allemande,  des  industriels  alle- 
mands. 

Alors  tout  le  monde  comprend.  Ça  devient  sé- 
rieux. -  Le  fusil   ne  tremble  plus  aux  mains  du 

Cheval  de  Troie.  4 


50  LE    CHEVAL    DE    TROIK 

Combattant.  Savoir  si  c'est  la  dernière  ou  l'avant- 
dornière  dos  guerres,  est  une  question  qui  sera  ré- 
solue par  nos  enfants  ou  nos  petits-enfants.  Alors 
vous  traduisez  la  pensée  des  soldats,  qui  est  un 
merveilleux  moteur  et  la  grande  raison  de  cette 
étonnante  résistance  de  l'armée  française  :  Pour 
en  finir  avec  les  Boches  (et  il  y  a  longtemps  que 
l'armée  sait  qu'on  n'en  finira  pas  aisément  ni 
brièvement),  cette  simple  formule  en  dit  plus 
que  toute  votre  philosophie  du  droit  ou  du  pro- 
grès. 


Mai  1917. 


CHAPITRE    II 


LE    BONHEUR    DE   VIVRE 


Il  régnait  en  France,  avant  la  guerre,  une  dé- 
testable morale,  issue  des  illusions  sur  le  pro- 
grès. Bon  nombre  de  Français,  et  d'authentiques 
et  excellents  Français,  continuaient  d'aimer  la 
F'rance,  mais  en  la  concevant  comme  un  lieu  du 
monde  où  la  civilisation  donnait  à  l'homme  de 
nombreuses  jouissances.  D'un  mot,  on  regardait 
la  vie  comme  la  recherche  du  plaisir.  Il  y  a  là-des- 
sus toute  une  littérature  philosophique  et  d'ima- 
gination qui  tenait  le  haut  du  pavé,  sur  le  boule- 
vard et  ailleurs,  et  l'on  retrouve  l'esprit  de  cette 
morale  absurde  jusque  dans  la  devise  de  la  Con- 
fédération générale  du  travail  :  «  Bien-être  et  li- 
berté. »  On  sait  assez  à  quoi  cette  morale  menait 
la  famille  française,  aussi  bien  dans  le  monde  ou- 
vrier que  dans  la  bourgeoisie. 

Je  ne   veux  pas  m'occuper  de  cette  folie   en 


52  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

moraliste;  mais  j'en  parlerai  en  soldat.  Ai-jebesoin 
d'assurer  que  cette  morale  n'était  nullement  faite 
pour  préparer  des  soldats  (ni  même  des  travail- 
leurs). Si  vous  avez  la  moindre  hésitation  là-des- 
sus, je  vous  prie  d'imaginer  de  quel  cœur  un 
soldat  pourra  entrer  en  campagne,  gagner  la 
tranchée  pleine  de  boue,  y  respirer  l'odeur  des 
cadavres  et  celle  des  feuillées,  veiller  sous  la 
pluie,  le  gel  et  la  neige,  s'il  a  la  tête  bourrée  de 
cette  idée  que  la  vie  est  le  premier  des  biens  et 
le  bien-être  et  le  plaisir  les  premiers  biens  de  la 
vie. 

Il  est  certain  que  cette  morale  inhumaine  était 
très  superficielle  chez  les  Français.  Elle  avait 
pénétré  un  peu  partout,  mais  les  Français  étaient 
restés  ce  que  leur  histoire  les  a  faits  :  un  peuple 
de  travailleurs  et  de  soldats,  qui  prend  son  plai- 
sir où  il  le  trouve,  connaissant  les  joies  de  la  vie, 
mais  mettant  Thonneur  au-dessus  de  la  vie,  et 
considérant  que  le  premier  bien  pour  l'homme  est 
d'avoir  deux  bras  pour  vivre  en  travaillant  ou 
mourir  en  combattant. 

On  le  vit  bien  en  août  1914  lorsque  la  nation 
armée,  entrant  en  campagne,  passa  d'une  vie  cer- 
tainement un  peu  amollie  à  la  rude  vie  du  com- 


LE    BONHEUR    DE    VIVRE  53 

bat,  puis  à  La  vie  morne  et  pénible  de  la  tranchée. 
Dire  que  le  soldat  français  accepta  cette  vie  nou- 
velle sans  aucune  révolte  est  peu  dire,  car  le  vrai 
est  qu'il  l'accepta  avec  une  entière  simplicité, 
comme  une  chose  pariailemcnt  normale.  Je  ne 
pai'le  pas  de  cette  espèce  d'allégresse  du  début 
de  la  guerre,  sentiment  peu  durable  causé  par  le 
plaisir  d'entrer  dans  une  vie  riche  d'imprévu.  Je 
parle  de  ce  sentiment  profond,  durable,  qui  pré- 
sida à  l'organisation  de  la  vie  commune  en  cam- 
pagne ou  dans  la  tranchée.  Nul  de  nous  n'a  vrai- 
ment souffert  d'être  privé  de  ce  que  Ton  appelait 
jusque-là  les  biens  de  la  vie.  (Je  ne  parle  pas  des 
quelques  douzaines  de  délicats  qui  n'ont  jamais 
pu  se  faire  à  l'absence  de  lits  de  plumes  dans  les 
tranchées.) 

'  Avons-nous  nommé  misère  notre  misère  ?  Pas 
même,  sauf  dans  les  temps  très  durs  du  combat 
où  l'on  est  privé  de  tout,  de  nourriture  comme  de 
sommeil,  et  où  l'âme  exige  du  corps  harassé  les 
plus  grands  efforts  ;  sauf  dans  les  interminables 
journées  de  pluies  d'hiver,  où  la  tranchée 
s'écroule,  où  la  sape,  noyée,  s'effondre,  et  où  la 
force  de  l'homme  est  dépassée  par  celle  des  élé- 
ments conjurés  (et  là  nous  souffrons  plus  encore 


54  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

de  notre  impuissance  que  de  notre  misère).  Nous 
n'avons  vraiment  souffert  les  uns  et  les  autres 
que  d'être  éloignés  des  nôtres,  et  de  l'angoisse  à 
la  pensée  de  ne  pas  nous  retrouver  parmi  eux. 

Mais  notre  bien-être?  notre  liberté  ?  les  jouis- 
sances de  la  vie  ?  Avec  quelle  aisance  tout  cela  a 
été  sacrifié  !  J'ose  dire  :  avec  trop  d'aisance,  avec 
trop  d'empressement  dans  l'acceptation,  car  nous 
avons  accepté,  comme  des  nécessités  de  la  guerre, 
beaucoup  d'incommodités  qu'un  peu  de  pré- 
voyance à  l'arrière  nous  eût  évitées. 

Et  il  en  a  été  ainsi  très  longtemps.  Jusqu'au 
jour  où  les  combattants,  reprenant  contact  avec 
1  arrière  par  les  permissions,  ont  constaté  que  la 
morale  d'avant-guerre  retrouvait  ses  droits  de  cité 
derrière  le  front.  Ce  n'est  pas  que  cette  morale, 
ou  plutôt  cet  immoralisme,  s'exprimât  dans  la 
littérature  (il  est  juste  de  reconnaître  que  la  lit- 
térature a  été  assainie  pendant  la  guerre)  ;  mais, 
fait  plus  grave,  elle  s'exprimait  dans  la  vie,  dans 
la  vie  quotidienne,  de  façon  beaucoup  trop  visi- 
ble. Et  le  combattant  voyait  bien  que  ce  relâche- 
ment dans  les  mœurs  ne  venait  pas  de  l'ébranle- 
ment causé  par  la  guerre  (qu'il  connaît  bien), 
mais  d'une  doctrine  qu'on  lui  exprime,  et  qui 


LE    BONHEUR   DE    VIVRE  55 

vient  de  l'avant-guerre.  Les  combattants  ne  s'éton- 
neront pas  de  voir  l'arrière  prendre  le  plaisir  qui 
s'offre  ;  mais  ils  se  scandalisent  que  l'on  recherche 
le  plaisir.  Ils  pensent,  et  ils  n'ont  pas  tort,  que 
la  recherche  du  plaisir  n'est  pas  une  occupation 
du  temps  de  guerre.  Ce  n'est  pas  en  ce  temps 
qu'il  est  permis  de  penser  au  bonheur  de  vivre. 
Ils  se  scandalisent  d'abord.  Mais  lorsqu'ils 
voient  ce  relâchement  durer  et  s'accroître,  sans 
qu'aucune  mesure  officielle  soit  prise  pour  le 
limiter,  pour  le  réduire,  à  leur  tour  ils  le  subis- 
sent, après  l'avoir  raillé.  Et  voici  leur  pensée  qui' 
grossit  la  réalité  : 


(  Censuré .) 


Je  signale  ce  grave  malentendu,  cette  grave 
rupture  d'équilibre,  qui  introduit  dans  l'armée 
une  question  insoluble.  Voilà  une  question  qui 
ne  se  poserait  pas  avec  une  armée  de  métier,  où 
des  soldais  qui  ont  choisi  leur  métier  en  rem- 
plissent les  obligations,  sans  s'occuper  de  ce  que 
pensent  ou  fout  les  civils..  Mais  avec  une  armée 


5G  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

nationale,  le  problème  est  d'importance.  Nous 
autres  combattants,  qui  faisons  un  autre  métier 
que  le  nôtre,  nous  nous  sacrifions  volontiers  pour 
la  France,  pour  l'honneur  français,  pour  l'indé- 
pendance et  la  prospérité  de  la  France,  pour 
n'être  pas  esclaves  des  Allemands  ;  mais  nous  ne 
nous  sacrifions  nullement  pour  que,  derrière 
nous,  ceux  que  l'âge,  l'infirmité,  la  faveur,  la 
nécessité  du  travail  de  guerre  retiennent  dans 
le  pays,  jouissent  du  bonheur  de  vivre. 

Nous  ne  demandons  pas  aux  civils  de  pleurer 
ni  de  gémir;  nous  attendons  d'eux  qu'ils  soient 
dignes  et  un  peu  graves,  qu'ils  ne  nous  donnent 
ni  le  spectacle  du  luxe,  ni  celui  de  la  vie  facile 
et  souriante  de  l'avant-guerre.  Nous  n'ignorons 
pas  qu'il  n'est  pas  aisé  de  réaliser  notre  désir. 
Peut-être  est-il  plus  difficile  de  vivre  sobrement 
au  milieu  des  tentations  de  toutes  sortes  que  de 
vivre  rudement  au  milieu  des  misères  de  la 
guerre.  JMais  l'équilibre  est  nécessaire  quand  une 
moitié  de  la  nation  défend  l'autre. 

Nous  ne  faisons  d'exception  que  pour  nous- 
mêmes.  Entre  deux  relèves,  entre  deux  combats, 
nous  avons  droit  au  chant,  à  la  gaieté.  Mais  ce  ne 
sont  pas  pour  nous  les  joies  de  la  vie  ;  ce  sont  les 


LE    nONHEUR    DE    VIVRE  57 

délassements  du  guerrier,  et  lorsque  nous  buvons, 
la  mort  est  toujours  au  fond  de  notre  verre.  Nos 
chants, notre  gaieté,  nos  repas  animés, ce  sont  des 
moyens  de  conduire  la  guerre.  Nous  demandons 
que  Tarrière  ne  donne  pas  le  spectacle  d'une  vie 
organisée  comme  celle  de  la  paix,  et  de  la  pire. 

Car,  enfin,  on  n'attend  pas  de  nous  que  nous 
nous  battions  au  nom  du  bonheur  de  vivre.  Par 
quelle  étrange  et  inhumaine  contradiction  par- 
viendrions-nous à  nous  exposer  à  la  mort  pour  la 
joie  de  vivre  ? 

Rien  n'est  plus  troublant  pour  les  combattants 
que  cette  contradiction  que  l'arrière  leur  apporte. 
Mais  l'arrière,  trop  soumis  à  sa  morale  d'avant- 
guerre,  a  été  jusqu'à  concevoir  que  c'est  un  plai- 
sir de  se  battre.  Ainsi  se  trouvaient  conciliés  les 
contraires.  A  l'arrière,  on  pouvait  avoir  le  plai- 
sir de  vivre,  puisque,  au  front,  on  avait  le  plai- 
sir de  se  battre,  et  parfois  celui  de  mourir.  On 
fera  bien  de  chasser  une  philosophie,  une  mo- 
rale qui  aboutit  à  des  plaisanteries  aussi  sinistres. 
Nous  connaissons  le  devoir,  la  gloire,  l'ivresse, 
Fhonneur  de  combattre;  mais  nous  ignorons  tota- 
lement le  plaisir  du  combat.  On  fera  bien  de  rap- 
peler, à  l'arrière,  que  la  vie  pacifique  comporte 


58  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

elle  aussi  de  bien  plus  grandes  parties  de  devoir, 
de  gloire  et  d'honneur  que  de  plaisir. 

Mais  que  Ton  ne  se  méprenne  pas  sur  notre 
pensée.  Nous  incriminons  moins  les  individus  que 
les  institutions,  et  nous  n'ignorons  pas  que  ce 
scandale  est  en  somme  assez  superficiel  (mais  il 
est  le  plus  visible  des  spectacles  de  la  vie  à  l'ar- 
rière et  c'est  celui  que  nous  voyons  le  plus  lorsque 
nous  quittons  le  front).  En  somme,  ce  que  nous 
demandons  est  affaire  de  -gouvernement  autant 
que  de  mœurs  générales.  Cette  question  de  morale 
est  en  partie  une  question  de  police. 

Le  gouvernement  est-il  sans  pouvoirs?  Sur  les 
âmes,  oui.  Sur  les  mœurs  et  sur  le  spectacle  des 
mœurs,  non.  11  est  maître  de  la  rue  et  des  lieux 
publics.  A  lui  de  résoudre  la  question  que  nous 
posons.  Nous  ne  lui  demandons  pas  de  se  faire 
prcdicant,  mais  d'agir,  matériellement  et  mora- 
lement, de  telle  manière  qu'il  n'y  ait  pas  deux  lois 
pour  la  France  en  guerre,  Tune  de  plaisir  pour 
les  gens  de  l'arrière,  l'autre  de  contrainte  pour 
ceux  de  l'avant. 


CHAPITRE    III 

UNE  IDÉE  MORTELLE  :  LE  DEVOIR 


L'idée  du  Devoir,  du  devoir  désintéressé,  du 
devoir  pour  le  devoir,  l'idée  kantienne  en  un  mot, 
cette  idée  qui,  jointe  à  celle  de  la  conscience,  a 
servi  à  la  construction  de  la  deutsche  Kultur  et 
de  la  patrie  allemande,  cette  idée,  prise  chez  nous 
dans  sa  stricte  valeur  logique,  nous  conduirait  à 
la  mort  si  nous  ne  la  rejetions  pas  totalement.  Je 
vous  demande  de  la  regarder  agir  dans  la  guerre 
et  de  bien  voir  où  elle  nous  mène. 

Et  premièrement,  voyez-la  entrer  dans  la  vie 
militaire  de  la  nation.  Elle  nous  a  conduits  à  nous 
donner  comme  principe  d'organisation  militaire 
la  plus  grande  et  la  plus  terrible  absurdité  des 
temps  modernes  :  l'obligation  militaire  égale  pour 
tous  les  citoyens  de  la  nation.  Au  nom  d'une  abs- 
traction, nous  sommes  tous,  théoriquement,  sou- 
mis à  l'impôt  du  sang.  Il  ne  faut  pas  craindre  de 


60  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

le  dire  en  pleine  guerre  :  cette  doctrine  est  abso- 
lument barbare;  elle  conduit  l'humanité  dans  une 
impasse,  et,  bien  que  nous  soyons  contraints  d'en 
accepter  les  effets  pendant  la  durée  de  la  guerre, 
il  nous  faut  la  dénoncer  dès  maintenant,  si  nous 
voulons  donner  à  la  Grande  Guerre  une  conclusion 
qui  écarte  un  des  plus  grands  périls  de  la  civisa- 
tion;il  nous  faut  rechercher,  en  outre,  les  moyens 
d'en  atténuer  les  effets  pendant  la  guerre,  si  nous 
voulons  être  en  état  de  mener  la  guerre  jusque 
sa  conclusion  totale. 

Cette  doctrine  du  devoir  militaire  égal  pour 
tous  les  citoyens  d'une  nation,  ou  sait  que.  phi- 
losophiquement, politiquement,  dans  les  temps 
modernes,  elle  est  d'origine  allemande  et  qu'elle 
n'est  apparue  chez  nous  qu'à  la  faveur  d'une  situa- 
tion révolutionnaire  profondément  commandée 
par  des  idées  nées  en  Germanie.  Sa  fortune  ne 
pouvant  lui  venir  que  de  sa  conciliation  avec  des 
intérêts  privés  et  une  certaine  préparation  intel- 
lectuelle, on  ne  s'étonnera  pas  de  la  voir  naître  et 
grandir  dans  cette  Prusse  dont  l'industrie  natio- 
nale a  été  et  reste  la  guerre,  dans  cette  Prusse  et 
dans  cette  Allemagne  prussianisée  toute  pénétrée 
de  Kaut,  de  Fichte  et  de  Hegel,  où  l'individua- 


UNE  IDÉE  MORTELLE  .*  LE  DEVOIR        61 

lisme  universel  posé  par  Kant,  est  devenu,  avec 
Fichte,  l'individualisme  germanique  organisant 
l'univers,  ayant  comme  moyen  de  réalisation, 
selon  Hegel,  l'Etat  prussien.  Mais  qui  ne  voit  ici 
que  l'apparent  désintéressement  de  l'homme  ac- 
complissant le  Devoir,  sert  non  seulement  des 
intérêts  privés,  mais  les  plus  vifs  appétits  indivi- 
duels. En  accomplissant  son  devoir  à  l'égard  de 
l'Etat,  le  soldat  prussien  n'est  pas  mu  seulement 
par  la  pensée  du  devoir,  mais  par  l'espérance  de 
devenir,  au  nom  de  cet  Etat  qui  doit  réaliser  l'Idée 
du  monde,  un  des  représentants  du  moi  germa- 
nique, c'est-à-dire  un  des  chefs  spirituels  et  tem- 
porels de  l'univers. 

Ainsi  l'Etat  allemand,  fils  de  l'Idée  allemande, 
est-il  le  seul  Etat  où  l'application  de  la  loi  du 
devoir  puisse  s'effectuer  sans  troubler  profondé- 
ment la  vie  nationale,  et  uniquement  parce  que, 
subordonnant  le  monde  à  la  conscience  germa- 
nique, la  loi  du  devoir  se  concilie,  pour  ses  natio- 
naux, avec  l'intérêt  et  les  appétits  de  l'individu, 
ceci  au  moins  pour  la  durée  de  la  guerre  où  nous 
sommes  '. 

1.  On  entreverra  ici  le  mécanisme  psychologique  d'un  ren- 
versement total  de  l'État  allemand,  de  l'État  prussien  à  l'issue 


62  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Pour  toute  autre  nation  civilisée,  la  loi  du  De- 
voir militaire,  appliquée  en  quelque  sorte  selon 
sa  stricte  signification  philosophique,  est  une  idée 
fausse,  antiphysique  et  barbare,  et  au  surplus 
mortelle.  Ses  effets  en  Europe  eussent  «  fait  fré- 
mir d'horreur  »,  selon  le  mot  de  M.  Jacques 
Bainville,  «  les  Français  d'autrefois  ».  C'est  parce 
que  nous  participions  à  une  haute  civilisation. 
Nous  savions,  sans  même  en  faire  la  théorie,  que 
le  propre  d'une  société  barbare  est  de  ne  pas  dis- 
tinguer le  travailleur  du  soldat,  et  que  le  propre 
d'une  société  civilisée  est  de  spécialiser  les  hom- 
mes selon  les  aptitudes  de  chacun,  en  laissant  à 
chacun  la  plus  grande  liberté  pour  le  choix  de 
son  emploi  dans  les  tâches  de  la  civilisation.  Spé- 
cialisation, et  comme  on  le  dit  aujourd'hui,  divi- 
sion du  travail  :  tel  est  laboureur,  tel  autre  pas- 

dc  la  Grande  guerre,  si  rEntente  poursuit  la  guerre  jusqu'à 
l'écrasement  des  armées  allemandes  et  à  la  dislocation  de  l'Em- 
pire allemand.  L'empire  du  monde  échappant  aux  Allemands, 
la  loi  du  Devoir  devient  pour  les  Allemands  un  leurre  complet. 
Les  immenses  récompenses  qu'elle  annonçait,  pour  les  seuls 
Allemands,  manquant  totalement,  elle  redeviendra  représen- 
tative des  seuls  sacrifices,  et  comme  telle  inacceptable.  Le 
dépit  allemand  se  retournera  avec  violence  contre  l'Empire 
allemand  et  l'État  prussien.  C'est  pourquoi,  tandis  que  pour 
toute  autre  nation,  défaite  ne  signifie  que  diminution,  pour 
l'Allemagne,  la  défaite  est  la  mort. 


UNE    IDÉE    MORTELLE  ;    LE    DEVOIR  63 

teur,  tel  savant  et  tel  enfin  est  soldat.  Mais  aucune 
confusion  ;  et  si  l'on  conçoit  que  tous  ont  des  obli- 
gations envers  la  patrie,  nul  ne  pense  que  ce  puis- 
sent être  les  mêmes.  Chacun  fait  son  métier  ;  on 
n'appelle  à  la  guerre  que  le  soldat  qualifié,  et 
c'est  seulement  dans  les  cas  d'extrême  péril  public, 
et  pour  de  courtes  campagnes,  que  l'on  fait  des 
appels  plus  étendus.  Ce  fut  la  loi  de  l'Europe 
chrétienne,  jusqu'au  «  coup  de  folie  »  de  la  Révo- 
lution. Le  développement  simultané  des  idées 
révolutionnaires  sur  le  droit  des  peuples,  des  idées 
allemandes  sur  l'Etat  prussien,  puis  sur  l'Empire 
allemand  nous  ont  fait  sortir  peu  à  peu  de  cette 
haute  sagesse  et  ont  amené  le  monde  entier  au 
régime  du  service  militaire  obligatoire  et  univer- 
sel, partout  imposé  au  nom  du  devoir. 

Voici  le  monde  entier,  ce  monde  organisé, 
presque  à  tous  points  de  vue,  pour  une  haute  civi- 
lisation, revenu  pour  son  organisation  militaire 
au  régime  des  sociétés  barbares  ou  des  sociétés 
primitives,  où  la  nation  n'est  qu'un  groupe  de 
guerriers,  temporairement  laboureurs,  pasteurs 
ou  chasseurs,  ou  un  groupe  de  laboureurs,  de 
pasteurs  ou  de  chasseurs,  temporairement  guer- 
riers. Pour  ces  sociétés  barbares  (qui  n'ont  point 


64  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

besoin  de  la  loi  du  Devoir,  car  la  nécessité  immé- 
diate leur  suffit),  le  devoir  se  concilie  immé- 
diatement avec  l'intérêt  des  personnes  ou  des 
familles,  toutes  à  peu  près  également  intéressées 
à  la  guerre  ou  menacées  par  elle.  Toute  autre 
doit  être  la  loi  de  nos  sociétés  différenciées,  où 
règne  l'inégalité,  cest-à-dire  la  spécialisation. 

Pour  une  société  civilisée,  la  loi  du  Devoir  indi- 
viduel n'a  qu'une  valeur  purement  abstraite  : 
encore  faut-il  la  concevoir  dans  la  durée,  où  elle 
concilie  l'intérêt  général  avec  les  intérêts  de 
l'individu  conçus  dans  la  lignée.  Pratiquement, 
elle  aboutit  à  l'opposition  de  l'individu  et  de  la 
nation. 


Censuré .) 


UNE    IDÉE    MORTELLE  ;   LE    DEVOIR  05 


(  Censuré.) 


Cheval  de  Troie. 


G6  LE   CHEVAL    DE  TROIE 


(  Couuré.) 


UNE  IDÉE  MORTELLE  :  LE  DEVOIR        67 


{  Censuré.) 


Je  montre  ici 
cette  contradiction,  cette  opposition  qui  grandit, 
plus  la  guerre  dure,  entre  l'exercice  du  devoir 
militaire  et  le  sens  des  intérêts  individuels.  Je 
demande  que  l'on  mette  tout  en  œuvre  pour  ré- 
soudre ce  grave  problème.  Si  j'en  fournis  les 
données  sans  fard,  c'est  parce  qu'il  s'agit  d'une 
question  vitale  et  qu'il  est  nécessaire  que  nous 
ne  nous  méprenions  pas  sur  le  caractère  du  pro- 
blème. Sinon,  nous  serions  impuissants  à  le  ré- 
soudre. 

C'est  encore  une  affaire  de  gouvernement.  Je 
supplie  ceux  qui  ont  la  responsabilité  de  la  con- 
duite de  la  guerre  de  voir  la  situation  sans  aucun 


68  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

préjugé.  Que  Ton  n'entreprenne  pas  de  la  domi- 
ner avec  des  discours,  des  conférences,  des  pré- 
dications ou  des  distributions  de  papier  imprimé. 
De  tels  moyens  échoueraient  complètement.  Les 
Français  sont  extrêmement  sensibles  à  l'honneur 
et  accessibles  à  la  raison.  Mais  les  satisfactions 
de  l'honneur  et  celles  de  l'intelligence  deviennent 
impuissantes.  Il  faut  trouver  les  compensations 
matérielles  aux  risques  courus,  aux  pertes  subies. 
Les  combattants  français  sont  parfaitement  con- 
vaincus de  la  nécessité  de  poursuivre  la  guerre 
jusqu'à  l'écrasement  de  l'Allemagne.  Mais  leur 
vœu  est  qu'on  les  fasse  sortir  du  conflit  qui  les 
déchire. 

Il  ne  leur  appartient  pas  d'en  sortir  eux-mêmes. 
Des  soldats  vivant  sur  l'ennemi,  courant  l'Europe, 
comme  ceux  de  la  Révolution  et  de  l'Empire, 
peuvent  réduire  cette  opposition  par  l'utilisation 
des  mille  ressources  que  fournit  Toccupation 
d'un  pays  étranger.  Rien  de  semblable  pour  les 
soldats  de  l'Entente,  dans  cette  longue  guerre 
où  nous  vivons  sur  notre  sol,  dans  nos  villages 
ruinés,  près  de  nos  compatriotes  réduits  à  la  pau- 
vreté sinon  à  la  misère. 

(Censuré.  J 


UNE  IDÉE    MORTELLE  :   LE    DEVOltl  69 


(  Ceîisuré.  ) 


Je  n'oublie  pas  que  ce  péril  menace  toutes  les 
armées  nationales.  Mais  il  les  menace  inégale- 
ment. Ne  nous  dissimulons  pas  qu'il  menace  les 
armées  françaises  plus  que  les  armées  allemandes. 
Le  soldat  allemand,  vivant  sur  notre  territoire, 
s'est  payé,  matériellement,  par  l'exploitation  des 
pays  envahis  occupés  par  lui  ;  moralement,  par 
les  jouissances  de  la  domination  ;  pour  l'avenir, 
il  lui  reste  l'espoir,  auquel  ni  son  gouvernement 
ni  lui-même  ne  renoncent,  de  devenir  l'organisa- 


70  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

teur  du  monde.  Le  soldat  français,  dans  la  pré- 
sente guerre,  n'a  point  ce  passé  et  nul  ne  lui  pro- 
met un  avenir  aussi  riche.  Mais  nous  avons  les 
moyens  de  renverser  cette  inégalité.  Nous  pou- 
vons faire  que  le  poids  de  la  guerre  soit  moins 
lourd  pour  le  soldat  français  ;  l'entrée  des  Etats- 
Unis  dans  la  Guerre  nous  fournit  en  effet  un 
moyen  d'assurer  des  relèves  importantes  qui  dimi- 
nueront très  sensiblement  la  charge  totale  de  la 
guerre  pour  les  Français,  au  moins  en  attendant 
le  jour  où  une  offensive  générale  de  l'Entente  de- 
viendra absolument  irrésistible. 

Dans  cette  situation  générale,  la  distribution 
des  biens  matériels  se  fait  dans  l'ordre  anormal: 
ce  sont  ceux  qui  courent  les  plus  grands  risques 
qui  ont  le  moins  d'avantages.  C'est  proprement 
absurde,  et  c'est  ce  qu'il  faut  transformer. 

En  a-t-on  les  moyens  ?  Financièrement,  pen- 
dant la  guerre,  je  n'en  juge  pas  ;  c'est  une  affaire 
d'Etat.  Mais  je  sais  qu'il  y  a  toute  une  série  de 
mesures,  dont  quelques-unes  seront  examinées 
plus  loin,  qui  pourront  permettre  de  réaliser 
quelques  compensations.  Un  moyen  de  premier 
ordre  sera  de  constituer   cette  Part  du  Combat- 


UNE  IDÉE  MORTELLE  :    LE    DEVOIR  71 

tant  dont  Charles  Maurras  a  lancé  lidée  ',  qui 
donnera  au  combattant  ou  à  ses  descendants 
d'abord  des  primes  versées  par  les  Français,  puis 
un  capital  réalisé  sur  l'ennemi.  Dans  la  même 
direction,  on  n'aura  pas  de  peine  à  trouver  qu'il 
s'agira  de  constituer  un  Privilège  du  Combat- 
tant^ un  Droit  du  Combattant. 

Privilège  sur  l'ennemi,  dans  la  répartition  des 
biens  meubles  et  immeubles  qui  seront  pris  à  l'en- 
nemi ;  privilège  dans  l'occupation  des  territoires 
ennemis  ; 

Droit  particulier  parmi  les  Français,  en  ce  qui 
concerne  l'impôt,  les  entreprises  et  travaux  pu- 
blics, les  fonctions  de  l'Etat,  des  villes  et  des  cor- 
porations. Droit  d'être  représentés,  au  titre  de 
combattants,  dans  les  conseils  qui  prépareront  la 
paix  afin  que  les  conditions  de  paix  donnent  aux 
combattants  les  satisfactions  auxquels  ils  ont 
droit. 

Ce  n'est  pas  conforme  à  l'humanitairerie  ?  Ce 
n'est  pas  conforme  au  principe  d'égalité  ?  Il  se 
peut.  Mais  ce  n'est  pas  au  nom  de  l'égalité  que 
les  combattants  demeurent  aux    armées  et  qu'ils 

1    Charles  Maurras,  la  Part  du   Comballant.   Un  volume  de 
'  128  pages.  Paris,  1917. 


72  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

peuvent  y  être  maintenus.  Ils  pâtissent  aujour- 
d'hui d'une  inégalité  nécessaire  au  salut  public. 
Il  est  juste  qu'ils  bénéficient  plus  tard  d'un  trai- 
tement privilégié.  C'est  de  pure  justice.  Pour 
l'humanitairerie,  on  me  permettra  de  n'en  tenir 
aucun  compte.  O'cst  la  plus  dangereuse  illusion 
que  l'on  puisse  donner  à  l'humanité. 

Au  surplus,  si  l'on  veut  se  tenir  à  ces  deux 
nuées,  et  les  couvrir  au  nom  du  Devoir,  on  s'ex- 
pose à  rendre  le  devoir  militaire  beaucoup  trop 
lourd,  et  à  assurer  tous  les  avantages  moraux  aux 
Allemands, qui  ne  s'encombrent  d'aucune  considé- 
ration humanitaire.  Alors,  ou  bien  on  ouvrira  la 
France  aux  armées  allemandes,  et  nous  perdrons 
tout,  ou  bien... 

Ou  bien,  cette  loi  du  devoir,  devenue  excessive 
pour  toutes  les  armées,  les  disloquerait  toutes, 
conduisant  l'humanité  dans  cette  impasse  où  elle 
doit  logiquement,  la  conduire,  et  la  civilisation 
serait  dévorée  par  les  mille  guerres  civiles,  intes- 
tines, sociales,  qu'engendrerait  cette  catastrophe. 

De  sages  prévisions,  de  fortes  méthodes  de 
gouvernement  peuvent  nous  éviter  cette  chute 
et,  servies  par  l'interchangeabilité  des  armées 
de  l'Entente,  imposer  cette    décomposition  à    la 


UNE  IDÉE  MORTELLE  .'  LE  DEVOIR        73 

seule  Allemagne,  d'où  sont  sortis  tous  les  maux 
qui  pèsent  sur  le  monde  et  qui  s'est,  elle-même, 
retirée  de  rhumanitc. 

Il  restera  que  la  France  aura  à  donner  des 
compensations  aux  combattants.  Il  est  impossible 
de  rompre  pendant  la  Guerre  avec  le  service  mi- 
litaire universel  et  obligatoire.  Nous  y  sommes  ; 
il  nous  faut  y  rester  bon  gré  mal  gré.  Mais  dès 
aujourd'hui,  ayant  reconnu  la  fausseté  de  son 
principe,  qu'on  le  transforme  et  surtout  qu'on  le 
débarrasse  de  sa  prétendue  justification,  le  Devoir 
désintéressé,  qui,  précisément  le  rend  impossible. 
Je  répète,  au  surplus,  que  tout  appel  au  Devoir 
devient  une  très  mauvaise  plaisanterie  lorsque  de 
nombreux  mobilisés  sont  rendus  à  la  vie  civile 
pour  les  travaux  de  guerre  ou  simplement  pour 
assurer  les  services  essentiels  de  la  vie  écono- 
mique, et  lorsque  les  mobilisés  eux-mêmes  sont 
répartis  dans  des  zones  extrêmement  différentes 
par  les  périls  qu'elles  comportent. 

11  est  absolument  nécessaire  que  l'on  se  rende 
compte  que,  présentement,  la  situation  créée  par 
la  mobilisation  quasi  générale  est  la  suivante  : 

une  armée  de  combattants,  courant  tous  les 
risques,  mal   nourrie,  connaissant  toutes  les  mi- 


74  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

sères  de  la  guerre,  complètement  détachée  de  ses 
intérêts  civils  et  n'ayant  aucun  avantage  ni  dans 
le  présent  ni  dans  l'avenir  ; 

une  armée  de  non-combattants,  hommes  de 
tous  les  services,  courant  peu  de  risques,  mieux 
nourrie,  mieux  logée  que  la  première,  ayant 
quelque  possibilité  de  veiller  à  ses  intérêts  de  la 
vie  civile  ; 

une  armée  de  travailleurs  de  la  guerre,  ne 
courant  guère  que  les  risques  des  accidents  du 
travail,  dont  la  vie  ne  diffère  pas  sensiblement  de 
la  vie  civile. 

L  inégalité  des  services  rendus  et  des  risques 
courus  est  éclatante.  Le  plus  simple  bon  sens 
fait  comprendre  que  la  même  loi  du  Devoir  ne 
s'applique  plus  à  des  groupes  aussi  différents,  et 
qu'il  faut  faire  appel  à  d'autres  idées  pour  justi- 
fier cette  situation  que  l'on  ne  peut  modifier.  Il 
ne  suffit  pas  de  dire  que  chacun  accomplit  son 
devoir  à  l'arrière  comme  à  l'avant.  Il  faut  donner 
aux  plus  exposés  les  plus  grandes  compensations. 

Juin  1917. 


CHAPITRE    IV 

NOS    RAISONS    DE    COMBATTRE 


Les  Français  ont  été  conduits  au  combat  avec 
les  idées  les  mieux  faites  pour  les  en  dégoûter. 
Par  bonheur,  ils  en  avaient  d'autres,  dans  leur 
cœur  et  dans  leur  tête.  En  particulier,  le  dé- 
goût, la  haine  de  l'Allemand.  Il  n'est  pas  un  Fran- 
çais qui  ne  se  considère  comme  ayant  un  compte 
personnel  à  régler  avec  quelque  habitant  de  la 
Germanie.  Cela  facilite  la  conduite  de  la  guerre. 

Pourquoi  veut-on  supprimer  ces  raisons  per- 
sonnelles, qui  sont  fortes,  pour  y  substituer  des 
raisons  générales,  qui  sont  parfois  beaucoup  plus 
faibles,  souvent  inintelligibles.  On  donne  au  sol- 
dat français,  par  les  discours  officiels  et  par  la 
presse,  toutes  sortes  d'idées  qui  n'ont  aucune  prise 
sur  ses  sentiments  et  qui  ne  le  meuvent  point.  Il 
en  est  troublé,  doute  de  ses  propres  idées  et  finit 
par  ne  plus  savoir  pourquoi   il  combat,  ce  qu'il 


76  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

n'ignorait  pas  à  son  entrée  dans  la  guerre.  Au  dé- 
but de  la  guerre,  il  ne  luttait  pas  seulement  pour 
rendre  l'Alsace  et  la  Lorraine  à  la  France,  mais 
pour  chasser  TAUemand  de  France,  ne  plus  le 
retrouver,  après  la  guerre,  dans  les  chantiers, 
dans  les  usines,  dans  les  fabriques  de  potages  et 
les  agences  de  ramassage  et  de  distribution  du 
lait,  dans  les  hôtels,  dans  la  presse,  au  théâtre, 
voire  dans  l'enseignement  et  la  politique.  Tout 
cela  se  raccordait  à  la  vie  de  chacun,  et  cela 
constituait,  avec  les  souvenirs  de  1870,  et  les  hor- 
reurs de  l'invasion  de  1914,  de  sérieuses  raisons 
de  combattre.  Ajoutez-y  l'espérance,  bien  souvent 
exprimée,  de  se  payer  en  Allemagne,  sur  la  rive 
gauche  ou  mieux  sur  la  rive  droite  du  Rhin.  Kt 
enfin  un  patriotisme  profond. 

Une  débauche  d'abstractions  vient  recouvrir  ces 
réalités.  Droit,  justice,  liberté,  démocratie,  civili- 
sation. Je  suis  bien  fâché  de  le  dire  :  ces  grandes 
idées,  vraies  ou  fausses,  n'ont  aucune  vie  ni  dans 
la  tranchée  ni  au  combat.  Ce  sont  des  idées  de 
cabinet,  qui  n'ont  aucune  valeur  pour  entraîner 
les  citoyens-soldats,  ni  les  pires,  ni  les  médiocres, 
ni  Igs  meilleurs,  devant  la  mort.  On  pourrait 
constituer  une  petite  armée  de  volontaires  pour 


NOS  RAISONS    DE    COMBATTRE  77 

l'une  de  ces  idées.  Mais  uae  armée  de  soldats-ci- 
toyens est  insensible  à  ces  merveilleuses  abstrac- 
tions. 

Prenons  la  meilleure,  celle  sur  laquelle  nous 
pouvons  nous  mettre  tous  d'accord  :  la  civilisa- 
tion. Il  est  hors  de  doute  que  les  nations  luttent 
pour  la  défense  de  la  civilisation,  incluant  l'indé- 
pendance des  nations.  Voilà  une  idée  excellente 
pour  les  gouvernements,  pour  tous  ceux  qui  ont 
une  responsabilité  dans  la  conduite  de  la  guerre, 
excellente  en  tous  points,  mais  d'intérêt  nul  ou 
quasi  nul  pour  les  troupiers,  officiers,  sous-offi- 
ciers ou  soldats,  qui  sont  dans  la  tranchée  ou  qui 
vont  au  combat,  pas  même  pour  ceux  qui  sont  très 
sensibles  aux  idées. 

Et  moi-même, 
Au  moment  où  je  fais  cette  moralité... 

je  suis  dans  mon  cabinet,  entouré  de  quelques 
biens  de  la  civilisation  auxquels  je  suis  assez  at- 
taché ;  j'entends  les  cris  de  mes  enfants  et  la  pa- 
role tendre  de  leur  mère  :  ici,  la  valeur  de  la  civi- 
lisation m'apparaît  tout  entière,  par  les  yeux  et 
par  l'esprit,  et  sa  défense  ne  me  coûte  que  l'ef- 
fort d'écrire  noir  sur  blanc  les  raisons  qui  nous 


78  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

obligent  à  continuer  la  guerre,  à  la  poursuivre 
jusqu'à  la  dislocation  de  l'Empire  allemand. 

Mais  me  voici  dans  mon  abri,  enfumé  et  secoué 
par  la  chute  voisine  des  torpilles,  veillant  entre 
deux  rondes,  les  pieds  dans  la  boue,  mouillé  jus- 
qu'à mi-jambe,  ne  parvenant  pas  à  entretenir  un 
feu  que  l'eau  du  ciel  éteint  chaque  fois  que  je  le 
rallume  ;  j'ai  peu  mangé,  je  tombe  de  sommeil  et 
de  fatigue;  pas  de  courrier  depuis  quelques  jours, 
et  je  pense  aux  miens  avec  amertume  ;  je  pense 
aussi  que  l'on  n'entrevoit  pas  la  fin  de  cette  vie-là. 
Un  agent  de  liaison  m'apporte  un  ordre:  «  Veuil- 
lez reconnaître  le  poste  ennemi  récemment  ins- 
tallé en  avant  de  la  tranchée  des  Burgraves. 
Garnison,  moyens  de  défense,  protection?  Rendre 
compte  avant  cinq  heures.  »  Je  rendrai  compte  si 
je  reviens.  Je  pars  :  sérieusement,  vous  pensez 
que  c'est  l'idée  de  la  civilisation  qui  va  me  con- 
duire à  l'accomplissement  parfait  de  ma  mis- 
sion ? 

Dans  cette  circonstance  comme  dans  cent  autres, 
du  combat  ou  de  la  morne  vie  des  tranchées,  je 
vous  supplie  de  ne  pas  croire  ce  que  l'on  écrit 
après  coup,  et  par  quoi  les  bons  esprits  qui  sont 
de  bons  soldats  veulent  se  montrer  mus  par  de 


NOS   RAISONS  DE    COMUATTRE  79 

très  nobles  motifs  parfaitement  désintéressés  :  mon 
ordonnance,  le  caporal,  le  sergent,  les  hommes  et 
moi,  tous  volontaires  pour  ces  affaires,  nous  obéis- 
sons très  sensiblement  aux  mêmes  mobiles  :  la 
gloire,  l'honneur,  le  désir  des  distinctions,  l'espoir 
de  permissions  particulières,  d'avancement,  et, 
lorsque  nous  sommes  engagés,  la  conscience  d'être 
Français  qui  nous  donne  la  volonté  d'être  plus 
forts  que  l'Allemand.  Bref,  toutes  sortes  de  motifs 
individuels,  très  utiles  pour  la  France  et  la  civi- 
lisation, mais  mobiles  individuels.  Dans  tous  les 
cas,  pour  nous  maintenir  sous  le  feu,  ou  avancer 
sous  le  bombardement  ou  la  mitraille,  ce  coup  de 
sang  que  nous  recevons  à  imaginer  que,  si  nous 
ne  sommes  pas  victorieux  nous-mêmes,  nos 
femmes,  nos  enfants,  nos  biens  seront...  Pensée 
intolérable,  parce  que  les  Français,  presque  tous 
très  conscients  de  leur  qualité  de  Français,  ne 
peuvent  imaginer,  sans  un  violent  sursaut  de  tout 
leur  être,  qu'ils  obéiraient  à  des  Allemands. 

Tout  ceci  nous  vient  de  la  France  et  de  la  ci- 
vilisation, mais  se  manifeste,  agit  en  nous  sous  la 
forme  de  sentiments,  de  désirs,  de  passions  per- 
sonnels. Et  c'est  avec  cela  que  l'on  fait  de  bonnes 
troupes,  solides  et  ardentes.  Ce  n'est  pas  l'héroïsme 


80  LE    CHEVAL    DE  TROIE 

absolu,  sauf  dans  ces  courts  instants  de  l'abordage 
où  l'ivresse  du  combat  nous  arrache  à  nous- 
mêmes,  joint  notre  âme  à  l'âme  de  la  France. 

Si  vous  voulez  remplacer  ces  mobiles  excellents, 
actifs,  qui  ont  donné  les  résultats  que  le  monde 
entier  connaît,  autant  dire  que  vous  voulez  saboter 
la  guerre.  Même,  je  le  répète,  en  ce  qui  touche  ce 
bien  général  que  nous  nommons  civilisation  (et 
que  nous  entendons  après  tout  de  façon  différente). 
Cette  idée  de  lutte  pour  la  civilisation  est  excel- 
lente pour  entretenir  le  moral  des  civils  et  pour 
la  propagande  française  à  l'étranger.  Elle  est  inef- 
ficace aux  armées.  Je  demande  que  l'on  se  rende 
bien  compte  que,  devenus  soldats,  tous,  tant  que 
nous  sommes,  ouvriers  et  bourgeois,  nous  deve- 
nons insensibles  aux  idées  qui  touchent  des  élec- 
teurs, des  étudiants  ou  des  gens  de  parti.  Bon 
gré,  mal  gré,  nous  sommes  la  troupe,  obéissant 
aux  passions  des  troupes  armées  :  gloire,  honneur 
et  (pourquoi  le  taire)  profit  de  la  guerre,  et  il  est 
hors  de  doute  que  nous  entendrions  avec  plus  d'al- 
légresse l'ordre  aux  Soldats  de  V Armée  d'Italie 
que  tous  les  discours  sur  la  civilisation,  le  droit 
ou  la  démocratie. 

Si  l'idée  la  meilleure  et  généralement  acceptée 


NOS    RAISONS    DE  COMnATTRU:  81 

est  inefficace,  que  dire  des  idées  contestables,  des 
idées  diviseuses,  des  idées  utopiques  ?  La  guerre 
pour  le  Droit,  ou  pour  la  Justice,  ou  pour  la 
Démocratie,  ou  pour  la  Société  des  Nations, 
toutes  idées  par  quoi,  en  somme,  des  groupes,  dos 
partis^  tentent  de  confisquer  les  résultats  de  la 
guerre  au  profit  de  groupements  particuliers.  Le 
prétexte  est  que  l'on  veut  donner  une  formule 
commune  aux  nations  alliées?  11  suffît  amplement 
de  leur  donner  la  formule  vraie  de  l'indépen- 
dance des  nations.  Mais  que  Ton  ne  nous  donne 
pas  ces  formules  quelles  qu'elles  soient  pour  des 
raisons  de  combattre.  Il  importe  peu  au  soldat 
français  de  savoir  si  les  Etats-Unis  entrent  dans 
la  guerre  pour  la  défense  du  Droit.  Mais  le  soldat 
calcule  que  les  Etats-Unis  apportent  à  la  France, 
à  l'Entente,  contre  l'Allemagne  et  ses  vassaux, 
l'appui  d'une  force  considérable.  Si  de  braves 
gens  s'imaginent  enflammer  les  troupes  avec  le 
Droit  et  la  Justice,  je  les  préviens  qu'ils  se 
trompent  absolument.  L'influence  de  ces  idées, 
dans  la  bataille,  est  exactement  égale  à  zéro,  et 
dans  l'attente  de  la  tranchée,  elle  est  démorali- 
sante parce  qu'elle  n'évoque  aucune  image  pré- 
cise aux  yeux  du  soldat  qui  essaie  de  comprendre 

Cheval  de  Troie.  6 


82  LE    CIILVAL    UE    TROIE 

la  guerre  ;  elle  ne  lui  donne  aucun  but  de  guerre 
précis. 

Pour  la  démocratie,  c'est  une  idée  diviseuse. 
Mais  je  ne  m'arrête  pas  à  ce  caractère  qui  n'a 
jamais  empêché  les  anti-démocrates  de  faire  leur 
métier  de  soldat,  parce  qu'ils  considèrent  que  la 
première  nécessité  est  de  sauver  la  France,  dût-on 
fortifier  par  là  la  démocratie  en  France  et  ailleurs. 
Je  ne  veux  que  considérer  l'utilisation  de  l'idée 
démocratique  comme  raison  de  combattre.  J'ignore 
si  cela  a  quelque  valeur  utile  dans  l'armée  russe  ; 
mais  je  sais  bien  qu'aux  armées  françaises  c'est 
une  valeur  non  pas  utile  mais"  dangereuse.  Je  ne 
crois  pas  faire  une  révélation  en  disant  que  l'idée 
démocratique  est  sans  force  expansive  chez  les 
Français  d'aujourd'hui. Parmi  les  idées  politiques, 
le  nationalisme  et  le  socialisme  seuls  sont  des 
idées  agissantes,  de  valeur  très  dilFérente  du 
reste  au  point  de  vue  militaire.  L'idée  démocra- 
tique est  inerte.  Essayer  d'en  faire  un  levier  pour 
la  troupe  est  une  erreur  énorme  ;  la  raison  est 
que  les  Français  démocrates  croient  qu'ils  jouissent 
de  la  démocratie,  et  qu'ils  estiment  n'avoir  aucun 
effort  à  faire  pour  conquérir  ce  qu'ils  possèdent. 
Gomme  d'autre  part,  on  les  a  convaincus  que  les 


NOS  RAISONS  DE  COMBATTRE  83 

Allemands  sont  démocrates  comme  eux,  que  la 
guerre  est  l'œuvre  de  l'Empereur  allemand  et  du 
clan  militaire,  on  ne  pourra  les  conduire  à  pour- 
suivre la  guerre  pour  faciliter  la  démocratisation 
de  l'Allemagne.  Tout  au  plus  sont-ils  disposés  à 
attendre  que  les  Allemands  fassent  une  révolu- 
tion. Par  ces  voies,  les  appels  à  l'idée  démocra- 
tique conduiraient  les  troupes  à  l'inertie. 

D'un  autre  côté,  ces  appels  répétés  constituent 
un  danger.  Les  soldats  démocrates,  se  voyant  sol- 
licités de  réaliser  la  démocratie  universelle,  en 
arrivent  à  se  demander  s'il  n'y  aurait  pas  à  réa- 
liser des  réformes  démocratiques  parmi  eux.  Ils 
ont  conservé  le  souvenir  de  certaines  campagnes 
électorales  où  il  leur  a  été  enseigné  que  la  cons- 
titution de  l'armée  n'est  pas  démocratique.  Dans 
ces  conditions,  l'appel  à  la  démocratisation  les 
fait  se  tourner  contre  la  hiérarchie  militaire, 
contre  ce  commandement  qu'ils  subissent  et  qui 
paraît  leur  imposer  les  misères  de  la  guerre.  Du 
coup,  on  fait  du  grognement  normal  du  troupier 
une  véritable  doctrine,  et  cette  propagande  démo- 
cratique, par  laquelle  on  croyait  enflammer  les 
troupes,  aboutit  à  créer  une  certaine  indulgence 
à  l'égard  du  soldat  ennemi  (trompe  par  ses  diri- 


84  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

géants)  et  affaiblit  l'armée  française  devant  l'ar- 
mée de  l'absolutisme  !  Voilà  qui  fera  parfaite- 
ment l'affaire  de  ces  faux  démocrates  qui,  sous 
couleur  de  propagande  démocratique,  font  les 
affaires  du  Roi  de  Prusse  *.  Mais  je  signale  aux 
démocrates  le  péril  qu'ils  ne  voient  pas  net- 
tement. Si  l'on  veut  mener  jusqu'au  bout  la 
«  guerre  des  démocraties  contre  l'absolutisme  », 
le  premier  soin  doit  être  de  ne  pas  faire  de  pro- 
pagande démocratique  aux  armées.  Paradoxe  ?  Si 
l'on  veut.  Quiconque  se  donnera  la  peine  d'exami- 
ner sans  préjugés  la  situation  morale  des  armées 
aboutira  aux  mêmes  conclusions  que  nous. 

La  fantaisie  connue  sous  le  nom  de  «  Société 
des  Nations  »  est  encore  plus  périlleuse.  Disons 
le  vrai.  C'est  de  la  folie  pure.  On  s'étonne  que  le 
président  des  États-Unis,  puissant  réaliste,  ait  pu 
couvrir  une  pareille  utopie  de  sa  haute  autorité. 
On  s'explique  ses  déclarations  en  considérant  qu'il 
les  a  faites  à  des  hommes,  ses  concitoyens,  chez 


1.  La  plus  ardente  propagande  dite  «  démocratique  »  a  été 
faite  à  Paris  par  un  journal  innommable  que  l'on  a  su  de- 
puis être  subventionné  par  l'Allemagne,  en  pleine  guerre.  Ce 
journal,  le  jour  même  où  il  était  dénoncé  à  la  tribune  de  la 
Chambre  par  M.  Ribot,  essayait  de  parer  le  coup  en  faisant 
des  déclarations  fougueusement  démocratiques. 


NOS    RAISONS   DE  COMBATTRE  85 

qui  ces  idées  de  fraternité  générales  sont  en  fa- 
veur ;  c'est  par  là  qu'on  les  amène  à  la  guerre. 
Cela  peut  être  bon  seulement  dans  cette  période 
préparatoire  de  la  guerre  chez  un  peuple  qui  n'a 
pas  encore  connu  directement  les  misères  de  la 
guerre.  Paradoxe  encore.  Mais  ce  qui  est  utili- 
sable auprès  d'hommes  qui  ne  sont  pas  entrés 
dans  la  guerre,  ne  l'est  plus  du  tout  auprès  de 
soldats  en  campagne  depuis  trois  ans,  surtout 
lorsque  la  Société  des  Nations  est  présentée  comme 
devant  être  ouverte  aux  Allemands,  délivrés  seu- 
lement de  leur  Empereur.  Le  soldat  est  désarmé 
du  coup  :  la  guerre  lui  apparaît  sans  significa- 
tion ;  il  n'aperçoit  plus  aucun  moyen  de  mettre 
à  la  charge  de  l'agresseur  les  frais  de  la  guerre. 
Dans  ces  conditions,  poursuivre  la  guerre  n'a  plus 
pour  lui  le  moindre  sens.  Si  l'Allemagne  ne  doit 
pas  être  «  châtiée  »,  si  nous  sommes  également 
condamnés  les  uns  et  les  autres  aux  dépens  de  ce 
tragique  procès,  aucune  raison  ne  subsiste  de  con- 
tinuer la  guerre  une  minute  de  plus.  Arrêtons  les 
frais  et  bas  les  armes  *. 


1.  Au  moment  même  où  j'écris  ce  chapitre,  paraît  à  la  Vic- 
toire un  article  où  Lysis  apporte  les  mêmes  raisons.  Je  tiens  à 
les  reproduire  ici,  car  elles  viennent  d'un  écrivain  dont  les  idées 


86  LE    CREVAL    DE    TROIE 

Je  ne  m'arrête  pas  un  instant  à  discuter  ces 
idées  devant  la  cohue  des  propagandistes  sou- 
doyés par  l'Allemagne.  Mais  je  m'adresse  aux 
hommes  qui  portent  une  haute  responsabilité  dans 
le  pays  et  qui  favorisent  l'expansion  de  ces  al- 
cools ou  de  ces  stupéfiants  de  l'intelligence  et  de 
la  passion  françaises.  C'est  eux  que  je  supplie,  poUr 
l'amour  de  la  France,  de  ne  pas  détourner  le  courâ 
des  volontés  françaises,  au  moment  qu'ils  croient 
les  conduire  à  l'assaut  de  l'Allemagne.  Droit, 
justice,  idées   stupéfiantes  ;   démocratie,  société 

philosophiques  et  politiques  sont  exactement  opposées  à  celles 
de  l'auteur  de  ce  livre  : 

«  L'arme  nouvelle  des  Allemands  n'est  plus  le  zeppelin,  l'avia- 
tik,  le  gros  canon,  le  sous-marin  —  à  tous  ces  périls  on  a  paré 
—  c'est  l'utopie,  précisons,  l'utopie  de  la  paix  formulée  dans 
l'extraordinaire  blague  de  la  «  Société  des  Nations  »  comprise 
à  l'allemande,  c'est-à-dire  travestie,  déviée,  truquée,  pour  ame- 
ner les  Français  à  se  relâcher  dans  leur  effort,  en  leur  laissant 
croire  que  s'il  n'y  a  pas  de  sanction  à  la  guerre  (ni  annexions, 
ni  indemnités),  rien  n'empêchera  d'instituer  dans  le  monde  en- 
tier un  système  de  fraternité  universelle  où  tou8  les  Etats  com- 
munieront, où  Français  et  Prussiens  s'embrasseront,  sans 
perdre  leur  temps  à  rechercher  si  quelqu'un  est  responsable 
d'avoir  fait  tuer  dix  millions  d'hommes. 

«  Créez  un  tel  espoir  et  répandez  de  telles  idées  en  ce  moment  : 
d'elle-même  la  réflexion  viendra,  sans  qu'on  ait  à  la  suggérer, 
que  si  la  guerre  mène  à  cela  qu'il  n'y  aura  ni  vainqueurs  ni 
vaincus  et  que  tout  le  monde  sera  d'accord,  ce  n'est  plus  la 
peine  de  continuer  à  se  faire  tuer  et  de  ne  pas  s'entendre  sur 
cette  base  dès  maintenant...  Et  quand  on  en  est  lA,  le  tour  est 
jo«à.  »  (La  Victoire,  7  juillet  1917.) 


NOS    RAISONS   DE  COMBATTRE  87 

des  nations,  idées  enivrantes  mais  qui  tournent 
l'ivresse  contre  celui  qui  la  verse.  Que  l'on  aban- 
donne ces  abstractions  et  ces  furies,  que  la  garde 
qui  veille  aux  barrières  de  la  Chambre  en  défende 
nos  armées  !  Que  l'on  conduise  la  guerre  selon 
ses  lois  propres  et  non  selon  les  lois  de  la  tri- 
bune ou  de  la  chaire.  Et  que  l'on  donne  aux  sol- 
dats de  vraies  et  solides  raisons  de  combattre. 

Au  reste,  peut-être  u'est-il  pas  absolument  né- 
cessaire de  leur  donner  de  nouvelles  raisons  de 
combattre.  11  ne  s'agit  que  de  les  confirmer  dans 
les  raisons  qu'ils  ont  eux-mêmes  trouvées  eu  en- 
trant dans  la  guerre.  En  août  1914,  pour  l'immense 
majorité  des  soldats,  l'idée  de  la  guerre  était 
claire.  Ce  sont  les  discours  de  l'arrière  qui  l'ont 
embrouillée.  A  Berlin  !  criaient  les  soldats  qui 
remplissaient  les  trains  de  l'Est.  Les  personnes 
prudentes  peuvent  sourire.  Mais  sourire  de  ce  cri, 
le  prendre  en  pitié,  c'est  accepter  par  avance  la 
défaite,  au  moins  se  reconnaître  impuissant  à 
vaincre  la  force  allemande.  Les  mêmes  personnes 
souriront-elles  du  cri  allemand  :  Nacli  Paris  !  A 
Berlin,  pour  ces  armées  joyeuses  et  hardies,  cela 
signifie  que  l'on  veut  toucher  la  bête  au  cœur,  et 
que   les   dépouilles    nous   appartiendront.    Nous 


88  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

avons  à  récupérer  nos  cinq  milliards  et  tous  ceux 
que  nous  coûtera  cette  guerre.  En  septembre  1914, 
on  y  ajoute  les  frais  de  la  nouvelle  invasion.  Et 
plus  la  guerre  dure,  plus  chacun  comprend  la 
nécessité  de  la  poursuivre  avec  une  vigueur  ac- 
crue. A  l'entrée  de  1915,  l'homme  de  troupe  eût 
encore  admis  que  la  guerre  fût  liquidée  par  un 
compromis  qui  affaiblît  considérablement  l'Alle- 
magne sans  l'écraser.  A  la  fin  de  1915,  il  ne  voit 
plus  de  compromis  possible. 

En  1917,  il  ne  voit  plus  que  deux  issues  :  ou 
l'abandon  de  la  guerre,  ou  l'écrasemcjat  complet 
de  l'Empire  allemand.  Offrez-lui  cette  idée,  en  lui 
donnant  la  certitude  (elle  peut  être  donnée)  que 
le  but  sera  atteint,  et  du  coup  l'idée  de  la  guerre, 
embrouillée  depuis  deux  ans  par  les  palabres  in- 
ternationaux, redevient  claire  et  puissante.  Alors 
le  troupier,  paysan,  ouvrier  ou  bourgeois  entre- 
voit un  moyen  de  ne  pas  supporter,  dans  l'après- 
guerre,  les  charges  écrasantes  de  sa  longue  cam- 
pagne. Les  Allemands  paieront.  Voilà  un  bénéfice 
précis  de  la  guerre,  bénéfice  individuel  autant  que 
national,  et  qui  détermine  l'acceptation  générale 
de  la  poursuite  de  la  guerre. 
Craint-on  que  l'affirmation  de  ce  but  de  guerre 


NOS   RAISONS    DE    COMBATTRE  89 

surexcite  les  énergies  allemandes  et  rende  la  con- 
tinuation de  la  guerre  plus  dure  ?  Ne  soyons  pas 
dupes  de  nous-mêmes.  Croit-on  que  les  Allemands 
se  méprennent  sur  des  roueries  de  langage  ?  11 
y  a  longtemps  qu'ils  ont  lu  leur  destin  dans  la 
volonté  profonde  de  l'une  au  moins  des  nations 
en  guerre,  et  ils  n'ignorent  pas  que  cette  volonté 
s'étendra  à  toute  l'Entente  dès  que  leur  débâcle 
commencera.  11  serait  sot  de  se  priver  de  ce  levier 
pour  les  armées  françaises  par  crainte  de  le  voir 
utiliser  de  l'autre  côté  du  parapet.  S'en  prive- 
t-on  ?  On  laisse  les  armées  françaises  sans  âme 
pour  le  combat  devant  des  troupes  pleines  d'ap- 
pétits et  de  passions.  Ignorons-nous  les  buts  de 
guerre  de  la  Pangermanie  ? 

Veut-on  se  concilier  la  sympathie  des  socialis- 
tes ou  des  catholiques  allemands  par  la  modéra- 
tion dans  les  buts  de  guerre?  Quelle  politique  de 
dupes  !  Sans  rechercher  s'il  y  a  vraiment  quelque 
espoir  à  placer  dans  ce  jeu,  je  déclare  qu'il  est 
beaucoup  plus  avantageux  de  se  concilier  les  ar- 
mées françaises  et  de  leur  donner  un  but  digne 
de  leurs  sacrifices. 

Qu'on  le  veuille  ou  non,  il  faut  dire  à  la  troupe 
pourquoi  elle  se  bat.  On  pouvait  la  laisser  à  ses 


90  LK    CHEVAL    DE    TROIE 

imaginations  pour  une  courte  campagne.  On  ne 
le  peut  pour  une  guerre  si  longue.  En  1917,  nous 
ne  pouvons  nous  battre  pour  un  mince  objet. 
L'écrasement  de  l'Allemagne,  les  frais  de  la  guerre 
à  la  charge  des  Allemands,  la  paix  assurée  pour 
un  long  terme,  cela  vaut  que  nous  restions  en 
campagne.  Mais  non  sans  conditions  :  il  y  faut 
quelques  compensations  directes  et  personnelles. 
Nous  ne  demandons  pas  que  l'on  nous  paie  notre 
concours,  ni  notre  force.  Mais  le  temps  donné, 
mais  le  sacrifice  de  tous  nos  intérêts,  mais  le  dom- 
mage causé  à  nos  travaux,  à  nos  entreprises,  à 
nos  familles,  deux,  trois,  quatre,  cinq  années  de 
la  vie  de  chacun  des  combattants,  il  faut  bien  que 
cela  soit  compensé. 

Serait-il  admissible,  serait-il  juste  que  quelques 
centaines  de  milliers  de  combattants  revinssent 
dans  leurs  foyers,  riches  d'honneurs  et  de  gloire, 
mais  ruinés,  et  n'ayant  pour  relever  leurs  mai- 
sons que  des  bras  affaiblis  par  leurs  années  de 
campagne?  Que  nous  soyons  certains  d'obtenir 
CCS  compensations,  et  nous  voilà  affermis  dans 
notre  volonté.  Alors  nul  de  nous  n'éprouve  plus 
ce  sentiment  démoralisant  qui  nous  vient  lorsque, 
nous   comparant    aux    gens    de    l'arrière,    nous 


NOS   RAISONS  DE    COMBATTRE  91 

croyons  pouvoir  nous  regarder  comme  des  dupes 
de  l'héroïsme. 

Est-il  juste,  est-il  bon,  est-il  salutaire  pour  la 
France  que  l'avant  puisse  s'entendre  dire  par 
l'arrière  : 

—  Tu  fais  bien  ton  devoir, 
et  lui  répondre  : 

—  Tu  fais  bien  tes  affaires  ? 

Dans  ce  dialogue  sans  cesse  renouvelé  de  paysan 
à  ouvrier,  d'employé-combattant  à  employé  non 
mobilisé,  de  patron  aux  armées  à  patron  embus- 
qué, naît  et  grandit  le  sentiment  d'une  espèce  de 
duperie  qu'il  faut  absolument  faire  disparaître. 
C'est  le  salut  de  la  France.  C'est  la  justice  pour  les 
combattants.  Spécialisés  dans  le  combat,  tandis 
que  d'autres  sont  spécialisés  dans  le  travail,  nous 
continuerons  de  combattre  pour  la  France.  Mais  il 
faut  que  nous  sachions  que  nous  combattons  aussi 
pour  nous-mêmes,  et  que  nous  trouverons  à  la 
fin  de  la  campagne  non  point  le  paiement  de  nos 
peines,  mais  le  remboursement  de  nos  pertes  indi- 
viduelles ou  familiales. 

Ce  que  Maurras  demande  au  nom  de  l'intérêt 
national,  la  Part  du  Combattant^  nous  le  deman- 
dons au  nom  dé  la  stricte  justice.  Et  que  ce  rem- 


t)i  LE    CHEVAL    DE    TUOIE 

bouusemcnt  soit  à  réaliser  sur  l'ennemi,  voilà  (]ui 
ne  peut  être  mis  eu  question.  Certains  socialistes 
s'indignent  à  cette  pensée  et  voudraient  que  nous 
fussions  indemnisés  pailla  France.  Quelle  plai- 
santerie !  Autant  dire  que  nous  aurions  à  payer 
nous-mêmes,  sous  la  forme  de  l'impôt,  nos  propres 
indemnités.  Ce  serait  la  pire  duperie.  Sur  l'en- 
nemi :  il  n'y  a  aucune  autre  possibilité  de  récu- 
pération. Il  faut  l'admettre  ou  renoncer  à  la  pour- 
suite de  la  guerre. 

C'est  la  peau  de  l'ours  ?  Si  l'on  veut.  Mais  le 
chasseur  ne  s'attaque  point  à  l'ours  pour  la  beauté 
de  son  propre  geste  ;  son  esprit  s'empare  de  la 
peau  avant  que  sa  main  ne  l'ait  saisie,  et  c'est 
cette  prise  de  possession  anticipée  qui  dirige  ses 
pas  sur  la  piste  de  la  bête.  Si  l'on  veut  que  le 
chasseur  tue  l'ours,  qu'on  lui  assure  la  possession 
de  la  peau.  Si  l'on  veut  que  nous  allions  à  Coblence 
et  au  delà,  il  faut  nous  donner  le  goût  d'y  aller. 
Et  nous  irons. 

Il  n'y  aura  aucun  inconvénient  à  faire  entrevoir 
aux  combattants  autre  chose  qu'un  simple  rem- 
boursement de  leurs  pertes.  Mais  des  bénéfices, 
mais  des  avantages.  Des  biens,  de  vrais  biens 
matériels,  dont  l'exploitation  leur  permettra  de 


NOS    RAISONS   DK    COMBATTRE  03 

reconstruire  leur  maison,  de  recouvrer  leurs  éco- 
nomies dispersées,  de  remonter  leurs  entreprises, 
d'assurer  leur  vieillesse.  Il  y  a  en  Allemagne  des 
terres  à  distribuer  aux  Français,  terres  de  princes, 
terres  de  pangermanistes,  terres  de  la  couronne. 
Il  y  a  du  matériel.  Il  y  a  des  capitaux.  Il  y  a  des 
entreprises  qui  fonctionnent  et  qui  pourront  con- 
tinuer de  fonctionner,  mais  dont  les  bénéfices,  au 
lieu  d'aller  aux  entreprises  de  l'Allemagne  et  de 
la  plus  grande  Allemagne,  pourront  être  dirigés 
sur  quelque  caisse  de  retraites  pour  la  vieillesse 
des  combattants.  Que  la  Hamburg-Amerika  ait 
cette  utilité,  en  continuant  de  fonctionner  ou  en 
se  liquidant,  que  la  Victoria^  la  Disconto  Gesell- 
schaft^V Orensteiîi  Koppel  et  Artur  koppel  Aktien- 
gesellschaft^  la  Chetnische  Fabrik  Elektro?i,  VAll- 
gemeine  Elektricitxtsgesellschaft  {imd  so  iveiter), 
servent  à  cette  fm  et  assurent  une  vieillesse  heu- 
reuse et  paisible  aux  combattants  de  la  Marne,  de 
l'Yser,  de  la  Champagne,  de  Verdun  et  de  la 
Somme,  voilà  qui  est  conforme  aux  principes  du 
droit. 

Qui  oserait  parler  ici  d'immoralité,  qui  oserait 
dire  que  l'on  s'enrichirait  des  dépouilles  de  l'en- 
nemi ?  Ce  sont  des  bénéfices  de  guerre  ?  Mais  ne 


1)4  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

convient-il  pas  de  compenser  ceux  qui  nous  ont 
échappé  ?  N'avons-nous  que  des  pertes  à  compen- 
ser ?  Mais  ce  que  nous  avons  manqué  de  gagner, 
mais  le  développement  suspendu  ou  compromis 
de  nos  entreprises,  mais  notre  avancement  dans 
les  administrations,  dans  les  bureaux,  dans  les 
usines  ou  les  maisons  de  commerce  où  nous  tra- 
vaillions, mais  le  livret  de  caisse  d'épargne  où  nous 
n'avons  rien  ajouté  depuis  le  2  août  1914,  n'est-ce 
point  aussi  une  vraie  perte  ? 

Chacals,  qui  nous  louez  d'être  des  lions,  nous 
voyons  vos  désirs  au  fond  de  votre  cœur.  C'est  la 
bête  que  nous  voulons  abattre  que  vous  nommez 
Lion.  C'est  d'elle  que  vous  voulez  recevoir  votre 
part  de  chiens.  Vous  hurlez  lorsque  nous  voulons 
porter  une  main  justicière  sur  le  bien  de  l'ennemi? 
Mais  vous  appelez  les  combattants  vers  les  biens 
de  la  France,  afin  de  nous  détourner  de  cette  for- 
tune ennemie  à  laquelle  vous  avez  lié  la  vôtre. 

Mais  vous  autres,  Français  de  bonne  race  qui 
savez  le  sens  de  la  guerre,  voulez-vous  comprendre 
que  lorsque  le  député  reçoit  ses  quinze  mille  francs 
par  an  pour  diriger  la  guerre,  lorsque  l'usinier, 
le  marchand,  le  courtier  réalisent  des  bénéfices 
sur  les  fournitures  de  guerre,  lorsque  l'ouvrier 


.NOS    RAISONS    hE    COMnATTRI';  t)5 

reçoit  son  salaire  pour  la  fabrication  des  muni- 
tions, lorsque  les  Français  non  mobilisés  ou  dé- 
mobilisés font  prospérer  leurs  affaires  pour  en- 
tretenir la  vie  économique  pendant  la  guerre,  on 
ne  peut,  sans  une  violente  injustice,  laisser  sans 
espoir  de  compensations  cette  partie  armée  de  la 
nation  qui  combat,  qui  vit  dans  les  misères  de  la 
guerre,  qui  a  tout  perdu  ou  est  exposée  à  tout 
perdre  ? 

N'oubliez  pas  que  chaque  Allemand  qui  nous 
est  opposé  combat  pour  avoir  un  morceau  de  la 
France. C'est  une  des  forces  des  armées  allemandes. 
Assurez  aux  armées  françaises  une  force  égale. 

Ne  vous  laissez  pas  troubler  par  les  bas  sophis- 
mes  de  ceux  qui  vous  demandent  de  renoncer  à 
l'application  d'une  sévère  justice  à  l'Allemagne 
vaincue.  Ces  gens  vous  parlent  au  nom  du  prolé- 
tariat, au  nom  de  la  démocratie  universelle? Mais 
vous  savez  bien  que  ce  personnel  d'intellectuels 
cosmopolites,  de  repris  de  justice,  de  banquiers, 
de  directeurs  de  journaux  à  cinquante  mille 
francs  par  an,  de  porteurs  de  chèques  étrangers, 
représente  les  pires  ennemis  du  peuple,  et  les 
pires  écumeurs  des  démocraties  à  la  tète  ou  au 
service  de  la  Finance  internationale. 


96  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Et  n'oubliez  pas  nos  raisons  de  combattre  :  con- 
server et  fortifier  la  France,  restaurer  nos  foyers, 
recouvrer  ce  que  la  France  et  nous-mêmes  avons 
perdu.  N'oubliez  pas  que  les  combattants  ne  pour- 
ront franchir  le  Rhin,  et  délivrer  le  monde  de  la 
tyrannie  allemande  que  si  les  enfants  des  dispa- 
rus et  les  survivants  sont  assurés  de  vivre  avec 
honneur,  sans  tendre  la  main  à  l'Etat  ou  aux  en- 
richis de  la  guerre.  Pour  que  l'Allemagne  soit 
abattue,  il  faut  que  le  combattant,  ce  citoyen-sol- 
dat, sache  qu'il  ne  deviendra  pas,  après  la  guerre, 

Le  vétéran  qui  mendiera  son  pain. 


Juillet  1917. 


CHAPITRE    V 

LES    IDÉES    ET    L'ORGANISATION 
DE    L'ARMÉE 


I.    —  LES    PRINCIPES  DE    l'oBLIGATION   MILITAIRE. 
KANT    ET    ROUSSEAU    AUX    ARMÉES. 

On  avait,  en  France,  dans  les  plus  belles  années 
de  la  Troisième  République,  une  étonnante  pudeur 
pour  ce  qui  touchait  à  l'armée.  L'Armée  était  in- 
tangible. Une  convention  presque  généralement 
admise  interdisait  aux  citoyens  toute  discussion 
sur  l'organisation  de  l'armée.  Lorsque  cette  con- 
vention cessa  d'être  respectée  par  les  socialistes 
et  les  pacifistes,  les  patriotes  opposèrent  peu  de 
raisons  aux  révolutionnaires.  Le  grand  argument 
était  que  l'on  ne  devait  pas  toucher  à  l'armée. 

On  peut  s'étonner  de  ce  faible  système  de  dé- 
fense d'une  institution  dont  la  nécessité  est  vitale 
et  peut  se  démontrer  avec  les  plus  fortes  preuves. 
Mais  on  s'étonnera  moins  en  pensant  qu'il  s'agis- 
sait de  l'armée  nationale,  de  l'armée  du  service 

Cheval  de  Troie.  7 


98  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

obligatoire.  Lorsque  l'on  s'avisait  de  réfléchir  sur 
son  organisation,  on  s'apercevait  qu'elle  était  ré- 
glée par  des  principes  contradictoires  et  que  l'on 
risquait  de  détraquer  cette  machine  indispensable 
si  l'on  mettait  en  lumière  ces  contradictions.  Dans 
l'état  où  était  l'Europe,  et  eu  égard  aux  idées  en 
faveur  dans  le  public  européen,  il  n'était  pas  sans 
sagesse  de  fermer  les  yeux  sur  la  grande  erreur 
des  temps  modernes,  l'armée  nationale  et  son 
mode  de  recrutement. 

L'auteur  de  ce  livre  observerait  le  même  silence 
s'il  n'était  convaincu  que  le  silence  serait  mainte- 
nant une  cause  de  faiblesse  parce  qu'il  nous  em- 
pêcherait de  porter  remède  à  de  graves  imper- 
fections. Au  surplus,  la  nécessité,  l'expérience  nous 
ont  déjà  fait  annuler,  sur  certains  points, l'effet  de 
doctrines  absurdes. 

Depuis  la  fin  de  1914,  l'armée  française  n'est 
plus  une  armée  strictement  nationale  où  l'impôt 
du  sang  est  également  payé  par  tous  les  citoyens 
valides.  Toute  une  série  de  mesures,  mise  en  sursis 
de  techniciens  ou  d'hommes  indispensables  à  l'ac- 
tivité d'entreprises  publiques  ou  privées,  démo- 
bilisation de  pères  de  familles  nombreuses,  etc., 
ont  marqué  que  la  nécessité  nous  imposait  de 


LES    IDÉES    ET    l'oRGAMSATIOiN    DE    l'aRMÉE         t)9 

renoncera  l'application  absolue  de  la  moijilisation 
égalitaire.  Mais  on  n'a  pas  renoncé  à  cet  égali- 
tarisme  absurde  et  funeste.  Ces  exemptions  aux- 
quelles on  a  été  contraint,  on  les  regarde  comme 
de  fâcheuses  exceptions,  que  l'on  a  compensées  par 
d'inutiles  récupérations  d'hommes  à  demi  valides 
pour  le  service  auxiliaire  ou  même  pour  le  service 
armé  ;  on  a  additionné  les  soldats  comme  on  addi- 
tionne des  voix  d'électeurs,  sans  se  préoccuper  de 
.savoir  si  la  récupération  d'hommes  (satisfaisante 
au  point  de  vue  égalitaire)  n'aurait  pas  été  avan- 
tageusement remplacée  par  la  récupération  des 
forces,  ou  plutôt  par  une  meilleure  utilisation  des 
forces  mobilisées.  Mais  il  eût   fallu  changer  le 
principe  de  l'organisation  intérieure  de  l'armée. 
Or,  si  nous  voulons   tirer  de  notre  armée  le 
maximum  de  rendement,  il  est  indispensable  de 
remonter  aux  principes  d'organisation  et  de  les 
modifier  dans  la  mesure  où   nous  le  permettent 
les  nécessités  de  la  guerre.  Si  l'on  ne  peut  songer 
à  renoncer  radicalement  au  recrutement  égalitaire, 
on  doit  dès  maintenant  orienter  les  réformes  dans 
cette  direction  et  surtout  renoncer  à  cette  notion 
du   devoir  patriotique    désintéressé,  appliqué   à 
toutes  les  tâches  de  l'armée,  et  qui  nous  a  con- 


100  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

duits  à  une  espèce  de  socialisme  autoritaire  qui 
régit  la  vie  et  le  travail  des  armées  pour  le  plus 
grand  dommage  des  soldats,  de  la  nation  et  de  la 
poursuite  heureuse  de  la  guerre.  Je  marque  tout 
de  suite  que  c'est  la  vraie  cause  du  gaspillage  des 
hommes,  des  forces  et  du  matériel. 

11  ne  faut  plus  nous  dissimuler  que  les  armées 
modernes  sont  recrutées  et  organisées  en  dépit 
du  bon  sens.  11  ne  faut  pas  nous  dissimuler  non 
plus  que  ce  recrutement  et  cette  organisation, 
reposant  apparemment  sur  les  mêmes  principes 
en  Allemagne  et  en  France,  sont  en  réalité  très 
différents  dans  les  deux  pays  et  ont  assuré  à  l'Al- 
lemagne des  avantages  énormes  tandis  qu'ils  va- 
laient à  la  France  des  inconvénients  sans  nombre. 
On  connait  ce  jugement  d'un  Allemand  : 

«...  L'Allemagne,  ayant  trouvé  un  régime  mili- 
taire qui  convenait  à  son  génie,  a  inspiré  aux  autres 
Européens  le  désir  de  l'imiter,  parfois  contraire- 
ment à  leur  génie  propre  :  le  même  système  qui, 
en  Allemagne,  avait  militarisé  la  nation,  n'a  eu 
d'autre  effet,  en  France,  que  de  démilitariser 
l'armée  *.  » 

1.   Cité  par    Eugène  Cavaignac,   Esquisse  d'une  histoire  de 
France,  page  602  (2»  éd.,  Paris,  1916). 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE       101 

L'expérience  a  montre  que  ce  jugement  est  une 
anticipation  encore  fausse.  Mais  cette  anticipation 
est  fondée  sur  une  observation  exacte  d'un  assez 
grand  nombre  de  faits,  dont  le  principal  est  l'an- 
timilitarisme  en  France  avant  la  Grande  Guerre, 
et  le  péril  demeure  sérieux  chez  nous,  même 
pendant  la  guerre  ;  il  faut  le  voir  pour  le  con- 
jurer, ce  qui  est  parfaitement  possible.  11  faudra 
se  rendre  compte  que  le  système  militaire  alle- 
mand et  le  système  militaire  français,  apparem- 
ment les  mêmes,  sont  mus  par  des  doctrines  gé- 
nérales absolument  opposées. 

Le  système  allemand  fonctionne  pour  assurer 
l'offensive  d'un  peuple  contre  les  autres. 

Le  système  français  ne  fonctionne  que  pour 
assurer  la  défense  d'un  peuple  contre  des  agres- 
sions indéterminées. 

Le  premier  soulève  des  espérances,  des  appé- 
tits individuels  considérables  qui  compensent 
chez  les  soldats  les  sacrifices  consentis,  et  il  favo- 
rise au  plus  haut  degré  la  cohésion  des  armées. 

Le  second  ne  laisse  aux  soldats  qu'une  satisfac- 
tion morale  très  fragile,  ne  donne  aux  sacrifices 
aucune  compensation  prochaine  et  entraîne  à  la 
discussion   du  devoir  militaire  même  ceuJT  qui 


102  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

comparent  les  avantages  individuels  aux  sacrifices 
consentis. 

Qui  ne  se  rendra  compte  de  cette  profonde  dif- 
férence ne  comprendra  rien  à  la  guerre  et  sera 
dans  l'impossibilité  de  faire  une  reforme  utile. 
Mais  il  faut  remonter  aux  idées  pour  comprendre 
ces  différences. 

Si  Rousseau  et  Kant  sont  aux  origines  philoso- 
phiques du  système  d'idées  qui  ont  entraîné  l'Eu- 
rope au  service  militaire  obligatoire,  les  idées 
roussiennes  et  kantiennes  ont  eu  un  développe- 
ment tout  à  fait  différent  en  Allemagne  et  en 
France. 

En  France,  l'idée  de  la  souveraineté  populaire 
et  celle  du  devoir,  jointes  à  l'idée  du  progrès  in- 
défini, se  développent  parallèlement  et  dans  le 
sens  de  leur  logique,  de  la  raison  universelle,,  si 
l'on  peut  dire.  Le  citoyen  devient  roi,  à  qui  sa 
position  éminente  commande  la  pure  défense  non 
point  tant  du  pays  que  de  sa  qualité  d'être  indé- 
pendant. Son  devoir  militaire  n'est  conçu  que 
comme  une  défense  individuelle,  non  pas  de  ses 
biens,  mais  d'un  bien  moral  diversement  inter- 
prété, mais  bien  strictement  individuel.  Que  l'on 
y  songe  sérieusement,  c'est  la  doctrine  officielle, 


LES    IDÉES    ET    L'ORGANISÀtlON    DE    l'aRMÉE       lOli 

avant  la  guerre,  au  nom  de  quoi  on  requiert  le 
service  militaire  de  chaque  citoyen  '. 

1.  Je  ne  veux  pas  alourdir  ce  livre  de  citations  et  de  notes. 
Je  m'adresse  à  des  Français  connaissant  l'histoire  des  idées  en 
Europe.  Mais  je  dois  rappeler  ici  des  textes  qui  montrent  que 
l'analyse  que  je  fais  est  rigoureusement  exacte.  Aux  environs 
de  1900,  l'enseignement  officiel  était  arrivé  au  point  extrême 
que  j'indique.  Voici  ce  qu'enseignaient  aux  Français  des  per- 
sonnages considérables  de  l'enseignement,  qui  exprimaient  les 
idées  ofliciclles  : 

«  Les  Français  ont  pris  l'engagement  de  se  gouverner  sans 
maUres...  de  ne  s'exposer  dans  aucun  cas  à  redevenir  des  es- 
claves ou  des  sujets...  Si  les  rois  de  l'Europe  voulaient  enva- 
hir, asservir,  démembrer  la  République  française...  nous  sau- 
rions nous  faire  tuer  pour  ne  pas  redevenir  esclaves,  pour 
conserver  le  droit  de  vivre  en  nation  indépendante  et  libre,  en 
société  fraternelle  d'hommes  raisonnables.  »Geci  est  de  M.  Au- 
lard  (Manuel  d'Instruction  civique). 

«  Servir  sa  patrie,  ce  n'est  pas  seulement  être  soldat  et  aller 
se  battre.  Ce  patriotisme-là  n'est  que  l'exception: les  occasions 
sont  rares  aujourd'hui,  heureusement,  d'aller  se  faire  tuer  dans 
les  batailles...  Mais  il  y  a  Cent  autres  manières  de  servir  son 
pays...  Il  y  a  surtout  (le  patriotisme)  de  l'homme  courageux 
qui  se  fait  le  défenseur  des  bonnes  causes,  du  di'oit,  des  lois, 
des  libertés.  Ce  fut  le  patriotisme  de  Hugo,  de  Quinet,  de 
Charras,  de  tous  ceux  qui,  en  décembre  1851,  défendirent  la 
République  contre  son  meurtrier... 

«  Ce  qui  fait  la  patrie...  C'est  avant  tout  la  volonté  de  vivre 
ensemble  librement,  de  s'appartenir  à  soi-nicmc,  de  ne  pas  su- 
bir la  domination  ou  l'autorité  d'un  peuple  voisin.  Là  où 
n'existe  plus  cet  accord  des  volontés  libres,  il  n'y  a  plus  de  pa- 
trie. »  Ceci  est  de  Prirtiaire(A/artuei(i'.Educ3<t'oa»iora/e,  pp.115- 
121). 

Mais  voici  de  M.  Payot,  recteur  de  l'Académie  d'Aix  : 

«  Non  I  je  ne  puis  accepter  d'être  un  meurtrier,  ou  de  ne 
mourir  que  pour  un  bien  qui  ait  une  valeur  supérieure  à  la  vie, 
pour  un  devoir  moral  plus  impérieux  que  le  devoir  moral  essen- 


104  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Une  telle  doctrine  est  exclusivement  défensive. 
Lorsqu'elle  est  appliquée  au  cours  d'une  guerre, 
elle  est  de  valeur  militaire  nulle.  Elle  rend  très 
difficile  l'application  de  la  discipline  militaire,  et 
elle  interdit  toute  compensation  au  soldat.  Dans 


tiel  de  respecter  la  vie  d'aulrui  ;  or  ce  qui  a  une  vaK^ur  hors 
de  pair,  c'est  ce  qui  est  le  fondement  môme  de  tous  mes  de- 
voirs moraux,  la  raison  d'être  de  la  civilisation  :  c'est  le  droit 
d'être  un  homme  libre  ;  c'est  le  droit  de  garder  intacte  ma  di- 
gnité de  citoyen  ;  c'est  le  droit  d'aller  et  de  venir  comme  je  le 
veux  dans  mon  pays  ;  de  ne  prélever  sur  mon  travail  que 
l'impôt  que  j'ai  consenti  ;  de  parler  ma  langue  librement  ;  de 
ne  recevoir  la  loi  d'aucun  despote,  homme  ou  nation  de  proie. 
La  moindre  atteinte  à  ma  dignité  d'homme  libre  m'est  intolé- 
rable :  plutôt  mourir  que  de  l'accepter.  »  {Cours  de  Morale 
pp.  174-175.) 

Un  bien  moral  individuel  :  aucune  notion  de  bien  moral  col- 
lectif, ni  de  bien  matériel  collectif,  ni  de  coutumes,  ni  d'his- 
toire. Bref,  «  le  devoir  »,  livré  à  l'interprétation  individuelle, 
l'anarchie.  Voilà  le  mélange  de  Rousseau  et  de  Kant  que  l'on 
enseignait  dans  les  écoles  françaises  de  1902  à  1914  ;  que  l'on 
enseigne  encore  aujourd'hui,  après  trois  ans  de  guerre.  Je  ne 
puis  me  retenir  de  faire  observer  combien  ces  idées,  qui  ne  font 
aucune  distinction  entre  Napoléon  III  et  Guillaume  II,  sont 
dangereuses,  combien  elles  sont  inconciliables  avec  la  servi- 
tude militaire  que  nous  subissons  depuis  trois  ans.  Si  on  les 
enseignait  dans  les  tranchées,  le  front  ne  tiendrait  pas  trois 
mois  ;  combien  de  soldats,  qui  n'ont  aujourd'hui  que  le  droit 
d'aller  et  venir  dans  leur  tranchée,  réclameraient»  le  droit  d'al- 
ler et  de  venir  comme  ils  le  veulent  dans  leur  pays  «  1  Je  sais 
que  ces  messieurs  ne  sont  pas  de  mauvaises  gens,  ni  de  mau- 
vais Français.  Mais  ils  enseignent  des  idées  fausses,  qui  nous 
mettent  en  péril,  car  elles  sont  propres  à  ouvrir  noire  front 
aux  armées  du  «  despote  »  et  de  la  «  nation  de  proie.  » 


LES    IDÉKS    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE       105 

une  longue  guerre,  elle  fonctionne  absolument  au 
rebours  des  intérêts  de  la  nation.  Le  soldat  qui 
l'examine  constate  que  son  long  sacrifice  ne  lui 
vaudra  qu'une  simple  satisfaction  morale  bien 
discutable  ;  aucune  espérance  de  récupération 
quelconque  ne  lui  est  offerte.  11  est  évident  que  de 
telles  conditions  psychologiques  sont  absolument 
défavorables  à  la  poursuite  de  la  guerre.  Pour 
une  courte  campagne,  passe.  Pour  une  longue,  très 
longue  guerre,  il  est  inconcevable  que  le  soldat 
puisse  consentir  à  la  privation  de  sa  liberté,  de 
tous  ses  droits  d'être  indépendant  pendant  la 
guerre  pour  conserver  cette  liberté,  ces  droits 
dont  il  ne  jouira  peut-être  pas. 

En  Allemagne,  au  contraire,  les  idées  roussien- 
nes  et  kantiennes  ont  eu  un  développement  histo- 
rique, ou  si  Ton  préfère,  un  développement  lo- 
gique dans  un  cadre  historique.  L'idée  roussienne, 
qui  surexcitait  l'idée  germanique,  Tidée  kantienne 
qui  imposait  aux  citoyens  un  devoir,  ont  servi  la 
croissance  de  l'Etat  prussien.  Avec  Fichte,  avec 
Hegel,  l'incorporation  est  totale,  et  l'expansion  des 
idées  sur  le  progrès  indéfini  ne  fait  que  la  forti- 
fier. Le  peuple  allemand  doit  être  uni  et  puis- 
sant parce  que  son  moi  est  en  quelque  sorte  le 


106  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

moyen  d'expresssion  du  moi  universel  ;  l'Etat 
prussien  étant  le  moyen  de  réalisation  de  l'idée 
universelle,  tout  Allemand  doit  servir  l'Etat,  afin 
que  TEtat  donne  au  monde  entier  le  bénéfice  de 
cette  amélioration  dont  le  moi  allemand  contient 
le  principe. 

11  y  a  bien  sacrifice  de  l'individu  à  l'Etat.  Mais 
(Jtlelle  diffétence  avec  le  sacrifice  du  soldat  fran- 
çais !  Et  d'abord,  c'est  une  pensée  offensive  ;  il 
s'agit  de  conquérir  le  monde  (c'est  pour  le  bien 
du  monde,  mais  c'est  une  conquête,  avec  tous  les 
avantages  qu'une  armée  peut  attendre  dune  con- 
quête). 

Et  en  second  lieu,  c'est  une  promesse  de  très 
grandbénéfîce  individuel.  Pour  le  bien  du  monde, 
le  soldat  allemand  recueillera  personnellenient 
les  bénéfices  matériels  de  la  guerre.  Dans  les  pays 
conquis,  il  sera  roi.  A  chaque  Allemand  est  pro- 
mis un  morceau  du  monde,  non  un  morceau  moral, 
mais  un  morceau  matériel,  avec,  en  outre,  cette 
immense  satisfaction  de  savoir  qu'en  prenant  ce 
morceau  il  agit  pour  le  plus  grand  bien  de  la 
plus  haute  civilisation  qui  doit  se  réaliser  sous 
le  commandement  des  seuls  Allemands  ! 

Que  l'on  prenne  bien  garde  à  cette  énorme  dif- 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE       107 

férence  :  de  mêmes  idées  philosophiques,  trans- 
formées sur  des  plans  différents^  ont  fait  des  bel- 
ligérants deux  groupes  mus  par  des  forces 
psychologiques  tout  à  fait  disproportionnées.  Des 
Vosges  à  la  mer  du  Nord,  deux  groupes  d'hom- 
mes se  contiennent  depuis  trois  ans  : 

le  Français  pensant  que  la  guerre  ne  peut  que 
lui  conserver  la  royauté  sur  lui-même^  s'il  ne 
perd  pas  la  vie  ; 

l'Allemand  pensant  que  Id  guerre  lui  permet- 
tra iV acquérir  la  toyauté  sur  tous  les  non- Alle- 
mands. 

Ce  jeu  vaut  le  risque  et  cela  explique  cette  ar- 
deur (^ue  conserveht  les  troupes  allemandes.  Gela 
explique  également  pourquoi  les  armées  alle- 
mandes souffrent  moins  que  les  nôtres  des  prin- 
cipes absurdes  de  l'organisation  militaire  moderne. 
11  ne  m'appartient  pas  de  dire,  et  je  ne  veux  pas 
dire  quels  inconvénients  découlent  de  cette  orga- 
nisation pour  nos  armées.  C'est  peu  de  parler 
d'inconvénients  quand  il  s'agit  de  périls.  Mais  ces 
périls  sont  connus.  Ils  ont  été  conjurés  jUsq[u'ici 
par  le  solide  fonds  guerrier  héréditaire  que  pos- 
sèdent les  Français.  Mais  ce  fonds  d'est  pas  iné- 
puisable. 11  s'agit  de  prévoir  le  moment  où,  ces 


108  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

réserves  étant  épuisées  par  la  longue  durée  de  la 
guerre,  les  principes  de  l'organisation  militaire 
joueraient  complètement  contre  nos  armées  si 
nous  ne  les  compensons  pas  par  une  force  nou- 
velle, qui  nous  donnera  un  nouvel  ascendant  sur 
les  détestables  pourceaux  qui  prétendent  à  l'Em- 
pire du  monde. 

Encore  un  coup,  et  par  une  voie  nouvelle,  nous 
aboutissons  à  rechercher  les  moyens  d'offrir  au 
soldat  français  un  but  de  guerre  qui  satisfasse 
ses  intérêts  privés.  C'est  le  seul  moyen  de  servir 
l'intérêt  général  et  d'empêcher  que  nos  forces 
militaires  ne  soient  dissociées  par  les  principes 
absurdes  au  nom  desquels  on  les  a  réunis  '. 

Les  démocrates  qui  président  à  nos  destinées, 
s'ils  jugent  ces  moyens  peu  démocratiques,  seront 
sages  de  se  rappeler  que  les  armées  qui  ont  ré- 
pandu la  démocratie  dans  le  monde,  si  elles  lut- 
taient ou  croyaient   ou  disaient  lutter   pour   la 

1.  Ajoutons  que  c'est  indispensable  à  d'autres  points  de  vue. 
La  nation  a  besoin  de  récupérer  des  travailleurs,  de  plus  en 
plus  nombreux.  Plus  l'on  soustraira  de  travailleurs  à  l'impôt 
du  sang,  plus  les  compensations  devront  être  accrues  pour  les 
mobilisés  qui  demeureront  aux  armées,  simplement  parce  qu'ils 
ne  sont  ni  métallurgistes,  ni  indispensables  à  quelque  service 
national,  municipal,  ou  privé  de  l'arrière.  La  compensation,  il 
faut  le  répéter,  est  en  Allemagne  et  non  ailleurs . 


LES    IDÉES    ET    l'oRGANISATION    DE    l'aRMÉE        lOU 

liberté,  ne  négligeaient  pas  les  biens  de  la  terre 
dans  leurs  courses  eu  Europe.  C'était  un  puissant 
ressort,  plus  puissant  que  l'amour  de  la  liberté. 
On  peut  commencer  une  campagne  en  sabots, 
mais  avec  l'espérance  de  gagner  de  bonnes  et 
solides  chaussures.  Et  je  vous  assure  que  vous 
seriez  mal  reçus  si,  au  lendemain  d'une  forte 
attaque,  vous  veniez  nous  faire  des  discours  sur 
notre  bien  moral  au  lieu  de  nous  apporter  le  pain 
blanc,  le  bon  vin  et  la  paille  fraîche  dont  nous 
avons  besoin. 


II.   —  PRINCIPES  DE  l'0RGANIS4TI0N  mIlITAIRE 
LE    SOCIALISME    AUTORITAIRE 


Voilà  pour  la  force  morale  de  la  natiou  armée. 
Passons  à  l'organisation  intérieure  de  cette  armée 
cgalitaire.  Considérons  l'utilisation  des  vies  hu- 
maines, des  forces  humaines  et  de  cet  immense 
matériel  qui  suit  les  armées.  Les  défauts,  les 
vices  du  système,  sont  apparus  à  de  nombreux 
observateurs  qui  ont  eu  l'occasion  de  constater 
l'invraisemblable  gaspillage  des  armées,  à  tous 
les  points  de  vue.  Mais  je  ne  crois  pas  que  Von 
se  soit  rendu  compte  que  la  cause  de  ce  prodigieux 
gaspillage  réside  da?is  le  principe  animaiit  l'or- 
ganisation de  Varmée  moderne,  principe  qui  est 
tout  bonnement  celui  du  socialisme  communiste. 

La  vérité  est  que  l'armée  est  un  organisme  so- 
cialisé, pénétré  (et  conservé!)  par  une  hiérarchie 
solide,  par  une  discipline  traditionnelle  qui  dis- 
pose de  moyens  efficaces,  mais  parfaitement  so- 


LES    IDÉES    El    l'organisation    DE    l'ARMÉE        lU 

cialiste  dans  l'utilisation  des  forcps,  des  biens  et 
du  matériel.  Quand  on  se  rend  compte  de  cette 
singularité,  qui  nous  vient  de  la  philosophie  ré- 
gnante au  \w  siècle,  on  comprend  pourquoi  les 
hommes  sont  si  souvent  ma|  employés,  et  les  res- 
sources gaspillées,  et  quiconque  a  vu  les  ressorts 
de  ce  système  est  à  tout  jamais  dégoûté  du  socia- 
lisme; on  voit,  de  ses  yeux,  et  non  plus  par  le 
raisonnement,  combien  ce  système  d'administra- 
tion et  de  travail  est  ruineux,  inférieur  en  rendie- 
ment  à  tout  système  capitaliste  ou  féodal,  et,  par 
surcroît,  funeste  pour  le  citoyen  dp  pondition  or- 
dinaire pour  lequel  on  le  dit  inventé.  11  a  été 
heureusement  corrigé  par  l'arbitraire  des  officiers 
de  tout  grade,  mais  cet  jarbitraire  ne  peut  s'pxer- 
cer  que  sur  des  détails,  non  sur  l'ensemble,  et 
c'est  en  somme  up  paoyen  qu'il  est  préférable  de 
ne  pas  transformer  en  institution. 

Oui,  l'armée  est  un  organisme  socialiste.  Pre- 
mièrement, les  soldats  sont  à  la  collectivité,  à  la 
France  ;  ils  ne  disposent  plus  de  Jeur  liberté  pour 
l'emploi  de  leur  force  ;  pour  le  coinbat  comme 
pour  le  travail,  comme  pour  n'imporfe  quelle 
tâche  ou  corvée,  l'aptitude  du  soldat  est  déter- 
minée non  par  ses  goûts  ou  les  aptitudes  qu'il  se 


112  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

connaît,  mais  par  uq  supérieur  quelconque.  Ce 
qui  appartient  au  soldat  appartient  à  l'Etat, 
armes,  vêtements,  et  presque  tous  objets  dusage 
individuel  ;  Talimentalion  est  assurée  par  l'Etat  ; 
tous  les  services,  soins  du  corps,  soins  de  l'esprit, 
correspondance,  transports,  sont  gratuits,  à  la 
charge  de  l'Etat. 

En  résumé,  tout  est  à  tous,  le  principe  régnant 
étant,  à  chacun  selon  ses  besoins  dans  les  limites 
définies  par  les  règlements,  —  de  chacun  selon 
ses  forces,  —  rémunération  égale  dans  chaque 
catégorie,  quelle  que  soit  la  qualité  dans  le  tra- 
vail ou  la  quantité  dans  le  rendement.  Et  le  sys- 
tème suppose  que  chacun  fait  son  «  devoir  »  loya- 
lement, totalement,  et  que  chacun  est  animé  par 
un  égal  souci  d'utiliser  judicieusement  les  biens 
de  la  collectivité,  qui  sont  à  tous.  Avec  ce  sys- 
tème, qui  est  du  beau  socialisme  communiste,  on 
aboutit  à  ce  prodigieux  gaspillage  que  tout  le 
monde  connaît  et  à  l'écrasement  de  cet  héroïque 
«  Poilu  »  que  tout  le  monde  loue  et  dont  peu  de 
personnes  savent  que  les  privations  sont  forte- 
ment aggravées  par  ce  système  imbécile. 

Je  me  hâte  de  dire  que  le  système  ne  nuit  pas 
au  combat.  L'armée,  parce  qu'elle  demeure  do- 


LES    IDÉES    ET    L'ORGANISATION    DE    l'ARMÉE         113 

mince  par  sa  hiérarchie  traditionnelle,  parce 
qu'elle  demeure  mue  par  ce  sentiment  de  l'hon- 
neur qui  est  si  vif  et  si  profond  chez  les  Français, 
l'armée  française  est  restée  un  merveilleux  ins- 
trument de  combat,  et  c'est  à  ses  institutions 
traditionnelles  que  l'on  doit  la  transformation  de 
tous  les  Français  en  combattants  de  premier 
ordre.  Au  combat,  au  combat  proprement  dit,  ce 
système  socialiste  que  j'ai  décrit  ne  compte  plus. 
L'impérieuse  nécessité  rend  toute  sa  valeur  au 
cadre,  à  la  discipline,  et  à  l'honneur.  Les  égali- 
taires  peuvent  faire,  au  repos,  des  plaisanteries 
sur  le  prix  pour  lequel  un  soldat  meurt.  Au  com- 
bat, tout  cela  tombe.  11  y  a  la  tradition  ;  il  y  a  la 
discipline,  il  y  a  le  service,  il  y  a  surtout  l'hon- 
neur. 

Contrairement  à  ce  que  l'on  a  trop  raconté  à 
l'arrière,  les  soldats  ne  sont  pas  impatients  d'al- 
ler au  combat.  Quand  on  les  y  envoie,  ils  y  vont, 
parce  qu'ils  sont  à  ce  moment-là  saisis  par  la 
volonté  française,  qui  s'empare  d'eux,  et  par  le 
commandement.  Quand  ils  y  sont,  la  discipline 
continue  de  jouer,  l'exemple  du  chef  les  en- 
traîne, mais  le  plus  grand  excitateur  de  l'armée, 
c'est  alors  ce  profond  sentiment  de  l'honneur,  si 

Cheval  de  Troie.  U 


114  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

fortement  cultivé  en  France,  depuis  des  siècles, 
dans  la  famille,  dans  la  rue,  à  l'école  ou  à  l'atelier. 
11  n'y  a  pire  injure  pour  un  Français  que  d'être 
nommé  capon  ou  lâche  par  ses  pairs,  par  ses  ca- 
marades. Ce  trait  du  caractère  national,  qui  fait 
les  grands  peuples  militaires,  et  qui  est  si  pro- 
noncé chez  nous,  est  la  grande  ressource  de  l'ar- 
mée. Le  Français  est  un  des  premiers  combattants 
du  monde  parce  que,  pour  lui,  le  suprême  hon- 
neur, devant  ses  camarades,  ses  égaux,  consiste  à 
dominer  la  peur  physique,  à  culbuter  l'ennemi, 
comme  la  suprême  honte  est  de  subir  la  peur  et 
de  fuir.  Avec  ces  sentiments,  également  vivants 
dans  toutes  les  classes  françaises,  et  qui,  au  mo- 
ment du  combat,  dominent  toutes  considérations 
sur  la  disproportion  entre  le  sacrifice  consenti  et 
la  récompense  individuelle,  et  tous  raisonnements 
sur  la  légitimité  ou  l'illégitimité  de  la  guerre, 
l'armée  nationale,  soutenue  par  les  anciennes  ins- 
titutions militaires  des  cadres  et  par  la  discipline 
traditionnelle,  est  devenue  et  demeure  un  instru- 
ment de  combat  de  premier  ordre  *. 

1.  Toutefois,  il  convient  d'indiquer  combien  ce  système 
d'armée  nationale  est  peu  favorable  à  l'économie  d'hommes, 
dans    toutes    les   armées.   Ce   système,  où  le  recrutement  de 


LES    IDÉKS    ET    l'oRGANMSATION    DE    l'aRMÉE       115 

Mais  on  conçoit  bien  que  ce  goût  de  Flionncur, 
qui  joue  pour  le  combat  parce  qu'il  est  en  somme 
une  affirmation  de  l'individu,  ne  peut  avoir  aucune 
influence  hors  du  combat,  dans  les  tâches  mul- 
tiples qui  ont  été  imposées  à  l'homme  de  troupe 
dans  cette  longue  guerre  arrêtée  sur  des  positions 
retranchées.  Les  mobiles  de  l'homme  au  combat 
proprement  dit  sont  l'honneur,  le  goût  de  la 
gloire,  un  certain  nombre  d'instincts  guerriers, 
et,  accessoirement  y  l'intérêt  individuel  (qui  sera 
satisfait  par  les*  profits  du  combat).  Pour  le  tra- 
vail, les  mobiles  de  l'homme  sont,  au  premier 
rang,  l'intérêt  individuel, l'appât  du  gain,  le  désir 
de  l'amélioration  matérielle  de  son  sort,  et  ac- 
cessoirement ^  un  certain  sens  de  l'honneur  pro- 
fessionnel, et  la  loyauté  dans  l'accomplissement. 

Or,  dans  ce  régime  de  communisme  qui  s'est 

l'homme  est  gratuit,  est  infiniment  plus  coûteux  pour  une  na- 
tion que  le  recrutement  onéreux.  Il  fait  perdre  de  vue  à  tous, 
chefs  civils  ou  militaires,  le  prix  matériel  de  la  vie  d'un  homme  ; 
il  ne  lui  laisse  que  le  sentiment  du  prix  moral  de  cette  exis- 
tence. Ne  nous  faisons  pas  d'illusions  :  ce  sentiment  est  bien 
moins  efficace  que  l'intérêt.  Quand  des  chefs,  quand  l'Etat  sa- 
vent que  le  recrutement  d'un  soldat  leur  impose  une  dépense 
élevée,  il  se  crée  un  état  d'esprit  qui  porte  les  chefs  civils  et 
militaires  à  être  ménagers  de  la  vie  des  hommes.  Avec  le  re- 
crutement gratuit,  nul  n'est  animé  de  cet  esprit,  et  l'armée  na- 
tionale dévore  les  citoyens  d'une  nation. 


116  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

imposé  aux  armées  (sans  qu'on  le  veuille,  sans 
que  personne  y  ait  jamais  pensé  nettement),  on 
fait  travailler  Ihomme,  le  Français  militarisé,  uni- 
quement au  nom  du  devoir,  de  la  loyauté  et  au 
nom  de  principes  militaires  totalement  inappli- 
cables dans  cet  ordre.  Gela  aurait  pu  fonctionner 
pendant  une  courte  guerre,  pour  les  travaux  de 
fortification  de  campagne  qui  font  eu  quelque 
sorte  partie  du  combat,  parce  que,  dans  ces  tra- 
vaux, le  sentiment  de  l'intérêt  individuel  joue  (en 
ce  qui  concerne  la  sécurité  personbelle);  mais  cela 
ne  joue  plus  pour  ces  immenses  travaux  de  l'ar- 
rière qui  sont  d'intérêt  général. 

Et  là,  pour  l'homme,  pour  le  soldat  travailleur, 
aucun  intérêt  individuel  n'est  satisfait.  Il  travaille 
pour  la  communauté,  et  qu'il  travaille  bien  ou 
mal,  il  aura  la  même  situation  :  il  est  habillé,  il 
est  logé  (Dieu  sait  comme  !),  il  est  nourri  (sans  * 
luxe)  et  il  reçoit  cinq  sous  par  jour.  Il  se  regarde 
comme  un  homme  qui  fournit  dix  heures  de  tra- 
vail, dimanches  et  fêtes,  contre  un  salaire  de  vingt- 
cinq  centimes,  et  qui  travaillant  peu  ou  prou,  ne 
verra  son  salaire  ni  diminuer  ni  augmenter.  Ne 
cherchez  pas  ailleurs  la  cause  du  mauvais  ren- 
dement de  la  main-d'œuvre  militaire.  Avec  ce 


LES    IDÉES    ET    L'ORGANISATlOfl    DE    l' ARMÉE       117 

système,  il  est  bien  évident  que  Ton  ne  peut  ob- 
tenir un  rendement  sérieux. 

Mauvais  rendement,  et  travail  extrêmement 
coûteux.  L'intérêt  individuel  manquant,  il  faut 
bien  le  remplacer  par  une  contrainte  quelconque  : 
la  contrainte,  c'est  la  surveillance  permanente  et 
multiple.  Pour  le  moindre  chantier,  il  faut  un 
sous-officier,  et  pour  surveiller  les  sous-officiers, 
il  faut  dos  officiers  subalternes,  et  pour  surveil- 
ler les  officiers  subalternes,  il  faut  des  inspec- 
teurs. Aucune  entreprise  privée  ne  pourrait  sup- 
porter de  pareils  frais  de  surveillance,  qui  sont 
indispensables  pour  les  chantiers  militaires. 

Ajoutez  à  cela  que,  dans  de  telles  conditions 
de  travail,  tous  les  malins,  les  débrouillards  es- 
saient d'échapper  à  ce  qui  est  pour  eux  une  sim- 
ple corvée.  Et  ils  essaient  d'y  échapper  non  pas 
pour  ne  rien  faire,  mais  pour  faire  quelque  tra- 
vail qui  leur  vaudra  un  profit  matériel  :  travaux 
pour  quelques  civils,  travaux  pour  les  officiers, 
les  sous-officiers  ou  les  hommes,  fabrication 
d'objets  de  guerre,  toutes  occupations  qui  leur 
valent  un  vrai  salaire  ou  un  pourboire,  ou  un  litre 
ou  deux  de  vin. 

Ajoutez  encore  que,  sur  cent  hommes,  il  y  en 


118  LE   CHEVAL    DE   TROIE 

a  au  plus  la  moitié  qui  ont  une  véritable  habileté 
dans  la  tâche  qui  leur  est  donnée,  et  un  ou  deux 
surveillants  sur  dix  qui  possèdent  les  connaissan- 
ces techniques  nécessaires. 

Et  maintenant,  chiffrez  les  résultats  : 
Soit  une  compagnie  à  l'elTectif  de  cent  quatre- 
vingt  et  quelques  hommes,  cadre  compris,  et  dont 
l'effectif  vrai  ne  dépasse  guère  cent-soixante.  Si 
vous  pouvez  mobiliser  chaque  jour,  pour  le  tra- 
vail, cent  à  cent  dix  hommes,  vous  pounrcz  vous 
estimer  habile  à  débusquer  les  embusqués  et  les 
faux  malades.  Mettez,  pour  le  mieux  :  cent  tra- 
vailleurs, dix  sous-officiers,  deux  officiers  surveil- 
lants. Gela  coûte  quotidiennement  à  l'Etat  toutes 
les  dépenses  de  la  compagnie  : 

Surveillance,  environ  120  francs 
Travailleurs,       —       850  francs 

Ce  qui  vous  donne  une  dépense  pas  très  éloi- 
gnée de  1.000  francs  par  jour  pour  la  compagnie. 

Or  ces  cent  travailleurs,  travaillant  dans  les 
conditions  dites,  fournissent  au  plus  le  rendement 
de  quarante  travailleurs  libres.  Et  cette  équipe 
de  quarante  travailleurs  libres,  dirigée  par  deux 
conducteurs,  qui  ne  seraient  pas  de  simples  sur- 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE        119 

veillants,  mais  des  organisateurs  de  travail,  tra- 
vaillant eux-mêmes,  eût  coûté,  avec  de  bons 
salaires  de  dix  à  douze  francs,  un  peu  plus  de 
cinq  cents  francs  par  jour. 

Perte  sèche  pour  l'Ktat  :  cinq  cents  francs  par 
jour  et  par  compagnie.  Et  nous  mettons  les  choses 
au  mieux,  et  nous  ne  tenons  pas  compte  des  frais 
entraînés  par  les  malfaçons,  le  gaspillage  de  ma- 
tériaux et  d'outils,  inévitables  avec  cette  main- 
d'œuvre  et  cette  direction  de  travaux  mal  quali- 
fiées, ni  des  frais  entraînés  par  les  inspections,  par 
la  surveillance  des  bureaux  constitués  pour  diri- 
ger, contrôler,  centraliser  les  travaux  d'une  région, 
ni  des  innombrables  journées  de  travail  perdues 
par  les  déplacements  de  groupes  de  travailleurs 
provoqués  par  les  erreurs  de  quelque  bureau  où 
la  notion  du  prix  de  revient,  des  frais  généraux 
n'existe  pas  et  ne  peut  exister. 

Perte  pour  la  nation:  la  perte  sèche  susdite  de 
l'Etat,  à  quoi  il  faut  ajouter  les  pertes  inévaluables 
que  nous  venons  d'indiquer,  et  les  pertes  immen- 
ses résultant  de  la  mobilisation  inutile  d'hommes 
qui  eussent  rendu  d'énormes  services  au  pays 
dans  leurs  travaux,  leurs  emplois  ou  leurs  entre- 
prises de  la  vie  civile.  Si  nous  essayions  de  chif- 


120  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

frer,  il  faudrait  multiplier  par  cinq  au  moins  ce 
chiffre  de  cinq  cents  francs  que  je  donne  plus  haut 
comme  un  minimum  de  perte. 

Voilà  ce  qu'il  en  coûte  à  l'Etat,  à  la  France, 
pour  avoir  donné  aux  services  de  l'armée  une 
sorte  de  régime  socialiste  communiste.  Il  n'y  a 
rien  de  plus  coûteux  que  cette  organisation  où  nul, 
à  quelque  degré  de  la  hiérarchie  qu'il  se  trouve, 
n'est  intéressé  hiatériellement  à  la  bonne  exécu- 
tion des  travaux,  à  l'économie  de  la  main-d'œuvre, 
du  temps,  de  l'outillage,  des  matériaux  ;  où  nul 
ne  peut  être  averti,  par  son  intérêt  personnel,  par 
la  perte  de  son  bien  propre  ou  de  son  gain,  que 
son  travail  est  mal  organisé  ;  où  tout  le  monde 
perd  la. notion  du  ])rix  des  choses,  du  prix  du 
temps,  du  prix  des  hommes,  et  où  tous  sentent 
se  dissoudre  leur  volonté  de  mieux  faire,  leur 
esprit  d'initiative,  leur  ardeur  au  travail  parce 
qu'il  n'y  a  presque  rien  à  gagner  à  les  manifester. 

Qui  a  vu  fonctionner  cet  organisme  est  éclairé  par 
les  faits  sur  le  socialisme*.  Ce  mode  de  production 


1.  Encore  ce  socialisme  dans  le  travail  aux  armées  est-il 
maintenu  à  un  certain  degré  de  rendement  par  une  forte  hié- 
rarchie et  une  discipline  qui  dispose  de  moyens  de  coercition 
assez  puissants. 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    f/aRMÉK         1^1 

aboutit  à  une  production  de  qualité  inférieure  et 
grève  la  production  de  charges_.improductives,  de 
frais  généraux  énormes,  qu'aucun  autre  mode  de 
production  ne  connaît,  et  qui  dépassent  très  large- 
ment les  plus  larges  profits  capitalistes.  Ruineux 
pour  la  nation,  et  ne  satisfaisant  personne,  ni  les 
chefs,  qui  perdent  leur  temps  et  leurs  efforts,  ni 
les  travailleurs,  à  qui  il  ne  procure  aucun  avan- 
tage matériel. 

Qui  a  vu  ces  compagnies  de  travailleurs,  dont 
la  moitié  sont  étrangers  au  travail  qu'ils  font, 
besogner  lentement  en  pensant  qu'ils  en  feront 
toujours  assez  pour  leurs  cinq  sous  ;  qui  a  vu  leurs 
surveillants,  sous-offîciers  et  officiers,  instituteurs, 
avocats,  commerçants,  diriger  ces  travaux,  en 
pensant  qu'un  conducteur  qualifié  remplacerait 
avantageusement  dix  d'entre  eux  et  que  chacun 
d'eux  rendrait  dix  fois  plus  de  services  à  la  France 
et  à  sa  famille  dans  l'exercice  de  sa  profession  : 
qui  a  vu  ce  spectacle,  qui  se  renouvelle  à  chaque 
pas  que  l'on  fait  dans  la  zone  des  étapes,  sait  quel 
gaspillage  nous  faisons  de  nos  propres  forces. 

Mais  où  sont  les  coupables  ?  les  responsables  ? 
qui  nous  a  donné  cette  organisation  absurde -et 
ruineuse  ?  Personne  ne  l'a  voulue.    Personne  n'a 


122  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

voulu,  consciemment,  organiser  le  travail  des 
armées  contre  tout  bon  sens.  Les  coupables,  les 
responsables,  ce  sont  les  idées  maîtresses  au 
XTx'  siècle,  ce  faux  rationalisme  qui  ignore  les 
différences  entre  les  hommes  et  entre  les  fonc- 
tions, qui  a  conçu  l'armée  non  comme  un  orga- 
nisme spécialisé, mais  comme  une  réunion  de  tous 
les  hommes  valides  accomplissant  également  leur 
«  devoir  »  envers  la  patrie.  Les  coupables,  si  l'on 
veut  leur  donner  des  noms,  disons  que  c'est  Rous- 
seau et  Kant.  Ce  sont  leurs  doctrines,  pénétrant, 
sans  même  que  l'on  s'en  rendît  compte,  dans  les 
conseils  militaires  et  civils  de  l'Etat,  qui  nous  ont 
donné  une  organisation  militaire  absolument 
indigne  d'une  nation  civilisée  et  conçue  tout  à 
fait  à  l'envers. 

On  a  admis  que  tous  les  Français  devraient  le 
service  militaire  à  la  nation  et  que,  du  jour  où  ils 
entraient  aux  armées,  ils  devraient  être  égale- 
ment aptes  à  toutes  les  tâches  de  la  guerre.  Et 
l'on  a  admis  du  même  coup  qu'ils  rempliraient 
leur  «  devoir  »  dans  toutes  ces  tâches,  avec  un 
égal  esprit  de  sacrifice.  Avec  ces  principes,  bons 
pour  des  peuples  primitifs,  sans  industrie,  sans 
culture,  admirez  la  méthode  d'organisation  par 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    L^ARMÉE       123 

laquelle  on  désorganise  la  nation  sans  organiser 
l'armée  : 

On  prend  d'abord  tous  les  citoyens  valides  et  on 
les  verse  pèle-  mêle  dans  l'armée  sans  les  distin- 
guer autrement  que  par  Fâge,  le  poids,  la  taille. 
Avec  cela,  on  fait,  en  temps  de  paix,  une  armée 
sans  aucune  communication  avec  la  vie  industrielle 
de  la  nation  *. 

En  temps  de  guerre,  lorsque  les  nécessités 
imposent  une  extrême  diversité  de  tâches,  alors, 
alors  seulement  on  transforme  tous  ces  citoyens- 
soldats  en  terrassiers,  cantonniers,  maçons,  char- 
pentiers, conducteurs,  chauffeurs,  électriciens, 
comptables,  etc.  Mais  la  récupération  des  profes- 
sionnels n'est  plus,  à  ce  moment-là,  chose  aisée  ; 
elle  est  troublée  par  la  dispersion  des  techni- 
ciens, par  la  mauvaise  volonté  de  chefs  qui  veu- 
lent conserver  leurs  effectifs  ou  leurs  hommes  de 
métier  ;  par  les  fausses  déclarations  des  hommes 
qui  veulent  s'embusquer. 

Mais  une  méthode  rationnelle,  digne  d'une  so- 
ciété civilisée,  eût  assuré  l'opération  inverse,  et 
l'eût  conduite  rationnellement  : 

1.  C'est  une  desraisons  de  l'étonnante  difficulté  qu'ont  éprou- 
vée beaucoup  de  chefs  militaires  à  appliquer  ou  à  faire  appli- 
quer le»  méthodes  industrielles  dans  les  travaux  militaires. 


124  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

On  aurait  d'abord  prévu  l'importance  des  ser- 
vices techniques  des  armées  en  temps  de  paix  et 
en  temps  de  guerre  ;  on  aurait  recruté  les  Fran- 
çais par  catégories  professionnelles.  Chaque  corpo- 
ration aurait  fourni,  par  région,  un  nombre  déter- 
miné de  combattants,  un  nombre  déterminé  de 
professionnels  pour  les  services  du  front,  des 
étapes,  ou  de  l'arrière,  et  l'on  aurait  laissé  à 
leurs  libres  occupations  un  certain  nombre  de 
bons  spécialistes,  pour  entretenir  la  vie  de  chaque 
corps  de  métier.  Enfin,  on  eût  organisé  le  travail 
non  sur  la  notion  du  devoir,  mais  sur  celle  de 
l'intérêt,  et  les  services  eussent  fonctionne  à  l'en- 
treprise,  avec  des  entrepreneurs  militarisés,  en- 
gageant leurs  capitaux,  ou  répondant  de  ceux  qui 
leur  eussent  été  confiés,  et  travaillant  avec  des 
compagnies  de  travailleurs  intéressés.  Dans  les 
cas  où  l'entreprise  est  impossible,  on  aurait  orga- 
nisé les  primes  pour  le  rendement,  l'écono- 
mie, etc. 

Bref,  tout  ce  qui  n'est  pas  rigoureusement  mi- 
litaire aurait  été  organisé  industriellement  et, 
ajoutons-le,  par  les  méthodes  de  l'entreprise  con- 
trôlée, de  la  régie  intéressée  ou  encore  du  simple 
capitalisme  (mais  du  capitalisme  soumis  à  cer- 


LES    IDÉES    ET    l'oRGANISATION    DE    l'aRMÉE       125 

taines  charges  touchant  les  salaires,  afin  de  rendre 
impossible  les  abus  et,  par  voie  de  conséquence, 
les  grèves),  tous  systèmes  dont  le  moins  bon  vaut 
dix  fois  mieux  que  ce  socialisme  militaire  qui, 
bien  qu'il  n'assure  aux  chefs  qu'un  profit  déri- 
soire, aux  travailleurs  des  salaires  de  famine  et 
des  conditions  de  travail  détestables,  se  trouve 
être  le  plus  coûteux  de  tous  les  modes  de  pro- 
duction. 

En  somme,  tant  que  l'on  n'aura  pas  organisé 
le  travail  aux  armées  selon  les  principes  de  l'éco- 
nomie générale,  tant  que  l'on  n'aura  pas  inté- 
ressé les  travailleurs  et  leurs  chefs,  par  un  profit 
personnel,  au  bon  rendement,  à  l'économie  du 
temps  et  des  matériaux,  on  n'obtiendra  que  des 
résultats  insuffisants,  et  l'on  ne  sortira  point  de 
la  mauvaise  utilisation  des  forces.  Que  des  entre- 
preneurs s'enrichissent,  que  des  ouvriers  gagnent 
de  hauts  salaires  par  cette  transformation  des  mé- 
thodes de  travail  de  l'armée,  c'est  de  quoi  nous 
aurons  à  nous  féliciter,  car  ce  sera  une  économie, 
et  une  énorme  économie  pour  la  nation. 

On  sait,  au  reste,  que  le  gouvernement  est  entré 
dans  cette  voie  heureuse  au  cours  de  l'été  de  1917. 
Nous  ignorons  à  qui  est  due  l'initiative  de  ce  que 


126  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

l'on  a  appelé  «.  l'inrliistrialisation  »  des  travaux 
de  l'armée.  Civile  ou  militaire,  cette  initiative  est 
excellente.  Mais  on  fera  bien  de  considérer  qu'il 
s'agit  là  non  d'une  réforme  locale,  accidentelle, 
mais  d'une  réforme  générale  dominée  par  cette 
question  de  principes  que  nous  venons  d'exami- 
ner. Il  faut  rejeter  partout  la  méthode  du  travail 
désintéressé,  du  travail  sans  profit  immédiat  cour 
l'exécutant  et  le  chef  '. 

Pour  servir  l'intérêt  général,  il  faut  placer  ou 
laisser  se   placer,  à  chaque  point  où  un  homme 


1.  On  peut  se  demander  si  la  conscience  de  cette  nécessité 
est  claire  chez  tous  les  chefs  civils  et  militaires  lorsque  l'on 
voit  que,  au  moment  même  où  l'on  «  industrialise  »  les  travaux 
de  l'arrière,  on  «  désindustrialise  »,  on  désintéresse  certains 
services  qui  fonctionnaient  très  bien  jusqu'ici.  Il  y  a  dans 
l'armée  quelques  survivances  d'un  temps  où  les  chefs  militaires, 
sachant  ce  qu'est  le  travail,  l'organisaient  sur  la  base  de  l'inté- 
rêt. Ainsi  dans  les  troupes  montées,  le  maréchal-ferrant  est- 
il  une  sorte  d'entrepreneur  qui  achète  ses  matériaux  et  tra- 
vaille, à  son  profit,  pour  son  escadron  ;  résultat:  travail  rapide, 
bien  fait,  pas  de  gaspillage,  économie  pour  l'Etat.  Or  il  est  ques- 
tion de  supprimer  ces  avantages  du  maréchal-ferrant,  déjà  sup- 
primés dans  certaines  batteries  d'artillerie.  Raison  :  le  maré- 
chal-ferrant gagnait  de  l'argent  et  excitait  des  jalousies.  Mais 
lorsqu'il  travaillera  gratuitement,  aura-t-on  le  même  rendement, 
la  même  qualité  de  travail,  la  même  économie?  Le  travail  de- 
venu corvée,  le  maréchal-ferrant  et  ses  aides  «  tireront  au 
flanc  »,  et  gaspilleront  les  matériaux  que  leur  fournira  l'Etat. 
Perte  pour  tout  le  monde.  C'est  précisément  ce  qu'il  s'agirait 
d'éviter. 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    L^ARMÉE        127 

commande  à  d'autres  hommes,  à  chaque  point 
où  un  homme  a  du  pouvoir  sur  les  choses,  un 
intérêt  particulier.  C'est  le  principal  secret  de 
l'organisation. 

Les  esprits  gavés  de  Kant  et  de  Marx  n'enten- 
dront jamais  ces  raisonnements  qu'impose  l'ex- 
périence. En  juillet  1917,  au  moment  où  tout  le 
monde  constate  le  gaspillage,  les  pertes  énormes 
qu'entraînent  les  méthodes  du  collectivisme  mili- 
taire, la  Confédération  générale  du  travail,  déli- 
bérant sur  une  question  qui,  en  somme,  ne  l'inté- 
resse pas,  déclare  solennellement  que  son  comité  : 

«  S'oppose  à  toute  concession  minière  nou- 
velle... considérant  que  cela  est  contraire  aux 
engagements  pris  par  le  Gouvernement  qui  de  ce 
fait  aliène  au  profit  d'intérêts  particuliers  une 
partie  du  domaine  public... 

«  La  seule  politique  admise  dans  les  circons- 
tances présentes  est  celle  qui  fera  faire  retour  à 
la  nation  de  toutes  les  propriétés  nationales  et 
qui  développera  dans  le  sens  de  l'intérêt  général 
et  sous  le  contrôle  de  la  collectivité  toutes  les  ri- 
chesses nouvelles  pouvant  être  exploitables. 

«  Toute  autre  politique  ne  saurait  être  qu'une 
politique  d'enrichissement  individuel  et  derenfor- 


128  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

cernent  des  privilèges  capitalistes,  contre  laquelle 
la  classe  ouvrière  aurait  le  devoir  de  se  dres- 
ser. » 

Il  est  bien  regrettable  que  les  membres  du 
Comité  Confédéral  aient  été  tenus  éloignés  des 
armées.  Ils  ignorent  que  leurs  principes  y  sont 
appliqués  sur  une  large  échelle.  Là,  théorique- 
ment, il  n'y  a  que  le  commandement  de  l'intérêt 
général,  rien  n'est  aliéné  au  profit  d'intérêts  par- 
ticuliers ;  il  n'y  a  pas  d'enrichissement  individuel 
ni  de  privilèges  capitalistes  et  toutes  choses  sont 
sous  le  contrôle  de  la  collectivité.  C'est  précisé- 
ment pourquoi  le  travail  est  de  qualité  si  infé- 
rieure et  le  gaspillage  si  grand.  Ces  Messieurs 
croient-ils  que  la  classe  ouvrière  (dont  ils  pensent 
défendre  les  intérêts)  trouve  un  bénéfice  quelcon- 
que à  ce  régime  ?  Hélas  !  aucun,  aucun,  aucun. 
Les  victimes  de  ce  régime,  répétons-le,  c'est  la 
nation  et  ce  sont  les  travailleurs.  Ces  Messieurs 
du  Comité  confédéral  le  comprendront-ils  lors- 
qu'ils se  rendront  bien  compte  de  ce  que  signifie 
le  tableau  que  je  replace  sous  leurs  yeux  : 

Le  travail  d'unejournée  d'une  compagnie  de  tra- 
vailleurs militaires  coûte  mille  francs  à  la  nation  ; 

chaque  travailleur  ayant  un  gain  de  5  francs  à 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE       129 

6  francs  dont  cinq  sous  en  espèces  et  le  reste  en 
vêtements,  nourriture  et  logement. 

Le  même  travail,  assuré  par  un  entrepreneur, 
coûterait  au  plus  six  cents  francs  ; 

l'entrepreneur  ayant  un  bénéfice  de  dix  pour 
cent  ; 

les  conducteurs  étant  mieux  payés  que  des  offi- 
ciers ; 

les  travailleurs  gagnant  dix  à  douze  francs 
par  jour. 

Qui  est  victime,  avec  le  premier  système  ?  la 
nation  et  les  travailleurs  :  la  collectivité  et  tous 
les  intérêts  privés. 

Je  voudrais  montrer  aux  défenseurs  de  la  classe 
ouvrière  et,  en  même  temps,  à  tous,  que  ce  système 
assure  de  tous  côtés  une  fameuse  misère  au  sim- 
ple citoyen,  qui,  dans  l'espèce,  est  le  soldat  de 
deuxième  classe.  Mais  auparavant  nous  allons 
considérer  l'exploitation  des  richesses,  c'est-à-dire 
l'utilisation  du  matériel  et  des  objets  d'habille- 
ment et  d'équipement. 

Aux  armées,  tout  est  sous  le  contrôle  de  la 
collectivité.  Voilà  qui  est  conforme  aux  désirs  de 
nos  socialistes.  Eh  bien  I  qu'ils  le  sachent  donc, 
c'est  la  grande  cause  du^gaspillage.  La  coUecti- 

Cheval  de  Troie  9 


130  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

vite,  qui  est  tine  pure  abstraction,  n'a  de  cons- 
cience que  par  les  parlementaires  et  n'a  d'yeux 
que  par  le  caporal,  le  sergent,  les  officiers  de  tous 
grades  et  de  toutes  armes,  c'est-à-dire  par  toutes 
sortes  de  personnes  qui  touchent  régulièrement 
leur  prêt,  leur  solde  ou  leur  traitement,  que  les 
affaires  de  la  collectivité  soient*  bien  faites  ou 
non. 

Quand  uq  bien  de  la  collectivité  est  détourné 
ou  gaspillé,  l'un  quelconque  de  ses  délégués 
perd-il  personnellement  quelque  chose,  l'un  de 
ses  délégués  souffre-t-il  dans  son  intérêt  person- 
nel ?  Mon  Dieu,  le  meilleur  des  délégués  dans 
ce  cas  n'éprouve  qu'une  peine  toute  morale,  mais 
il  ne  se  sent  pas  plus  pauvre  (et  le  pire  des  délé- 
gués se  trouve  plus  riche  dans  le  même  cas). 
Aussi  bien,  dans  ce  collectivisme  des  armées,  le 
gaspillage  est-il  la  loi  générale  —  le  gaspillage 
et  souvent  quelque  chose  de  pis.  Tout  le  monde  le 
constate,  tout  le  monde  s'en  plaint,  du  troupier 
au  parlementaire;  mais  le  gaspillage  continue, 
malgré  tous  les  efforts  que  l'on  fait  pour  le  ré- 
duire. Nul  n'étant  intéressé,  par  un  profit  person- 
nel, à  le  combattre,  il  n'y  a  guère  qu'un  très  petit 
nombre  d'hommes  d'une  valeur  morale   hors  de 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION   DE    l'aRMÉE        131 

pair  qui   s'y  opposent.  Ai-jc  besoin  de  dire  que 
l'action  de  ces  hommes  est  peu  efficace  ? 

Lulilisation  du  matériel.  —  Tout  étant  gratuit, 
tout  le  monde  perd  la  notion  du  prix  de  revient, 
et  bien  que  l'on  travaille  pour  la  collectivité,  cha- 
cun travaille  pour  soi  ;  chaque  groupe  est  animé 
d'un  égoïsme  naturel  extrêmement  vif,  qui  le 
pousse  à  prendre  le  plus  possible  des  biens  col- 
lectifs. Voilà  deux  phénomènes  bien  naturels,  et 
si  l'on  en  avait  tenu  compte,  on  aurait  eu  moins 
de  déboires.  Mais,  comme  tout  le  système  est 
fondé  sur  cette  idée  utopique  que  chacun  agira 
d'une  manière  altruiste,  avec  «  conscience  »,  au 
mieux  des  intérêts  généraux,  les  tendances  natu- 
relles de  l'homme  prennent  le  dessus,  et  il  en 
résulte  un  fameux  gaspillage. 

Prenons  quelques  exemples. 

Tout  le  monde  connaît  le  gaspillage  de  l'es- 
sence. Que  l'essence  destinée  aux  automobiles 
serve  à  alimenter  tous  les  briquets  de  l'armée 
française,  ce  n'est  pas  une  perte  très  considérable 
et  ce  n'est  pas  à  proprement  parler  un  gaspil- 
lage. Mais  on  est  scandalisé  que  l'essence  soit 
employée  pour  le  lavage  des  voitures  et  des  vête- 
ments des  mécaniciens,  et  l'on  a  raison.  Croit-on 


132  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

que  l'on  remédiera  à  ce  gâchage  par  des  discours 
aux  chauffeurs,  par  des  limitations  réglementaires 
et  par  un  redoublement  de  surveillance  ?  Mau- 
vais système,  inefficace.  Mais  appliquez  un  sys- 
tème bien  connu  dans  l'industrie  privée,  dans 
les  chemins  de  fer.  Déterminez  une  limitation  de 
consommation,  et  créez  une  prime  à  l'économie, 
payable  en  espèces,  à  chaque  prêt,  prime  pour  le 
•  chauffeur,  prime  pour  le  magasinier,  prime  pour 
le  chef  de  groupe,  ou  fixez  un  maximum  de  dé- 
pense entraînant  l'utilisation,  par  les  intéressés, 
des  économies  réalisées,  et  soyez  certain  que  pri- 
mes ou  gains  remplaceront  avantageusement  tous 
les  surveillants,  tous  les  contrôleurs  possibles. 

11  est  fait  au  front,  dans  la  zone  des  positions  et 
à  l'arrière  immédiat,  une  consommation  formi- 
dable de  matériaux  de  construction  pour  tous  les 
travaux  de  retranchement,  d'abri  et  d'observation. 
Je  ne  crois  pas  exagérer  en  disant;qu'un  bon  tiers 
des  matériaux  est  détourné  de  sa  destination,  et 
que,  par  surcroît,  on  emploie  beaucoup  plus  de 
matériaux  que  la  résistance  et  la  commodité  ne 
l'exigent.  En  outre,  il  est  édifié  un  certain  nom- 
bre d'installations  très  coûteuses  dont  l'utilité 
n'est  pas  toujours   pressante.  Je  n'ai  jamais   su 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE       WV.i 

que  l'on  se  préoccupât  du  prix  de  ces  construc- 
tions. La  plupart  des  officiers  chargés  de  diriger 
ces  travaux  n'ont  aucune  idée  là-dessus.  De  temps 
à  autre,  un  homme  compétent  fait  un  calcul,  cons- 
tate que  tel  abri  vaut  dans  les  cinquante  mille 
francs,  que  tel  observatoire  vous  représente,  tous 
frais  comptés,  une   jolie  petite  fortune  ;  les  of- 
ficiers l'écoutent  avec   stupeur  ;  quelqu'un    de- 
mande si  l'on  ne  pourrait  pas  travailler  à  moins 
de  frais,  et  l'homme  compétent  (qui  est  parfois  le 
chef  d'un  service  technique  qui  a  fourni  les  ma- 
tériaux) lève  les  bras  au  ciel,  et  répond  :   «  Que 
voulez-vous  ?  C'est  la  guerre.  » 

Aux  armées,  on  ne  sait  pas  ce  qu'est  le  prix  de 
revient. 

Cette  ignorance  du  prix  de  revient  coûte  terri- 
blement cher  à  la  nation.  Travaux  inutiles,  tra- 
vaux refaits,  travaux  abandonnés,  travaux  trop 
coûteux  ;  perte  ou  détournement  de  matériaux  ; 
est-ce  le  manque  de  spécialistes,  de  techniciens, 
ou  la  mauvaise  organisation  du  travail,  ou  l'ab- 
sence de  contrôle  qui  cause  ces  pertes?  Il  ne  faut 
pas  le  penser  :  évidemment,  vous  verrez  encore, 
comme  l'auteur  de  ce  livre  l'a  vu,  un  marchand 
de  vins  en  gros,  un  courtier  en  grains,  un  clerc  de 


134  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

notaire,  et  un  diplomate  tenir  conseil  pour  l'em- 
ploi du  matériel  qui  leur  était  donné  pour  l'aména- 
gement d'un  village.  ^lais  on  voit  également  beau- 
coup d'architectes,  d'entrepreneurs  de  travaux 
publics  parfaitement  à  leur  place  à  la  tête  de 
services  techniques  ;  et  l'on  s'est  occupé  dans 
beaucoup  de  secteurs  d'assurer  la  continuité  de 
vues,  d'action,  par  l'affectation  permanente  de 
spécialistes  à  des  postes  fixes.  D'une  manière 
générale,  la  distribution  du  travail,  des  matériaux 
est  bien  faite.  Enfin,  il  fonctionne  un  contrôle 
sérieux  de  l'entrée  et  de  la  sortie  des  matériaux, 
et  aucun  groupe,  aucun  service  ne  peut  faire  une 
dépense  qui  ne  soit  examinée,  vérifiée,  contrôlée, 
appuyée  par  toute  une  paperasserie  admirable.  On 
vérifie  au  centime. 

Mais  à  aucun  degré,  à  aucun  échelon,  vous  ne 
pourrez  trouver  un  homme  intéressé  personnel- 
lement à  l'économie,  à  l'emploi  judicieux  du  ma- 
tériel, à  la  récupération  du   matériel  inemployé. 

Le  système  général  ne  comporte  pas  ce  fonc- 
tionnaire intéressé  ;  le  système  général  est  orga- 
nisé selon  les  données  du  pur  kantisme.  Encore 
une  fois,  voilà  le  défaut  d'organisation.  Tous  les 
contrôleurs,  toutes   les  instructions  touchant  les 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE       135 

économies  à  réaliser,  ne  changeront  rien  à  cela. 
Si  nul  n'est  intéressé,  par  un  profit  matériel,  à 
l'économie,  on  contimicra  de  constater  les  mêmes 
fautes  que  tout  le  monde  déplore,  mais  que  tous 
sont  impuissants  à  empêcher. 

Mais  si  l'on  veut  bien  faire  la  guerre  longue, 
autrement  que  comme  une  campagne  de  trois 
mois,  et  en  considérant  que  l'homme  ne  change 
pas  de  nature  sous  l'habit  militaire  ;  que,  dans  les 
services  de  l'armée,  il  continue  d'avoir  les  mêmes 
passions,  les  mêmes  mobiles  que  dans  la  vie  ci- 
vile ;  que,  si  l'on  veut  obtenir  de  lui,  aux  armées, 
l'esprit  d'initiative,  d'ordre,  d'économie  dont  le 
Français  est  coutumier  dans  ses  affaires  privées, 
il  faut  le  placer  dans  les  conditions  où  cet  esprit 
peut  se  manifester,  on  s'emploiera  à  attacher, 
dans  la  plus  large  mesure,  un  intérêt  personnel, 
matériel,  à  la  bonne  administration,  à  l'économie 
générale.  Que  l'on  crée  cet  intérêt,  et  le  cours  des 
choses  change.  Alors  l'armée  s'intéressera  au  prix 
des  choses,  et  lorsqu'un  officier,  un  sous-officier 
ou  un  caporal,  ou  un  simple  poilu  réclamera 
l'économie,  il  n'entendra  plus  cette  réponse,  qui 
lui  est  faite  aujourd'hui  par  ses  camarades  ou  ses 
subordonnés  :  «  On  croirait  que  c'est  toi  qui  paies.  » 


136  LE   CHEVAL    DE   TROIE 

Car  il  est  remarquable  que  l'immense  majorité  des 
hommes,  en  même  temps  qu'ils  méprisent  l'éco- 
nomie à  laquelle  ils  ne  sont  pas  intéressés  direc- 
tement, n'admettent  pas  qu'un  chef  ou  un  cama- 
rade non  intéressé  à  l'économie  la  réclame  au 
nom  de  l'intérêt  général.  Cette  grandeur  morale 
prend  à  leurs  yeux  le  caractère  d'un  blâme  qui  les 
concerne,  et  qu'ils  ne  veulent  pas  supporter.  Après 
tout,  ils  ont  raison,  et  c'est  le  kantisme  officiel 
qui  a  tort. 

V habillement^  les  munitions.  —  Marquons  tout 
de  suite  que  les  soldats  de  toutes  armes  ont  un 
respect  rigoureux  pour  leurs  armes  et  quelques 
parties  de  leur  équipement.  Il  n'y  a  aucun  gaspil- 
lage aux  armées  en  ce  qui  concerne  les  armes,  les 
sacs,  les  casques,  les  boîtes  à  masque  contre  les 
gaz.  Raison  :  le  Devoir  ?  La  menace  des  puni- 
tions ?  Aucunement.  Tout  simplement  :  l'intérêt 
personnel.  Tout  soldat  regarde  ses  armes  comme 
des  moyens  de  défense  personnels  qu'il  serait  im- 
prudent d'abandonner  (fût-on  à  trois  lieues  à 
l'arrière)  ;  le  sac  contient  ses  biens  personnels  et 
constitue  une  excellente  protection  contre  les 
shrapnells  ;  le  casque,  c'est  la  protection  de  sa 
tête,  et  le  masque,  la  protection  de  son  être  tout 


LES    IDÉES    ET    l'oRGANISATIÔN    DE    l'aRMÉE       137 

entier.  Comme  il  sait  que  fusils,  sacs,  casques  et 
masques  ne  se  trouvent  pas   communément,  il  a 
pour  tous  ces  objets  des  soins  attentifs.  Mais  il 
n'a  point  le  même  intérêt  pour  les  munitions  ni 
pour  les  vivres   de  réserve  qu'il  porte.  Contre 
l'intérêt  personnel  qui  le  pousserait  à  les  conser- 
ver, il  y  a  la  fatigue,  le  goût  du  moindre  effort  et 
tous  savent  que  cartouches  et  vivres  sont  renou- 
velables. Les  très  bons  soldats  ont  toujours  leur 
sac  plein  de  cartouches  et  de  vivres  de  réserve. 
Mais  les  médiocres  ne  perdent  pas  une  occasion  de 
s'en  défaire.  Résultat  :  l'armée  fait  un  gaspillage 
remarquable  de  cartouches,  de  boîtes  de  bœuf  et 
de  biscuits  de  guerre.  Quelques  précautions  que 
les  chefs  prennent,  les  cartouches  sont  jetées,  le 
bœuf  de  conserve  est  mangé  à  l'huile  et  au  vinai- 
gre les  jours  où  l'on  trouve  l'ordinaire  insuffisant, 
les  biscuits  sont  abandonnés   aux   rongeurs.  Les 
punitions  sont  inefficaces.  Mais  croyez-vous  qu'il 
serait  impossible,  même  ici,  d'organiser  l'intérêt  ? 
Intéressez  l'homme  à  la  conservation  de  ses  mu- 
nitions et  de  ses  vivres,  par  une  indemnité  spéciale 
les  concernant,  et  obligez-le  à  racheter  à  la  com- 
pagnie ce  qui  lui  manquera  ;  intéressez  du  même 
coup  le  commandant  de  compagnie,  le  chef  de 


138  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

groupe,  et  le  gaspillage  cessera.  Il  est  même  pro- 
bable que  les  hommes  trouveront  eux-mêmes 
toutes  sortes  de  moyens  de  protection  contre  les 
rongeurs  que  l'Intendance  alimente,  avec  tant  de 
sollicitude,  avec  les  biscuits  de  guerre  qu'elle  re- 
nouvelle sans  cesse. 

Pour  l'habillement,  c'a  été,  depuis  le  début  de 
la  campagne,  le  gaspillage  en  grand.  Raison  :  la 
gratuité  et  l'abondance.  Le  soldat  sait  que  la 
France  ne  veut  pas  de  soldats  en  guenilles  et  que 
ses  vêtements  hors  d'usage  sont  remplacés  sans 
difficultés.  Dans  ces  conditions,  il  use,  mésuse  et 
abuse  sans  ménagements.  Il  y  a  eu  pendant  une 
bonne  année  une  débauche  de  chaussettes  et  de 
linge  de  corps  :  de  très  bons  bougres  préféraient 
jeter  leur  linge  plutôt  que  de  le  laver.  Des  gail- 
lards qui,  dans  le  civil,  usent  une  paire  de  chaus- 
settes en  un  an  en  usaient  une  par  quinzaine.  De 
bons  pères  de  famille,  de  bons  frères,  de  bons  fils, 
envoyaient  chez  eux  le  linge  qu'ils  touchaient. 
Quelques  ivrognes  troquaient  une  chemise  contre 
deux  litres  de  vin.  Et  les  magasins  fournissaient 
sans  cesse.  Gela  a  dû  coûter  assez  cher  et  faire  la 
fortune  d'un  certain  nombre  de  fournisseurs.  On 
a  imaginé  d'arrêter  le  gaspillage  en   exigeant  de 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE       139 

riiomme  qu'il  apporte  le  vieux  linge,  le  vieux 
vêtement  au  moment  où  il  demande  une  pièce 
neuve.  Mesure  efficace,  quant  au  nombre,  mais  non 
quant  à  la  durée.  11  a  été  plus  difficile  de  troquer 
ou  de  détourner,  mais  cela  n'a  point  rendu  le 
soldat  plus  ménager  de  son  vêtement,  qui  conti- 
nue de  s'user,  toutes  conditions  égales  d'ailleurs, 
deux  ou  trois  fois  plus  vite  que  dans  le  civil.  Or- 
dres, discours,  théories  ne  changeront  rien  à  cela. 
L'intérêt  n'y  est  pas. 

Mais,  étendez  à  toute  la  troupe  le  système,  bien 
connu  dans  l'ancienne  armée,  et  maintenu  dans 
certains  corps,  de  la  masse  d habillement.  Vous 
aurez  alors  des  soldats  ménagers  de  leur  vête- 
ment, qui  leur  appartiendra  et  qu'ils  ne  pourront 
renouveler  que  contre  un  véritable  paiement.  Il 
y  aura  sérieuse  économie  pour  l'Etat,  et  le  Poilu 
s'arrangera  toujours  pour  réaliser  une  économie 
personnelle,  dont  il  bénéficiera.  Par  exemple,  il 
exigera  qu'on  ne  lui  fournisse  pas  de  camelote. 
Mais  il  n'y  a  pas  lieu  de  redouter  cette  exigence, 
qui,  en  fin  de  compte,  sera  profitable  à  tous. 

En  résumé,  au  Devoir,  substituons  l'intérêt  par- 
tout où  nous  le  pourrons.  Faites  que  les  chefs 
soient    intéressés  pécuniairement  et   pécuniaire- 


140  LE    CHEVAL    DE   TROIE 

ment  responsables.  On  créera  mille  avantages  aux 
hommes  et  aux  chefs  ?  Quelques-uns  réaliseront 
de  petites  fortunes  ?  Mais  il  s'agit  d'avantages  et 
de  fortunes  inférieures  à  ceux  qu'ils  auraient  s'ils 
n'avaient  pas  été  mobilisés.  En  quelque  sorte,  ici 
aussi,  c'est   une  compensation  aux  intéressés,  et 
l'important,  au  surplus,  c'est  de  donner  à  l'armée 
des  institutions   qui,  mécaniquement,  empêchent 
le  gaspillage,  assurent  l'économie.   L'important, 
c'est  que  la  Nation  réalise  des  économies.  En  or- 
ganisant l'intérêt,  elle  les  réalisera.  Et  ces  écono- 
mies lui  permettront,  sans  augmenter  les  frais  de 
guerre,  de  constituer  dès  maintenant,  en   faveur 
du  combattant,  des  privilèges  nécessaires  pour  le 
tirer  de  la  situation  absurde  où  il  se  trouve  dans 
ce  régime  de  l'universelle  gratuité,  de  l'universel 
devoir  dont  il  est  la  première  victime. 


m.   —  LES    COMBATTANTS   VICTIMES  DE  JEAN-JACQUES 


J'y  reviens.  Je  prétends  que  la  grande  victime 
de  ce  communisme  des  armées,  c'est  le  Poilu, 
c'est  le  Combattant,  celui-là  même  pour  lequel 
nos  socialistes  disent  avoir  tant  d'amour.  C'est 
lui  qui  souffre  le  plus  de  ce  régime  que  l'on  croi- 
rait avoir  été  inventé  par  les  socialistes.  Qui  bé- 
néficie de  ce  gaspillage,  auquel  le  Poilu  participe 
sans  le  vouloir  ?  Quelques  débrouillards.  Qui  en 
souffre  ?  Presque  exclusivement  le  Poilu,  le  vrai, 
celui  de  la  tranchée  et  des  assauts,  le  Combattant. 
Voulez-vous  me  suivre  ?  Voici  les  preuves  : 

Dans  ce  système  où  tout  est  gratuit,  où  tout 
est  sous  le  contrôle  de  la  collectivité,  c'est  le 
triomphe  de  ce  que  l'armée  nomme  le  système  D, 
le  triomphe  des  «  dé...  brouillards  ».  C'est-à-dire 
que  tout  le  monde  méprise  les  vénérables  prin- 
cipes du  Devoir,  et  cherche  son  intérêt.  11  n'en 
est  pas  autrement  dans  la  vie  civile.  Mais  alors 


142  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

que,  dans  la  vie  civile,  l'activité  des  débrouillards 
s'exerce  souvent  au  profit  de  la  richesse  générale, 
aux  armées,  où  l'on  ne  produit  pas,  l'activité  des 
débrouillards  s'exerce  presque  toujours  au  détri- 
ment de  la  collectivité  et  particulièrement,  cela 
s'entend  bien,  au  détriment  de  ceux  qui  ne  sont 
pas  assez  doués  ou  pas  assez  bien  placés  pour 
surveiller  leurs  intérêts. 

Le  moins  bien  placé  pour  surveiller  ses  inté- 
rêts, c'est  le  combattant.  Il  est  à  son  créneau.  Pen- 
dant qu'il  surveille  le  Boche,  observez  ce  qui  se 
passe  derrière  lui,  pour  son  alimentation,  son  vê- 
tement, son  ravitaillement  personnel,  son  entre- 
tien, sa  correspondance,  son  logement  en  ligne, 
son  logement  à  l'arrière,  et  le  transport  de  sa 
personne  quand  il  va  en  permission. 

N^oublions  pas  que  tout  est  gratuit,  et  regar- 
dons: 

a)  r alimentation  ou  les  Moutons  sans  pattes.  — 
Le  soldat  a  droit  à  une  ration  dont  la  quantité  est 
très  exactement  déterminée  par  les  règlements. 
Il  s'agit  de  savoir  si  elle  lui  arrive  intégralement, 
après  répartition  et  cuisson.  Pour  le  pain,  oui  (il 
y  a  même  souvent  surabondance  et  gâchage).  Pour 
le  reste,  non.  Si  tous  les  gens  de  l'Intendance,  si 


LES    IDÉES    ET    l'oRGANISATION    DE    l'aRMÉE       143 

tous  les  chefs  de  groupe,  les  sergents-majors,  les 
fourriers,  les  caporaux  d'ordinaires,  les  ordon- 
nances, les  cuisiniers  étaient  autant  de  petits  saints, 
ou  de  types  dans  le  genre  d'Emmanuel  Kant,  les 
rations  arriveraient  intégralement  au  combattant. 
Mais  il  y  a  de  nombreux  représentants  du  sys- 
tème D  parmi  ces  distributeurs  de  l'alimentation 
qui,  après  tout,  sont  des  hommes,  faibles  devant 
la  tentation,  comme  vous  et  moi.  Et,  en  cours  de 
route,  les  vivres  solides  et  liquides  sont  diminués, 
si  j'ose  dire, quantitativement  et  qualitativement. 
On  symbolise  cette  diminution  par  le  cas  bien 
connu  du  mouton.  Quand  deux  régiments  se  ren- 
contrent, les  hommes  se  crient  les  tins  aux  autres: 

—  Les  moutons  ont-ils  des  pattes,  chez  vous  ? 

—  Non.  Et  chez  vous  ? 

—  Chez  nous  non  plus.  Mais  ça  ne  fait  rien,  on 
les  aura. 

Car  les  moutons,  lorsqu'ils  arrivent  au  poilu, 
n'ont  plus  de  pattes.  Entendez  que  les  gigots  ont 
été  prélevés  en  route 

pour  les  cuisines  des  petits  états-majors, 

pour  les  cuisines  des  sections  ou  des  escouades 
hors  rang, 

pour  les  cuisines  des  officiers, 


144  LE    CHEVAL    DE    TBOIE 

pour  les  cuisines  des  sous-officiers, 

pour  les  cuisines  des  bureaux, 

pour  les  équipes  de  cuisiniers,  d'agents  de  liai- 
son, de  cyclistes,  qui  se  groupent  autour  des  cui- 
sines. 

Ce  qui  est  vrai  pour  le  mouton  ne  l'est  pas 
moins  pour  le  bœuf.  Les  camarades  embusqués 
sur  le  passage  de  la  viande  sont  habiles  à  prélever 
les  bons  morceaux  pour  leur  consommation,  et 
c'est  ainsi  qu'il  y  a  souvent  une  trop  forte  pro- 
portion d'os  et  de  graisse  dans  la  gamelle  du 
combattant. 

Même  jeu  en  ce  qui  concerne  le  sucre  et  le  café. 
Le  café  des  cuisiniers,  des  ordonnances,  des  mess 
et  des  popotes  est  abondant,  fort  et  bien  sucré  ; 
celui  des  combattants  Test  moins.  Même  jeu  pour 
le  vin,  qui  souffre  de  nombreuses  substitutions 
avant  d'arriver  à  la  tranchée.  Le  paysan  des  temps 
féodaux  payait  la  dîme  à  son  seigneur.  Le  Poilu 
du  front,  le  vrai,  l'authentique  combattant  paie 
une  plus  forte  contribution.  11  n'est  pas  exagéré 
de  dire  que  son  seul  ordinaire,  constitué  par  les 
vivres  qui  lui  sont  alloués,  est  diminué,  par  l'œuvre 
des  Débrouillards,  d'une  dîme  réelle.  Mais  ce  n'est 
pas  tout.  Il  supporte  bien  d'autres  impôts. 


LES    IDÉES    ET    l'oRGANISATION    DE    l'aRMÉE       145 

b)  Le  ravitaillement  personnel.  —  Le  combat- 
tant a  besoin  de  papier  à  lettres,  de  crayons,  do 
pierres  et  de  mèches  à  briquets,  de  pipes,  de  ta- 
bac, de  couteaux,  de  cartes,  de  lampes  électriques 
et  d'un  certain  nombre  de  petits  objets  d'usage 
courant.  En  outre,  il  augmente  son  ordinaire  par 
des  harengs  saurs,  des  camemberts  et  quelques 
conserves.  Ces  besoins  ont  donné  lieu  à  un  com- 
merce énorme  où  les  Débrouillards  et  les  Mer- 
cantis  alliés  ont  réalisé  d'imposants  bénéfices. 

Entre  les  armées  et  l'intérieur,  se  sont  interpo- 
sés les  Mercantis,  qui,  grâce  à  toutes  sortes  de 
complicités,  ont  longtemps  bénéficié  de  monopoles 
scandaleux.  Les  Mercantis  '  obtenaient  des  sauf- 
conduits  avec  une  aisance  extraordinaire  ;  par 
un  privilège  étonnant,  ces  personnages  ont  sou- 
vent obtenu  des  camions-automobiles  pour  trans- 
porter leurs  marchandises.  Avec  ces  moyens,  ils 
ont  pu  s'installer  dans  un  certain  nombre  de  vil- 
lages du  petit  avant,  et  y  débiter  leurs  marchan- 
dises à  des  prix  qui  ont  fait  connaître  au  com- 
battant tout  le  poids  de  la  vie  chère  bien  avant  les 


1.  La  majorité  des  Mercantis  sont  des  Débrouillards  civils 
des  villes  et  villages  du  front,  qui  ont  acquis  une  remarquable 
habileté  dans  l'art  de  doubler  le  prix  des  marchandises. 

Cheval  de  Troie  10 


14G  LB    CllLVAL    DE    TROU-: 

civils.  C'est  dans  ces  établissements  que,  dès  1916, 
cinq  feuilles  de  papier  à  lettres  et  cinq  enveloppes 
coûtaient  quatre  sous,  les  crayons-encre  six  sous, 
les  pierres  à  briquet  six  sous,  les  piles  pour  lampes 
un  franc  cinquante,  une  boîte  de  huit  biscuits, 
quatorze  et  seize  sous,  une  boîte  de  sardines  deux 
francs,  et  les  bouteilles  de  vin  à  vingt-cinq  sous, 
trois  francs.  Les  Mercantis  aiment  à  vendre  les 
boissons  de  luiie.  Le  combattant  préférerait  des 
boissons  simples  et  peu  coûteuses.  Le  Mer- 
canti  lui  apporte,  à  proximité  du  front,  le  vin  de 
luxe.  Surtout  dans  les  périodes  de  combat.  Le 
combattant  qui,  en  1916,  descendait  de  la  côte  304 
ou  de  la  batterie  de  Damloup  ne  trouvait  que  du 
vin  bouché  à  Rampont,à  Vadelincourt  ou  à  Belle- 
ray.  Ci  :  trois,  quatre  ou  cinq  francs  pour  le  Poilu. 
Il  paie  parce  qu'il  a  soif.  Mais  lorsqu'il  a  vidé  sa 
bouteille,  il  viderait  volontiers  la  panse  du  Mer- 
canti,  et  vous  comprendrez  son  sentiment. 

Entre  les  Mercantis  des  villes  et  la  tranchée,  se 
sont  interposés  les  Débrouillards.  Dans  de  nom- 
breux secteurs,  surtout  dans  les  secteurs  peu  agi- 
tés, où  les  troupes  font  de  longues  stations  aux 
premières,  aux  secondes  lignes  et  au  petit  repos,  le 
combattant  vient  rarement  dans  les  villages  habi- 


LES    IDÉLS    ET    l'oRGANISATION    DE    l'aRMÉE       147 

tés.  11  est  à  une,  deux  ou  trois  lieues  des  villages 
où  règne  le  Mercanti.  Alors  le  combattant  est  per- 
sonnellement aussi  éloigné  des  lieux  du  commerce 
que  s'il  était  au  lac  Tchad  ou  sur  les  plateaux  du 
Thihet.  C'est  alors  qu'apparaît  le  Débrouillard. 
Les  Débrouillards  se  trouvent  parmi  les  cyclistes, 
les  estafettes,  les  motocyclistes,  les  automobi- 
listes, les  agents  de  liaison,  les  fourriers,  les  ser- 
gents-majors, les  gradés  et  les  hommes  de  corvée 
des  ordinaires  qui,  pour  des  raisons  de  service, 
vont  chaque  jour  au  village  prochain,  au  gros 
bourg,  ou  à  la  ville.  Parmi  cet  important  per- 
sonnel, vous  pensez  bien  qu'il  y  a  de  très  braves 
genSjServiables,  dévoués,qui  font  toutes  les  courses 
qu'on  leur  demande  et  qui  y  sont  quelquefois  de 
leur  poche .  Mais,  en  trois  ans  de  guerre,  ce  ser- 
vice s'est  bien  organisé  ;  entendez  qu'il  a  été 
envahi  par  des  gaillards  très  débrouillards  qui 
s'entendent  assez  bien  pour  fixer  le  cours  des 
denrées  et  objets  de  prçmière  nécessité,  qui  vous 
apportent  tout  ce  que  vous  désirez,  mais  non  sans 
réaliser  un  honnête  bénéfice  qui  s'ajoute  à  la  com- 
mission allouée  par  le  Mercanti  au  Débrouillard. 
Victimes  :  le  combattant  officier,  sous-officier 
ou  soldat.  L'officier  n'en  soufi're  pas  trop,  surtout 


148  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

s'il  a  d'autres  ressources  que  sa  solde.  Mais  le  sous- 
officier,  mais  le  soldat  ? 

Les  coopératives,  dont  beaucoup  ont  été  fondées 
sur  l'ordre  du  haut  commandement,  ne  l'oublions 
pas,  sont  venues  porter  remède  à  cette  exploita- 
tion du  Poilu  par  les  Débrouillards  et  les  Mer- 
cantis.  Mais  les  coopératives  ne  peuvent  fonction- 
ner aux  premières  lignes  ;  il  reste  qu'il  faut  des 
intermédiaires  entre  la  tranchée  et  la  coopérative, 
et  par  surcroît,  dans  certains  corps  et  certains 
secteurs,  la  coalition  des  Débrouillards  organise 
le  boycottage  systématique  de  la  coopérative  ;  il 
faut  parfois  de  l'héroïsme  aux  commandants  de 
compagnie  pour  assurer  la  liaison  entre  leur  unité 
en  ligne  et  la  coopérative. 

c)  Le  vêtement  ou  la  part  du  Lièvre.  —  J'ai  mar- 
qué tout  à  l'heure  qu'il  y  a  eu  souvent  gaspil- 
lage, usure  excessive,  ceci  de  la  part  même  du 
combattant.  Mais  cela  ne  fait  que,  à  certaines 
époques,  le  combattant  n'ait  subi  certaines  priva- 
tions. 11  y  a  eu  quelques  époques  où  les  vête- 
ments, particulièrement  les  sous-vêtements  et  les 
chaussures,  manquaient  un  peu.  Alors,  on  a  dé- 
couvert que,  entre  les  Combattants  et  les  Maga- 
sins, il  y    avait  les   Bureaux  de    compagnie,   de 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE       140 

bataillon,  de  régiment,  etc.  Il  est  absolument 
incontestable  que  les  effets  chauds  doivent  aller 
d'abord  aux  poilus  qui  tiennent  la  tranchée.  Voilà 
la  doctrine.  Mais  dans  l'application,  ce  sont  les 
bureaux  et  leurs  clients  qui  se  servent  les  pre- 
miers, qui  prennent  les  meilleurs  vêtements,  les 
meilleures  chaussures.  A  certaines  époques,  les 
hommes  ont  dû  souffrir  du  froid  et  attendre  le 
second  envoi,  pendant  que  ces  messieurs  des 
bureaux  connaissaient  la  vie  ouatée. 

d)  Le  logement  on  la  vie  au  grand  air.  —  L'ar- 
mée fait  une  consommation  considérable  de  plan- 
ches et  de  tôles  ondulées  et  de  carton  bitumé 
destinés  à  rendre  les  abris,  sapes  et  gourbis  im- 
perméables à  la  pluie.  Tous  ces  matériaux  sont 
surtout  destinés  à  l'authentique  combattant  qui  a 
le  plus  grand  besoin  d'être  à  l'abri  du  vent  et  de 
la  pluie  lorsqu'il  a  passé  de  longues  heures  au 
créneau  de  la  tranchée  ou  du  poste  d'écoute.  Oui, 
mais  entre  les  parcs  du  génie  et  la  tranchée,  il  y 
a  les  innombrables  Débrouillards  des  états-ma- 
jors de  corps,  de  division,  de  brigade,  de  régi- 
ment, de  bataillon,  des  services  et  des  postes 
permanents.  Tous  ces  débrouillards  laissent  pas- 
ser le  fil  de  fer  barbelé  ou  non,  les  piquets  de  fer 


150  LE    CHEVAL    DR    TROIE 

et  les  périscopes.  Mais  ils  font  de  sérieux  prélè- 
vements sur  les  planches,  les  tôles  et  le  carton 
bitumé.  Quant  tous  les  états-majors,  petits  ou 
grands,  sont  servis,  imaginez  ce  qui  reste  pour  la 
tranchée.  Si  vous  touchez  deux  tôles  par  compa- 
gnie, vous  pouvez  être  heureux.  Et  pendant  que 
les  combattants  luttent  contre  la  pluie,  dans  les 
gourbis,  les  sapes  et  les  abris,  tout  un  monde  de 
Débrouillards  dort  à  l'abri  du  vent  et  de  la  pluie 
dans  de  bonnes  et  solides  cabanes,  bien  protégé 
par  le  carton  bitumé  et  les  tôles.  Et  dans  cer- 
tains cantonnements  de  l'arrière  ou  du  petit 
avant,  les  tôles  servent,  comme  l'a  constaté  le 
capitaine  Z...,  à  la  construction  des  urinoirs  et 
des  latrines. 

Naturellement,  ce  sont  les  garnisons  de  tran- 
chées qui  souffrent  le  plus  de  ces  prélèvements. 
Le  «combattant  d'infanterie,  ce  roi  des  batailles,  est 
le  plus  sacrifié  dans  cette  longue  occupation  de  posi- 
tions: les  secteurs  qu'il  traverse  sont  mis  en  coupe 
réglée  par  les  services  fixes  et  les  postes  de  séden- 
taires. Le  fantassin  va  de  secteur  en  secteur,  et  ses 
réclamations  ont  parfois  à  peine  le  temps  de  parve- 
nir aux  supérieurs  intéressés.  Les  bureaux  retardent 
ses  notes, et  le  lassent; quand  il  est  aux  premières 


LES   IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE      131 

lignes,  on  se  joue  de  lui.  L'artilleur  souffre  moins. 
Disposant  de  moyens  de  transport,  et  plus  rappro- 
ché des  parcs  à  matériel,  il  n'hésite  pas  à  se  servir 
lui-même  lorsque  ses  réclamations  n'aboutissent 
pas.  Quant  aux  sédentaires,  téléphonistes,  postes 
spéciaux,  mitrailleurs,  groupes  du  génie,  connais- 
sant tous  les  tours  du  secteur,  il  est  rare  qu'ils 
n'obtiennent  pas  ce  qu'ils  désirent,  à  force  de  ré- 
clamations. Si  les  réclamations  sont  vaines,  on 
emploie  le  système  D  :  au  moment  d'une  relève, 
on  va  faire  quelques  prélèvements  dans  les  instal- 
lations de  l'infanterie. 

L'armée  paie  des  sommes  importantes  aux  ha- 
bitants de  la  zone  du  front  pour  le  logement  des 
troupes  qui  vont  au  repos  dans  les  villages.  A 
raison  d'un  sou  par  homme  et  par  jour,  l'habitant 
loge  la  troupe  dans  des  greniers  ou  sur  l'aire  de 
ses  granges.  Avec  les  sommes  qui  ont  été  payées 
ainsi,  on  aurait  amorti  depuis  longtemps  les  frais 
d'établissement  de  baraquements  où  les  hommes 
auraient  été  mieux  logés  que  dans  les  bergeries 
et  les  étables  ;  mais  ceci  est  une  autre  histoire. 

Quand  une  troupe  «  descendant  »  de  la  tranchée 
entre  dans  un  de  ces  villages  dont  toutes  les  mai- 
sons sont  encore  debout,  les  hommes  connaissent 


l'62  LE    C[«VAL    DE    TROIE 

une  allégresse  profonde  :  ils  pensent  qu'ils  vont 
jouir  de  la  ^illc  fraîche,  et  de  la  tiédeur  qui  rè- 
gne dans  les  bâtiments  bien  clos  où  l'on  entasse 
les  fourrages.  Les  officiers  pensent  aux  lits,  aux 
vrais  lits,  pourvus  de  draps  dans  lesquels  ils  vont 
pouvoir  s'étendre.  Les  déceptions  sont  fréquentes: 
les  meilleures  granges  ont  été  aménagées  pour 
des  services  permanents  ;  d'autres,  administrative- 
ment  libres,  ont  été  prises  par  des  gens  du  train, 
par  une  équipe  de  travailleurs.  Avec  la  complicité 
du  chef  de  cantonnement  ou  de  ses  scribes,  un 
certain  nombre  de  lits,  qui  ont  disparu  de  l'état 
général  de*;  lits  disponibles,  sont  occupés  par  des 
sous-officiers,  voire  par  des  ordonnances,  attachés 
à  quelque  service  de»  Etapes.  Alors  les  hommes 
sont  entassés  dans  les  granges  à  claire-voie,  et  les 
officiers  subalternes  conduits  dans  quelque  dortoir 
d'officiers  où  ils  trouvent  un  «  sommier  métallique  » 
et  une  paillasse.  Les  combattants  grognent  un 
peu,  déclarent  que  «  l'on  va  être  aussi  bien  que 
dehors  »,  mais,  consolés  par  les  permanents  mi- 
litaires du  village  qui  pleurent  misère,  s'installent, 
considérant  que,  après  tout,  on  est  mieux  que  dans 
la  tranchée.  Dans  leurs  lits  ou  leurs  granges  bien 
aménagées,  les  Débrouillards  permanents  de  l'ar- 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATION    DE    l'aRMÉE        151^ 

rière  apaisent  leur  conscience  en  faisant  le  même 
raisonnement,  tant  en  ce  qui  les  concerne  eux- 
mêmes  qu'en  ce  qui  concerne  les  combattants.  Mais 
le  lendemain,  il  y  a  quelque  «  défaitiste  »  de  l'ar- 
rière qui,  entrant  en  conversation  avec  les  com- 
battants, leur  fait  entendre  que,  s'ils  sont  si  mal 
logés,  c'est  parce  que  les  officiers  réservent  les 
bonnes  granges  à  leurs  chevaux,  et  le  matériel 
d'aménagement  à  leurs  cuisines. 

e)  L'entretien  du  Poilu,  ou  «  Demain  on  rasera 
gratis  ».  —  Le  combattant  doit  faire  couper  sa 
barbe  et  ses  cheveux,  comme  le  civil,  mais  pour 
des  raisons  militaires  :  sa  barbe,  parce  qu'elle 
empêche  son  masque  à  gaz  d'adhérer  à  son  visage  ; 
ses  cheveux,  pour  éviter  les  poux.  Le  coiffeur  de 
compagnie  assure  l'ablation  de  la  barbe  et  des 
cheveux  gratuitement,  selon  le  règlement.  En 
fait,  c'est  comme  chez  le  barbier  de  l'histoire  : 
Demain,  on  rasera  gratis.  Il  n'est  point  de  barbe 
qui  ne  rapporte  au  moins  deux  sous  au  coiffeur 
de  la  compagnie,  lequel  se  fait  une  petite  rente 
qui  l'aide  à  supporter  la  guerre.  Essayez  de  ren- 
dre effective  la  gratuité  réglementaire,  et  vous  ne 
pourrez  plus  trouver  de  coiffeur. 

On  rapetasse,  on  rapièce  dans  les  mêmes  con- 


154  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

ditions.  Le  cordonnier,  le  tailleur  sont  des  per- 
sonnages qui  doivent  exercer  leur  métier  gratui- 
tement. Mais  le  cordonnier  donne  un  tour  de 
faveur  à  l'officier,  au  sous-officier,  au  camarade 
dont  il  attend  un  pourboire.  Mais  le  tailleur  tra- 
vaille à  façon  pour  les  mêmes  personnages  dont 
il  attend  un  vrai  salaire.  Et  je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  dire  que  le  tailleur  aime  beaucoup  mieux 
travailler  pour  les  officiers  que  pour  les  hommes. 
Réfléchissez,  vous  verrez  qu'il  ne  peut  en  être 
autrement.  Mais  il  vaudrait  mieux  en  tenir  compte 
dès  le  principe. 

f)  Le  transport  de  l'homme  ou  le  trahi  il .  — 
Quand  le  combattant  s'en  va  à  l'arrière,  pour  la 
bienheureuse  permission  de  détente,  ou  s'en 
revient  au  front  chargé  de  bidons  et  de  saucis- 
sons, il  calcule  que  les  automobiles,  les  camions, 
les  voitures,  étant  nombreux  sur  toutes  les  routes 
du  front,  il  a  quelque  chance  de  ne  point  faire 
à  pied  la  lieue  ou  les  deux  lieues  qui  séparent  sa 
tranchée  du  point  d'embarquement  ou  de  débar- 
quement. 11  est  bien  vrai  que,  en  l'absence  de  train 
ou  de  service  automobile  régulier,  il  est  autorisé 
à  se  faire  charger  au  moins  par  les  camions  auto- 
mobiles. Voilà  la  doctrine  :  le  transport  est  gf  atuit. 


LES    IDÉES    ET    l'ORGANISATïON    DE    l'ARMÉE       165 

Mais  quel  est  Thomme  sachant  vivre  qui  ne  com- 
prend qu'on  n'applique  la  doctrine  qu'avec  le 
secours  d'un  litre  ou  d'une  pièce  ?  Pour  un  auto- 
mobiliste qui,  franc  camarade,  vous  ramasse  tous 
les  Poilus  qu'il  rencontre,  combien  en  est-il  qui 
passent  sans  voir  ou  sans  comprendre,  lorsqu'ils 
sont  hélés  par  de  bons  bougres  dont  on  ne  peut 
rien  espérer? 

Voilà  de  fort  petites  choses,  n'est-ce  pas?  Mais 
ces  misères  comptent  pour  beaucoup  dans  la  con- 
duite de  la  guerre.  C'eût  été  sans  intérêt  pour  une 
campagne  de  trois  ou  de  six  mois,  pendant  laquelle 
on  supporte  toutes  les  privations.  Mais  quand  la 
guerre  devient  en  quelque  sorte  notre  vie  nor- 
male, ces  misérables  questions  de  cuisine,  de 
vêtement,  de  logement,  d'entretien,  de  transport, 
se  raccordent  à  la  plus  haute  stratégie,  car  si  elles 
ne  sont  pas  résolues  d'une  manière  satisfaisante, 
la  valeur  des  troupes  baisse  sensiblement.  Mais 
nous  reviendrons  là-dessus  à  un  autre  point  de 
vue. 

Je  ne  montre  ces  misères  de  la  vie  du  soldat 
que  pour  mettre  en  lumière  ce  grand  fait,  à  sa- 
voir que  les  idées  qui  ont  présidé  à  l'organisation 


loO  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

des  armées  modernes  ont  créé  une  situation  fout 
à  fait  défavorable  au  soldat  (et  par  conséquent  à 
l'armée).  Idées  roussicnnes,  idées  kantiennes,  ré- 
pétons-le, qui  ont  été  appliquées  par  de  braves 
gens  pour  réaliser  l'égalité,  imposer  à  tous  la  loi 
du  devoir,  rendre  impossible  la  constitution  de 
privilèges.  Mais  idées  d'une  simplicité  préhisto- 
rique, ignorantes  de  la  vraie  nature  humaine,  et 
dont  l'application  se  retourne  contre  l'objet  qu'on 
leur  donne.  La  conception  était  simple  :  tous  les 
citoyens-soldats  soumis  également  aux  charges 
militaires,  faisant  gratuitement  leur  métier  et 
entretenus  complètement  par  l'Etat  pendant  le 
temps  de  leur  service  ou  de  leurs  campagnes, 
chacun  ayant  sa  juste  part  déterminée  par  les  rè- 
glements et  les  circulaires,  comme  cela  paraît 
juste!  Oui,  à  condition  que  l'homme  soit  un  être 
sans  passions,  aimant  son  prochain  comme  lui- 
même.  Mais  comme  l'homme  est  plein  de  passions 
et  comme  chacun  a  pour  lui-même  un  peu  plus 
d'amour  que  pour  son  prochain,  le  système  ne 
tient  pas,  et  cette  armée  égalitaire  est  devenue, 
par  la  force  des  choses,  le  lieu  où  se  constituent 
les  plus  solides  privilèges.  Et  dans  cette  armée 
qui  a  cessé,  à  cause  dos  nécessités  de  la  guerre, 


LES    IDÉES    ET    l'oRGAMSATION    DE    l'aRMÉE       157 

d'être  une  armée  nationale  (puisqu'il  y  a  une  spé- 
cialisation d'un  certain  nombre  d'hommes  pour  le 
combat),  on  voit  ce  paradoxe  :  que  celui  qui  de- 
vrait avoir  lo  plus  d'avantages,  le  Combattant,  est 
précisément  celui  qui  en  a  le  moins,  et  c'est  sur 
son  dos,  si  l'on  ose  dire,  que  ceux  qui  devraient 
être  ses  serviteurs  se  constituent  mille  privilèges. 

Tout  irait  bien,  disent  les  fanatiques  du  Devoir, 
si  les  officiers  faisaient  leur  devoir  et  s'ils  impo- 
saient à  tous  leurs  subordonnés  l'accomplissement 
strict  du  devoir  surtout  en  ce  qui  concerne  ces 
questions  si  importantes  de  l'alimentation  et  du 
vêtement.  Voilà  une  observation  à  peine  bonne 
pour  le  temps  de  paix  et  pour  des  officiers  de  mé- 
tier, indépendants  et  rompus  à  toutes  les  ruses 
de  l'homme  ;  mais  voilà  qui  ne  vaut  rien  pour  le 
temps  de  guerre  et  pour  une  armée  qui  contient 
une  forte  proportion  d'officiers  de  complément 
beaucoup  plus  aptes  au  combat  qu'à  l'administra- 
tion de  leurs  unités.  Et  n'oublions  pas  que  le  jeu 
des  passions  dans  une  longue  campagne  n'est  en 
rien  comparable  à  ce  qu'il  est  en  temps  de  paix. 

En  temps  de  paix,  brider  les  passions  est  une 
tâche  relativement  aisée.  L'officier  a,  en  dehors 
du  service  d'instruction,  tout  le  loisir  nécessaire 


158  LE    CllKVAL    DE    TROIE 

pour  la  surveillance  de  ses  subordonnés.  Son 
honneur,  c'est  un  unité  bien  administrée;  de  leur 
côté,  les  appétits  des  subordonnés  sont  modestes. 
En  campagne,  les  préoccupations  de  l'officier 
sont  en  quelque  sorte  renversées.  Son  honneur 
est  naturellement  beaucoup  plus  engagé  dans  le 
combat  toujours  imminent  que  dans  l'administra- 
tion. De  leur  côté,  les  subordonnés,  dans  cette 
longue  guerre  où  nous  sommes,  ont  des  appétits 
beaucoup  plus  forts  que  dans  le  temps  de  paix. 
Les  hommes  qui,  comme  chacun  de  nous,  voient 
leurs  intérêts  de  la  vie  civile  sacrifiés,  pour  un 
temps  qu'ils  ne  peuvent  plus  mesurer,  vous  vou- 
driez que,  ayant  pouvoir  de  se  donner  quelque 
indenmité,  ils  résistassent  aux  tentations  avec  la 
même  énergie  que  dans  ce  temps  de  caserne  où 
ils  n'avaient  ni  femmes  ni  enfants  ?  Concevez 
qu'ils  n'ont  point  la  même  résistance  et  que,  par 
contre,  ils  apporteront  plus  d'énergie  à  prendre 
sur  la  guerre  tout  ce  que  leur  conscience  les 
autorisera  à  prendre.  Gela  rend  la  tâche  de  l'of- 
ficier difficile  et,  lorsqu'une  compagnie»est  gan- 
grenée par  la  présence  de  quelque  subordonné 
plein  d'appétits,  le  commandant  de  compagnie  se 
trouvera  rapidement  devant  une  coalition  où  l'on 


LES   IDÉES    ET    l'oRGANISATION    DE    l'aRMÉE       15'J 

fait  entrer  peu  à  peu  tous  les  embusqués  et  qui 
travaille  silencieusement  à  faire  les  ténèbres  au- 
tour du  chef.  L'officier  n'aura  d'autre  recours  que 
l'appel  à  la  délation.  C'est  un  moyen  que,  fort 
heureusement,  on  n'aime  pas  à  employer  dans 
l'armée.  Mais  l'officier  est  isolé,  et  il  lui  faut  des 
vertus  exceptionnelles  pour  triompher  de  ces 
petits  intérêts  ligués  contre  son  contrôle. 


Note.  —  La  situation  a  ét6  remarquablement  transformée 
depuis  six  mois,  en  ce  qui  concerne  la  vie  du  soldat,  particu- 
lièrement pour  l'alimentation  et  le  ravitaillement  personnel, 
La  discipline  renforcée  et  le  développement  des  institutions 
dites  «  coopératives  militaires  «  valent  au  soldat  des  avantages 
qu'il  ne  croyait  pas  possibles  il  y  a  seulement  un  an.  L'armée 
échappe  aux  mercantis.  Gros  succès  dû  à  des  chefs  énergiques. 
11  se  prolongera.  Mais  que  l'on  prenne  garde  à  ce  fait  que  les 
coopératives  sont  administrées  par  le  Devoir  et  la  Conscience  : 
c'est  leur  force  dans  la  période  initiale  ;  ce  sera  leur  faiblesse 
quand  les  choses  seront  «  tassées  ».  Nous  voudrions  voir  à  la 
tête  de  chaque  coopérative  une  compétence  intéressée  aux  af- 
faire», et  faisant  participer  l'unité  aux  bénéfices  (le  système  a 
déjà  été  expérimenté).  Bref,  l'intérêt  avoué,  reconnu,  affirmé. 
Sinon,  l'intérêt  reprend  ses  droits,  clandestinement,  et  il  cor- 
romprait ces  institutions  dont  l'organisation  générale  est  de 
tous  points  excellente.  (Noie  de  décembre  1917. J 


IV.  —  Le  règne  des   contremaîtres   intellectuels 


Mais  il  y  a  plus:  ce  régime  militaire,  fondé  sur 
les  idées  que  nous  avons  dites,  devait  nécessaire- 
ment limiter  l'initiative  des  chefs,  et  en  fait,  de 
grands  règlements,  d'innombrables  circulaires 
déterminent  les  fonctions  et  les  droits  de  chacun. 
Etant  donné  l'économie  générale  du  système,  rien 
de  plus  heureux  que  cette  organisation,  qui  sous- 
trait à  l'arbitraire  le  soldat  et  le  subordonné  qui 
ne  disposent  pas  de  grands  moyens  de  réclama- 
tions. Mais  que  s'est-il  produit  ?  Dans  cette  lon- 
gue guerre  où  soldats  et  officiers,  naturellement 
absorbés  par  le  combat,  la  préparation  au  combat 
ou  les  travaux  de  défense,  n'ont  point  le  temps 
d'étudier  cette  littérature  administrative,  une  spé- 
cialisation administrative  s'est  instituée,  qui  va  du 

f  ,•        . 

ront  aux  dépôts  de  1  intérieur.  Les  spécialistes, 

ce   sont  les  gens  des  bureaux.  Résultat  :  les  gens, 

des  bureaux  ont  acquis  un  pouvoir  considérable, 


LES  IDÉES   ET   l'oRGANISATION  DE    l'aRMÉE       161 

et  il  n'est  pas  exagéré  de  dire  que  si  nous  som- 
mes, au  combat  et  pour  ce  qui  intéresse  immé- 
diatement le  combat,  sous  le  vrai  et  seul  comman- 
dement de  nos  vrais  chefs,  pour  tout  le  reste, 
administration,  appréciation  de  nos  services, 
répartition  des  avantages,  permissions, etc.,  nous 
sommes  beaucoup  plus  sous  le  commandement 
des   subord(mnés  que   sous  celui  de  nos   chefs. 

Le  pouvoir  des  «  burlingues  »  est  connu  dans 
toute  l'armée.  Qui  est  maître  de  l'alimentation 
et  de  l'entretien  d'une  compagnie?  Le  capitaine? 
Point,  c'est  le  sergent-major.  Qui  interprète  les 
circulaires,  prépare  leur  application  et,  selon  l'in- 
terprétation, décide  de  la  destinée  de  tel  ou  tel  ? 
qui  élabore  les  propositions?  les  affectations  aux 
emplois?  qui  prépare  les  nominations  des  capo- 
raux ?  qui  prépare  les  réponses  du  commandant 
de  compagnie  à  toutes  les  questions  que  lui  po- 
sent les  bureaux  supérieurs  ?  Le  sergent- major  et 
ses  aides. 

Qui  fait  la  même  besogne  à  l'échelon  supé- 
rieur ?  L'adjudant  de  bataillon.  Qui  prépare,  re- 
voit, ou  complète  les  dossiers  sur  lesquels  nos 
actions  seront  appréciées,  jugées,  récompensées, 
notre  avancement  réglé  ?  Qui  prérpare  les  relèves 

Cheval  de  Troie  11 


162  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

entre  les  bataillons,  avantage  l'un  au  détriment 
de  l'autre,  qui  dispose  des  cantonnements  ?  C'est 
le  capitaine  adjudant-major  '.  Lorsque  nous  avons 
le  malheur  de  tomber  dans  les  dépôts,  qui  dis- 
pose de  nous,  qui  règle  nos  tours  de  service,  qui 
a  puissance  sur  notre  affectation  ?  C'est  l'adjudant 
de  dépôt. 

L'abondance  des  circulaires,  des  règlements, 
des  notes,  des  comptes  rendus,  l'étendue  du  tra- 
vail d'administration  imposé  à  tous  les  chefs,  plus 
par  l'organisation  générale  de  l'armée  que  par 
les  nécessités  de  la  guerre,  ont  donné  un  pou- 
voir considérable  aux  subordonnés  adjoints  à  nos 
chefs,  à  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie.  Et  ce 
pouvoir  s'est  accru  du  fait  que  les  subordonnés, 
moins  exposés  que  leurs  chefs,  changent  moins 
souvent.  La  continuité  est  assurée  par  eux.  L'action 
de  ces  maires  du  palais  est  parfois  excellente. 
Bonne  ou  mauvaise,  se  faisant  endosser  par  le 
vrai  chef,  son  irresponsabilité  en  fait  une  chose 

1.  On  prie  instamment  le  lecteur  de  ne  voir  aucune  aigreur 
dans  ces  constatations. L'auteur  de  ce  livre,  servi  par  la  chance, 
a  presque  toujours  échappé  aux  bureaux.  Faisant  partie  ou 
chargé  de  la  conduite  d'un  corps  franc,  il  a  joui  de  tous  les 
avantages"  que  donne  le  contact  direct  avec  les  chefs. On  enre- 
gistre ici  la  plainte  générale  de  l'armée. 


LES  IDÉES  ET   l'oRGANISATION   DE    l'aRMÉE       1(33 

dangereuse.  Aux  bas  échelons,  c'est  la  voie  ouverte 
au  «  débrouillage  »,  aux  petites  briniades  exer- 
cées sur  les  hommes  ;  aux  échelons  élevés,  c'est 
la  voie  de  la  brimade  exercée  sur  les  corps  de 
troupe,  et  sur  les  commandants  d'unités.  D'une 
manière  générale,  c'est  l'arbitraire  secret  des  su- 
bordonnés substitué  à  l'arbitraire  officiel  des  vrais 
chefs. 

Raccordez  ces  observations  à  celles  qui  ont  été 
résumées  plus  haut.  Elles  sont  liées.  Ce  pouvoir 
anonyme  et  irresponsable  des  bureaux,  cause  de 
tant  de  malentendus  entre  les  officiers  et  la  troupe, 
qu'est-ce,  sinon  une  conséquence  de  l'organisation 
propre  à  l'armée  du  service  militaire  universel 
et  des  idées  qui  présidèrent  à  cetteorganisation.il 
est  bien  évident  que  du  moment  où  l'on  établis- 
sait une  armée  nationale,  basée  sur  la  conception 
du  Devoir,  où  la  discipline  était  réclamée  au  nom 
du  Devoir  (et  non  plus  par  respect  des  engage- 
ments pris  par  l'enrôlé),  on  s'interdisait  de  for- 
muler les  droits  de  l'incorporé  (droit  dont  la  re- 
vendication eût  été  au  surplus  dangereuse  pour 
la  discipline)  et  l'on  devait  substituer  aux  statuts, 
aux  contrats  de  l'ancienne  armée  que  chacun  con- 
naissait, les  règlements  définissant  les  devoirs  de 


164  LE    CllKVAL    DE    TROIE 

chacun.   Voilà   qui   assurait  la   haute-main    aux 
spécialistes  des  règlements  et  de  l'écriture,  et  l'on 
n'a  point  prévu  que,  dans  ce  système  où  chacun 
est  censé  agir  conformément  au  Devoir,  l'intérêt, 
l'ambition,  l'humeur  se  redressaient,  suivant  les 
lois  de  l'humaine  nature,  en  tous  lieux  où  ils  ont 
pouvoir  de  se  satisfaire.  Le  cours  normal  de  la 
guerre  fait  que  ces  lieux  où  ces  humeurs,  ces 
ambitions,  ces  intérêts  prennent  du  pouvoir  sont 
précisément  les  bureaux,  où  se  font  les  réparti- 
tions de  tous  les  biens  moraux  et  matériels  de 
l'armée.  On  a  voulu  soustraire  l'armée  nationale 
à  l'arbitraire  de  chefs  militaires  dont  se  défiait  la 
philosophie  du  xix'  siècle,  et,  sans  l'avoir  voulu, 
on  l'a  livrée  à  l'arbitraire  des  subordonnés,  et  de 
ceux  qui  s'éloignent  autant  qu'ils  le  peuvent  de 
la  vie  du   combattant.  Ni  l'Etat,  ni  l'armée  ne 
gagnent  à  cette  substitution.  Et  celui  qui  y  perd 
le  plus  c'est  celui  au  bénéfice  de  qui  on  croyait 
l'avoir  faite  :  le  soldat.   —  C'est  encore  une  des 
conséquences  de  cette  espèce  de  socialisation  de 
l'armée  que  j'ai  tenté  de  décrire  ;  elle  nous  fait 
entrevoir  à  quoi  aboutirait  une  socialisation  ci- 
vile ;  comme  la  raison  et  l'expérience  l'indiquent, 
ce  serait  la  domination  des  contremaîtres  intel- 


LES    IDÉES  ET   l'oRGANISATION  DE  l'aRMÉE       165 

Icctuels  substituée  à  la  direction  des  chefs  de 
réconomie  nationale  et  des  maîtres  de  la  culture 
générale.  Mais  ce  sont  là  des  considérations  étran- 
gères à  notre  objet. 

Il  s'agit  de  l'armée.  Il  s'agit  d'une  armée  qui 
doit  donner  la  victoire  à  la  nation,  qui  a  été  con- 
çue pour  une  brève  campagne,  et  dont  la  longue 
durée  de  la  guerre  fait  apparaître  les  faiblesses 
de  constitution.  Pour  notre  salut,  cette  armée, 
bénéficiant  des  qualités  guerrières  et  de  la  force 
morale  acquise  au  cours  d'une  longue  histoire  na- 
tionale, jouissant  par  surcroît  du  code  militaire 
de  l'ancienne  armée,  cette  armée  a  dominé  ses 
propres  faiblesses.  Et  répétons-le,  bon  gré  mal 
gré,  il  nous  faut  demeurer,  au  moins  jusqu'à  la 
conclusion  de  la  guerre,  dans  le  système  général 
d'où  elle  est  née. 

Devant  cet  avenir,  le  passé  nous  en  avertit, 
ce  serait  la  plus  dangereuse  folie  que  de  vouloir 
conserver  cette  armée  en  bon  état  moral,  l'admi- 
nistrer, la  mener  au  combat  ou  au  travail  au 
nom  du  seul  Devoir.  Quand  nous  aurons  bien 
compris  que  nous  ne  pouvons  mener  la  guerre  de 
trois  ans  ou  de  cinq  ans  comme  une  campagne  de 
trois  mois,  que  notre  armée  de  1917  n'est  plus  du 


160  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

tout  l'armée  de  1914, qu'elle  est  devenue  une  ar- 
mée de  métier  extraite  d'une  armée  nationale,  et 
que  les  principes  au  nom  desquels  elle  a  été  or- 
ganisée ne  valent  plus,  on  sera  en  mesure  d'ap- 
porter à  l'organisation  de  l'armée  les  réformes 
qu'exige  la  conduite  heureuse  de  la  guerre. 

11  faut  que  l'on  se  pénètre  de  ces  vérités  :  l'ar- 
mée nationale,  basée  sur  le  recrutement  égali- 
taire,  et  sur  le  paiement  égal  de  l'impôt  du  sang, 
était  une  chimère  ;  les  nécessités  de  la  guerre 
l'ont  détruite  en  quelques  mois.  Actuellement, elle 
n'existe  plus.  Il  est  donc  absolument  nécessaire 
de  modifier  profondément  la  condition  des  com- 
battants qui,  appelés  au  nom  des  principes  de 
l'armée  nationale,  se  trouvent  soumis  au  régime 
de  l'armée  combattante  de  métier,  sans  en  avoir 
les  avantages. 

Le  service  militaire  accompli  au  nom  du  De- 
voir désintéressé  était  une  chimère.  Le  «  Pourquoi 
te  bats-tu  »  ne  peut  avoir  de  réponse  satisfaisante, 
dans  les  conditions  nouvelles  faites  aux  mobilisés 
retenus  dans  les  formations  de  combat.  L'appel 
au  combat  doit  être  fait  au  nom  de  l'Honneur,  la 
conclusion  du  combat  doit  comporter  une  satis- 
faction éclatante  de  lintérèt  du  combattant.   11 


LES  IDÉES  ET    l'ORGANISATION   DE  l'aRMÉE       167 

faut  poser  en  principequc  le  combattant  acquiert,  du 
fait  qu'il  appartient  à  l'armée  combattante,  un  droit 
particulier,  moral  et  matériel,  que  la  nation  doit 
reconnaître,  tant  pour  le  présent  que  pourTavenir. 

l/organisation  du  travail,  l'administration  des 
biens,  la  distribution  des  produits  faites  au  nom 
de  la  Conscience  et  du  Devoir  sont  des  institutions 
ruineuses  pour  la  nation  et  pour  les  individus.  11 
faut  y  substituer  l'organisation,  l'administration, 
la  distribution,  le  commandement  intéressés. 

Encore  une  fois,  il  s'agit  de  substituer  l'Hon- 
neur, l'Intérêt,  la  Différenciation,  seuls  efficaces, 
à  la  Conscience,  au  Devoir  et  à  l'Egalité,  principes 
faux  devenus  inapplicables  et  inintelligibles. 

Les  principes  d'organisation  de  l'armée  natio- 
nale rendaient  la  poursuite  de  la  guerre  impos- 
sible au  delà  d'une  très  brève  période  ;  la  néces- 
sité de  poursuivre  la  guerre  a  rendu  impossible 
la  stricte  observation  des  principes  fondamentaux 
de  cette  armée.  La  longue  durée  de  la  guerre 
nous  amène  à  rejeter  ces  principes  dans  la  plus 
large  mesure.  Il  faut  bien  voir  que  nous  nous 
acheminons  vers  une  forme  nouvelle  de  la  spécia- 
lisation militaire  et  de  la  démilitarisation  des  ser- 
vices annexes  de  l'armée. 


168  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Ne  restons  donc  pas  à  la  remorque  des  événe- 
ments. Prenons  conscience  de  ces  nécessités  nou- 
velles, et  nous  serons  en  mesure  de  mettre  entiè- 
rement à  profit  l'énorme  avantage  qu'apporte  à 
l'Entente  l'entrée  des  États-Unis  dans  la  guerre, 
avantage  par  lequel  l'Entente  sera  en  mesure  de 
réduire  très  sensiblement  les  périls  que  font  cou- 
rir à  toute  nation  les  principes  de  l'armée  natio- 
nale, tandis  que  ces  périls  se  développent,  s'ac- 
croissent en  nombre  et  en  intensité  en  Allemagne. 

Le  système  des  armées  nationales  acculait  toutes 
les  nations,  et  la  civilisation  même,  dans  une 
impasse.  L'Allemagne  en  sortait  par  la  conquête  ; 
la  conquête  lui  échappant,  elle  va  subir  les  vices 
du  système  qu'elle  est  dans  l'impossibilité  de  pal- 
lier par  des  alliances  nouvelles.  Si  nous  nous  en 
dégageons  dans  le  même  temps,  nous  acquérons 
sur  elle  un  ascendant  moral  considérable  qui  nous 
permettra  d'atteindre  le  moment  où  le  problème 
proprement  militaire  de  la  guerre  actuelle  sera 
résolu,  et  nous  assurera  la  victoire  par  le  seul 
moyen  qui  peut  nous  donner  la  victoire  totale, 
par  les  armes. 

Septembre  1917. 


CHAPITRE    VI 


LES   DIVINITÉS    IMPUISSANTES 


Il  n'y  aura  de  victoire  définitive  que  par  les 
armes,  et  il  n'est  pas  au-dessus  de  l'intelligence 
humaine  de  résoudre  le  problème  militaire  que 
la  guerre  a  posé.  Mais  que  la  solution  de  ce  pro- 
blème soit  retardée  ou  avancée  par  des  idées,  c'est 
le  fait  sur  lequel  il  faut  encore  méditer.  11  faut 
redire  que  les  idées  tiennent  une  place  considé- 
rable dans  cette  guerre,  menant  l'un  et  l'autre 
groupe  de  combattants.  La  Grande  guerre  a  fait 
apparaître  l'extraordinaire  force  des  idées,  puis- 
sances redoutables,  qui,  selon  leur  direction  et 
leurs  formes,  sont  chez  les  uns  génératrices  de 
force,  chez  les  autres,  cause  de  faiblesse.  Cette 
pauvre  idée  du  Progrès,  qui  a  déjà  fait  couler 
tant  de  sang  en  Europe,  regardez-la  animer  ou 
stupéfier  les  gouvernements  et  les  armées.  Elle  a 
donné  aux   Allemands   une  force  considérable  ; 


170  LE    CHEVAL    DE    TBOIE 

mais  quelle  eause  de  faiblesse  dans  l'Entente  ! 
C'est  qu'elle  n'est  pas  pensée  de  même  manière 
par  les  deux  groupes  de  belligérants. 

Si  les  uns  et  les  autres,  par  un  certain  nombre 
de  tètes  dirigeantes,  pensent  que  le  Progrès  doit 
donner  la  paix  au  monde,  ils  en  conçoivent  la  réa- 
lisation par  des  moyens  profondément  différents. 

L'Allemagne,  d'un  mouvement  quasi  unanime, 
croit  que  le  Progrès,  pensé  par  la  raison  alle- 
mande, imposera  la  paix  au  monde  par  la  force 
et  la  volonté  de  l'Etat  allemand,  père  du  Droit, 
créateur  delà  Justice,  et  siège  de  l'idée  allemande 
qui  se  confond  avec  le  progrès  universel.  Quel- 
ques têtes  dirigeantes  de  l'Entente  croient  qu'une 
force  cachée  au  cœur  des  choses  conduit  la  rai- 
son humaine  au  respect  du  Droit  et  delà  Justice, 
que  rien  ne  peut  arrêter  la  marche  fatale  du  pro- 
grès qui  donnera  la  paix  au  monde  dans  le  libre 
accord  des  peuples,  confondus  dans  la  démocra- 
tie universelle. 

Force  pour  l'Allemagne.  Faiblesse  pour  l'En- 
tente. Notre  politique  de  guerre  a  subi  l'influence 
de  cette  pauvre  idée.  Tandis  que  l'Empereur  alle- 
mand armait  et  manœuvrait  ses  armées  et  celles 
de  ses  alliés  subordonnés  en  vue  de  la  création 


LES    DIVINITÉS    IMPUISSANTES  171 

du  droit  nouveau,  chaque  nation  de  l'Entente 
armait  et  manœuvrait  les  siennes  pour  soutenir 
le  Droit,  avec  cette  arrière-pensée  que,  quels  que 
pussent  être  les  efforts  de  l'Allemagne,  quelles 
que  fussent  ses  victoires,  le  Droit  triompherait, 
parce  que  ce  mouvement  fatal  qui  porte  le  monde 
vers  la  démocratie  ne  pouvait  pas  permettre  le 
triomphe  de  «  la  Force  ». 

Ces  misères  intellectuelles  sont  cause  de  cette 
mollesse  bien  souvent  observée  dans  la  conduite 
de  la  guerre,  surtout  en  France,  de  cette  impré- 
vision dont  il  a  été  'donné  trop  de  preuves,  de 
cette  timidité  enfin  devant  le  gros  problème  de 
durée  qui  se  posait  dès  la  fin  de  1914.  Faut-il 
ajouter  qu'elles  ont  inspiré  cette  politique  qui 
est  plus  satisfaite  d'obtenir  d'une  peuplade  afri- 
caine une  protestation  en  faveur  du  Droit  que 
de  l'utilisation  des  ressources  françaises?  Que  la 
République  de  Libéria  brise  avec  l'Allemagne, 
quel  triomphe  pour  la  doctrine  !  Voilà  qui  prouve 
que  le  Droit  soulève  le  monde  contre  la  Force  I 
—  Mais,  dans  le  même  temps,  cette  même  fausse 
passion  du  Droit  et  de  la  Justice  soulève  les 
peuples  de  la  Russie  contre  leur  propre  unité  et 
disloque  leurs  armées  ! 


172  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

Si,  en  novembre  1917,  l'Allemagne  menace 
Petrograde,  si  les  Impériaux  s'approchent  de 
Venise,  que  l'on  ne  cherche  pas  d'autre  première 
responsable  que  cette  idée  funeste,  patronne  d'une 
politique  qui  a  plus  de  confiance  dans  un  mou- 
vement supposé  de  l'esprit  universel  que  dans  la 
force  armée  qu'elle  emploie,  une  politique  dont  il 
ne  serait  pas  exagéré  de  dire  que,  parfois,  elle  a 
honte,  en  quelque  sorte,  de  triompher  par  le  canon 
et  le  fusil  français,  tant  elle  voudrait  ne  devoir 
son  triomphe  qu'à  la  majesté  du  Droit! 

Ainsi  sommes-nous  sans  ardente  volonté  mili- 
taire, non  dans  le  cœur  du  peuple,  d'où  sortent  les 
plus  beaux  soldats  du  monde,  mais  dans  les  con- 
seils de  la  nation,  où  pénètrent  ces  nuées.  Ainsi 
sommes-nous  sans  forte  défense,  à  l'intérieur, 
contre  les  manœuvres  allemandes,  qui  se  font  sous 
le  couvert  des  mêmes  nuées.  Ainsi  sommes-nous 
impuissants  à  saisir  la  réalité  de  la  guerre  sous 
le  nuage  épais  tendu  entre  les  champs  de  bataille 
et  quelques  lieux  où  l'on  dispose  de  nos  des- 
tinées. 

Ce  détestable  état  d'esprit  est  la  grande  cause, 
je  le  répète,  de  notre  mollesse  dans  la  conduite 
de  la  guerre.  Pendant  de  longs  mois,  nous  avons 


LES    DIVINITÉS    IMPUISSANTES  173 

fait  la  guerre  en  quelque  sorte  au  jour  le  jour, 
attendant  la  victoire  décisive  de  quinzaine  en 
quinzaine,  de  mois  en  mois,  de  trimestre  en  tri- 
mestre, convaincus  que  la  victoire  s'arrêterait 
fatalement  sur  les  peuples  qui  sont  les  champions 
du  Droit,  et  nourrissent  secrètement  et  même 
publiquement  l'espoir  que  l'Allemagne  de  la  Force 
sera  vaincue  intérieurement  par  l'Allemagne  du 
Droit,  sortant  enfin  du  tombeau  de  Kônigs- 
berg. 

Et  l'Allemagne  de  Treitschke  et  d'Hindenburg 
reparaissant  toujours  devant  nous,  avec  un  maté- 
riel de  guerre  toujours  accru,  une  volonté  toujours 
aussi  tendue,  nous  nous  sommes  bornés  à  lui  oppo- 
ser des  forces  dont  nous  étions  obligés  d'impro- 
viser l'organisation  et  la  manœuvre.  Et  nous  nous 
étonnions  de  ne  pas  voir  devant  nous  l'Allemagne 
honteuse  d'elle-même, implorant  son  pardon  pour 
ses  injures  au  Droit  !  Oserais-je  dire  que  ces  idées, 
répandues  dans  l'armée  par  les  discours  officiels, 
les  commentaires  de  la  presse,  ont  contribué  à 
donner  aux  soldats  une  sorte  d'idéal  militaire  à 
rebours,  cette  idéal  absurde  qu'exprime  le  Chant 
des  Girondins  où  l'on  exalte  la  mort  pour  la 
patrie  plus  que  la  victoire. 


174  LE    CHEVAL    DE   TROIE 

Idéal  de  martyr,  que  le  soldat  peut  faire  sien 
au  moment  où  il  tombe,  frappé  à  mort,  mais  qui 
ne  doit  pas  obscurcir  son  âme  au  moment  où  il 
s'élance  contre  l'ennemi.  Cet  amour  passif  du 
Droit  nous  a  trop  portés  à  trouver  plus  de  gran- 
deur dans  nos  sacrifices  que  dans  nos  succès. 
Rappelons-nous  que  la  tâche  du  soldat  est  non  pas 
de  mourir,  mais  de  braver  la  mort,  de  la  donner 
et  de  vaincre. 

Vaincre.  Il  ne  s'agit  pas  d'attendre  que  le  Droit, 
la  Justice  et  le  Progrès,  agissant  comme  des 
dieux,  fassent  reverdir  le  Rameau  d'olivier  dans 
les  plaines  du  Nord  et  rendent  à  jamais  infran- 
chissable aux  armées  allemandes  ce  terrain  qui 
va  de  la  mer  aux  Vosges,  où  les  armées  fran- 
çaises se  seront  sacrifiées.  Notre  but  est  de  con- 
duire nos  armées  au  delà  du  Rhin  et  d'écraser 
l'ennemi.  Mais  nos  armées  ne  seront  heureusement 
manœuvrées  que  du  jour  où  l'on  regardera  leur 
force  comme  l'élément  décisif  du  succès,  et  où 
leur  manœuvre  générale,  comme  l'utilisation  des 
ressources  du  pays,  sera  déterminée  par  des 
hommes  d'Etat  qui  regarderont  la  victoire  comme 
l'œuvre  de  la  Volonté  française.  Le  Droit  sera  dit, 
la  Justice  sera  satisfaite,  le  Progrès  du  monde 


LES    DIVINITÉS    IMPUISSANTES  175 

sera  assuré  le  jour  où  notre  Force,  portant  la 
Guerre  sur  la  terre  allemande,  pourra  imposer  la 
Paix  au  peuple  délirant  qui  se  croit  le  Peuple- 
Dieu. 

Novembre  1917. 


DEUXIÈME    PARTIE 

PROBLÈMES  MILITAIRES 
ET    POLITIQUES 


CHAPITRE    VII 


LE  PROBLEME  DE  LA  GRANDE  GUERRE 

L'illusion  de  la  guerre  de  tranchées.  —  L'impasse 
(la  guerre  rloquée).  —  L'issue  (l'annulation  du 

RETRANCHEMENT,   LE  CHEVAL   DE  TrOIe). 

Aucun  compromis  n'étant  possible  entre  l'Alle- 
magne, ou  plutôt  entre  le  Mittel-Europa  et  l'En- 
tente ;  la  paix  blanche  étant  la  plus  grande  des 
duperies  et,  plus  nettement,  la  défaite  de  l'Entente, 
le  problème  général  de  la  Grande  guerre  est  celui 
de  toute  guerre  :  vaincre  par  les  armes,  c'est-à- 
dire,  selon  les  lois  constantes  de  la  guerre,  que 

Cheval  de  Troie  12 


178  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

résument  merveilleusement  nos  règlements  mili- 
taires, réaliser  l'anéantissement  des  forces  organi- 
sées de  r ennemi  ',  et  dicter  la  paix  en  territoire 
ennemi. 

Le  problème  particulier  de  la  guerre,  sur  le 
front  franco-anglais,  qui  est  le  front  essentiel, 
est  de  surmonter  ou  danmder  le  retranchement 
ennemi^  par  les  moyens  matériels  ou  moraux,  afin 
de  rentrer  dans  le  mouvement  et  de  porter  la 
guerre  en  Allemagne. 

11  est  bien  évident  que  FEtat-Major  français  n'a 
point  cessé  de  se  donner  cet  objectif.  Mais  un 
public  nombreux  et,  avec  lui,  beaucoup  d'officiers 
et  de  soldats  de  la  guerre  regardent  cet  objectif 
comme  chimérique,  parce  qu'ils  ont  interprété 
leur  expérience  de  la  guerre  beaucoup  plus  à  la 
lumière  des  commentaires  quotidiens  de  la  presse 
qu'à  l'aide  des  principes  de  l'art  de  la  guerre. 

C'est  pour  ceux-ci  que  j'écris.  C'est  à  eux  que 
je  soumets  les  réflexions  d'un  officier  de  la  guerre, 
dont  l'éducation  militaire  s'est  faite  à  la  guerre, 
et  dont  l'esprit  est  libre  de  tout  préjugé  d'école. 
L'objet  de  cette  étude  est  de  combattre  un  cer- 

1.  lîèfflement  sur  la  Conduite  des  Grandes  unités,  28  octobre 
1913. 


LE  PROBLÊME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     179 

tain  nombre  de  préjugés  qui  se  sont  formés  pen- 
dant la  guerre  chez  des  hommes  qu'ont  décon- 
certés de  simples  accidents,  dans  lesquels  des 
militaires  peu  perspicaces,  des  journalistes  pressés 
^t  des  sociologues  bornés  ont  cru  discerner  le 
renversement  des  lois  de  la  guerre. 

La  stabilisation  des  fronts  déterminée  par  le  dé- 
veloppement de  la  fortification  de  campagne,  l'in- 
violabilité relative  des  fronts  assurée  par  la  trans- 
formation des  tranchées  de  combat  en  un  double 
système  continu,  l'échec  des  tentatives  de  grande 
rupture  faites  par  les  Alliés  (Champagne,  1915, 
Somme,  1916)  et  par  les  Allemands  (Verdun,  1916), 
les  réussites  allemandes  en  Galicie,  en  Serbie,  en 
Roumanie,  en  Italie,  ont  enlisé  l'esprit  d'une 
grosse  partie  du  public  et  de  l'armée  dans  de 
fausses  idées,  dont  les  principales  sont  que  : 

La  guerre  actuelle  a  révélé  des  lois  nouvelles 
de  la  guerre  ;  les  Alliés  ne  connaissaient  pas  la 
«  guerre  de  tranchées,  »  nouveauté  des  temps  mo- 
dernes dans  laquelle  les  Allemandsétaient  maîtres  ; 

la  rupture  du  front  allemand  en  France  est 
impossible  ;  la  guerre  de  mouvement  ne  pourra 
pas  être  reprise; 

le  temps  des  manœuvres  de  cavalerie  et  d'in- 


180  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

fanterie  est  fini  ;  le  matériel  et  les  munitions  do- 
minent la  situation  ; 

on  ne  peut  avancer  qu'en  écrasant  sous  un  dé- 
luge de  fer  et  de  feu  les  positions  successives  de 
l'ennemi; 

la  victoire  sera  obtenue  par  une  guerre  d'usure, 
dans  laquelle  les  pertes  subies  et  l'extrême  fati- 
gue feront  que  l'Allemagne,  forteresse  assiégée, 
ne  pouvant  plus  tenir,  s'effondrera  et  demandera 
la  paix. 

11  faut  opposer  à  ces  idées,  où  le  vrai  sert  à 
colorer  le  faux,  quelques  observations,  par  les- 
quelles on  verra  les  prétendus  principes  nouveaux 
raccordés  aux  principes  les  plus  anciens,  et  dont 
nous  devons  tirer  une  leçon  aussi  nécessaire  au 
maintien  du  bon  moral  qu'à  la  recherche  des  solu- 
tions adonner  aux  problèmes  posés  par  la  guerre. 

Marquons  dès  maintenant  que  : 

la  t<  guerre  de  tranchées  »  est  une  illusion,  la 
guerre  d'usure  une  chimère  ; 

la  guerre  est  «  bloquée  »  depuis  la  fin  de  1914; 
le  front  est  devenu  une  simple  frontière  active, 
redevenant  front  de  bataille  pendant  les  offensi- 
ves ;  la  guerre  est  dans  une  impasse,  sur  le  front 
principal  ; 


LE    PROBLÈME    DE    LA    GRANDE    GUERRE  181 

rien  n'est  changé  clans  l'art  de  la  guerre  ;  la 
victoire  appartiendra  à  qui  trouvera  les  moyens 
matériels  ou  politiques  de  sortir  de  cette  impasse, 
où  les  deux  partis  ont  été  placés  à  cause  de  con  - 
ditions  politiques  communes  et  de  progrès  indus- 
triels sensiblement  égaux. 


I. —  L'illusion  de  la  guerbe  de  tranchées 


Les  idées  sur  le  renversement  des  principes  de 
la  guerre  sont  nées  de  constatations  exactes,  mais 
mal  interprétées  parce  que  l'on  a  généralement 
omis  de  rechercher  l'explication  des  faits  de  la 
guerre  dans  leur  liaison  avec  les  caractères  prin- 
cipaux de  la  situation  politique  et  économique  des 
nations  belligérantes. 

On  a  constaté  successivement: 

la  stabilisation  des  fronts  sur  des  positions 
retranchées  ; 

l'échec  des  tentatives  de  grande  rupture,  où 
l'assaillant  subit  des  pertes  très  sensiblement  su- 
périeures à  l'assailli  et  se  trouve  arrêté  ; 

la  réussite  des  offensives  à  objectif  limité,  pré- 
cédées d'une  préparation  d'artillerie  intense,  où 
l'assailli  subit  des  pertes  très  supérieures  à  l'as- 
saillant. 

On  en  a  conclu  que  la  guerre  de  mouvement, 


LE  PROBLÈMIC  DE  LA  GRANDE  GUERRE     183 

OÙ  les  manœuvres  d'infanterie  et  de  cavalerie 
jouent  un  rôle  décisif  dans  la  dislocation  des 
forces  organisées  de  l'ennemi,  est  une  forme  de 
guerre  périmée,  et  que  nous  sommes  entrés  dans 
une  époque  où  la  seule  guerre  est  une  «  guerre 
de  tranchées  )),ou  «  guerre  de  siège  »  ou  «  guerre 
d'usure  )),dans  laquelle,  grâce  à  la  supériorité  de 
l'artillerie,  on  use,  on  détruit  l'armée  ennemie 
quasi  sur  place  ou  sur  les  emplacements  qu'elle 
occupe  dans  une  succession  de  reculs  plus  ou 
moins  espacés  dans  le  temps. 

Comment  la  paix  pouvait  sortir  de  cette  «  guerre 
de  tranchées  »  ou  «  d'usure  »,  personne  ne  l'a  dit 
d'une  manière  précise.  Tandis  que  la  guerre  de 
mouvement  fait  naître  des  idées  nettes  sur  le 
moment  et  les  conditions  où  la  paix  devient  pos- 
sible pour  le  victorieux  et  nécessaire  pour  le 
vaincu  (car  chacun  imagine  des  troupes  en  déroute, 
ne  pouvant  se  reformer  et  incapables  de  protéger 
les  centres  vitaux  du  pays  ennemi),  la  «  guerre 
de  tranchées  »  n'a  provoqué  la  naissance  d'au- 
cune idée  claire.  Tout  au  plus  a-t-on  imaginé  un 
effondrement  soudain  de  l'Allemagne,  consécutif 
à  une  extrême  lassitude. 

Chose  remarquable,  on  n'a  pas  considéré  que 


184  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

cet  effondrement  ouvrirait  le  front  et  permettrait 
la  reprise  de  la  guerre  de  mouvement  :  nombre 
de  publicistes  ont  pensé  que,  lorsque  nous  aurions 
libéré  notre  territoire  et  une  partie  de  la  Bel- 
gique, par  une  succession  d'offensives  locales  et 
limitées,  il  deviendrait  possible  de  commencer 
les  négociations  de  paix  avec  une  Allemagne  prête 
à  s'effondrer.  La  terreur  de  Teffondrcment  proche 
jouerait  le  même  rôle  que  l'invasion  pour  l'Alle- 
magne assiégée  et  affamée.  Ainsi  «  la  guerre  de 
tranchées  »,  la  guerre  scientifique  réalisant  une 
tactique  nouvelle,  aboutirait  à  la  victoire,  que  la 
guerre  de  mouvement,  guerre  archaïque,  concep- 
tion de  militaires  attardés  dans  les  idées  napo- 
léoniennes, ne  peut  plus  assurer. 

Si  l'on  veut  bien  calculer,  avec  les  données  de 
l'expérience  acquise,  et  non  avec  l'espoir  irrai- 
sonné, on  se  rendra  compte  que  cette  conclusion 
de  la  «  guerre  de  tranchées  »  est  totalement  chi- 
mérique et  que,  avant  d'atteindre  le  résultat  ima- 
giné, cette  «  guerre  d'usure  »  aurait  usé  les  Alliés 
autant,  sinon  plus,  que  l'Allemagne  et  ses  alliés. 

En  effet,  les  offensives  à  objectif  limité  s'accom- 
plissant  à  l'aide  de  fortes  préparations  d'artille- 
rie, ne  donnent  que  des  gains  de  lorrain  médiocres 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     185 

A  en  juger  sur  les  résultats  acquis,  la  libération  du 
territoire  demanderait  par  ce  moyen '■plusieurs 
années. 

En  outre,  ces  offensives  ne  peuvent  être  réali- 
sées qu'avec  une  dépense  prodigieuse  de  muni- 
tions et  de  matériel  d'artillerie,  que  les  Alliés  ne 
pourront  supporter  indéfiniment. 

D'autre  part,  les  Allemands,  pratiquant  devant 
ces  offensives  des  reculs  méttiodiqucs  sur  des  posi- 
tions parfaitement  organisées  à  l'arrière,  s'épar- 
gnent les  pertes  que  leur  causerait  une  résistance 
absolument  inutile  sur  leurs  positions  attaquées  '. 

S'il  est  vraisemblable  que,  par  cette  méthode, 
nous  pourrons  libérer  en  quelques  années  le  ter- 
ritoire français  et,  en  mettant  les  choses  au  mieux, 
le  territoire  belge,  en  tout  ou  en  partie,  il  est  non 
moins  certain  que,  rétablis  sur  nos  frontières, 
nous  nous  trouverions,  avec  notre  territoire  re- 
conquis presque  entièrement  dévasté,  ayant  subi 
les  pertes  normales  de  la  guerre,  usés  par  l'effort 

1.  Cette  mclhode  présentait  des  avantages  incontestables.  Les 
Allemands  à  qui  l'exploitation  des  offensives  en  Serbie, en  Rou- 
manie, en  Russie,  permet  moralement  la  défensive  en  France, 
sachant  qu'une  première  position  attaquée  est  nécessairement 
conquise,  ont  le  plus  grand  intérêt  à  déjouer  nos  offensives 
et  à  nous  l'aire  frapper  en  quelque  sorte  dans  le  vide. 


186  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

industriel  nécessaire  à  la  fabrication  intensive  des 
canons  et  des  munitions,  devant  une  Allemagne 
dont  les  armées,  en  bon  ordre  de  bataille,  ne 
seraient  pas  plus  fatiguées  que  les  nôtres,  pas  plus 
affamée  que  nous,  peut-être  moins  même,  si, 
comme  il  est  à  craindre,  elle  peut  trouver  dans 
une  Russie  abandonnée  un  complément  important 
de  ressources  alimentaires. 

Que  l'on  considère,  au  surplus,  que  cette  Alle- 
magne serait,  non  l'ancienne  Allemagne  mais  l'Etat 
dominant  dans  leMittel-Europa,et  l'on  verra  avec 
clarté  qu'elle  serait,  en  1918,  1919,  1920  ou  plus 
tard,  dans  une  situation  incomparablement  plus 
favorable  pour  ses  desseins  qu'eu  1914,  en  1915 
ou  en  1916.  Dans  ces  conditions,  la  maîtresse  de 
la  paix  serait  le  Mittel-Europa  et  non  l'Entente. 

Ce  calcul,  cette  imagination  très  simples  doivent 
avertir  que  les  idées  de  «  guerre  de  tranchées  », 
«  guerre  de  siège  »  ou  «  d'usure  »  sont  les  pires 
illusions  que  nous  puissions  entretenir,  propres  à 
nous  conduire  nous-mêmes  à  la  plus  grande  usure, 
et  finalement  à  la  défaite. 

De  la  «  guerre  de  tranchées  »,  aucune  décision 
ne  peut  sortir,  ni  l'anéantissement  des  armées 
allemandes,  ni  leur  affaiblissement  excessif.  Si  les 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     187 

deux  partis  ne  peuvent  se  contraindre  l'un  l'autre 
à  quitter  définitivement  les  retranchements,  aucun 
autre  résultat  ne  peut  être  acquis  que  leur  usure 
mutuelle,  sensiblement  égale,  s'ils  disposent, 
comme  c'est  le  cas,  d'effectifs  et  de  moyens  indus- 
triels s'équivalant.  L'aboutissement  est  nécessai- 
rement la  partie  nulle,  la  paix  blanche,  et  tout 
est  à  reprendre. 

Concevoir  la  guerre  de  tranchées  comme  une 
guerre  de  siège  est  une  illusion  plus  dangereuse 
encore,  qui  ne  provient  au  reste  que  d'un  étrange 
abus  de  langage  et  d'une  gTossière  assimilation. 
Ni  l'emploi  des  moyens  de  siège  dans  les  hostili- 
tés, ni  la  situation  de  l'Allemagne  n'autorisaient 
une  telle  conception  de  la  guerre.  Une  Austro- 
Allemagne  complètement  encerclée  par  les  Alliés, 
de  la  Mer  du  Nord  aux  Vosges,  du  Mont  Lovcen 
à  la  Baltique  en  passant  par  la  Bukovine,  rigou- 
reusement bloquée  sur  l'Adriatique,  la  Mer  du 
Nord  et  la  Baltique,  eût  pu  être  regardée  comme 
une  grande  forteresse  assiégée,  dont  la  capitula- 
tion était  affaire  de  temps.  Mais  jamais  elle  ne 
s'est  trouvée  rigoureusement  encerclée  et,  depuis 
la  campagne  de  Serbie,  le  siège  de  l'Austro- 
Allemagnc  est  un  mythe. 


188  LE  CHEVAL    DE    TROIE 

Rechercher  la  victoire  par  la  guerre  dite  de 
tranchées  est  l'entreprise  la  plus  vaine,  qu'il  vau- 
drait mieux  terminer  le  plus  rapidement  possible, 
si  nous  ne  pouvions  espérer  sortir  de  cette  pré- 
tendue forme  nouvelle  de  la  guerre. 

11  est  temps  de  dire  que  la  guerre  de  tranchées 
est  une  fable.  Il  y  a  des  retranchements,  sur  les- 
quels des  armées,  arrêtées  depuis  trois  ans,  con- 
tinuent de  procéder  à  un  certain  nombre  d'actes 
de  guerre,  retranchements  que  les  deux  partis 
ont  tenté  de  briser  pour  rentrer  dans  la  guerre  de 
mouvement.  Mais  la  guerre  de  tranchées  n'existe 
pas. 

L'arrêt  d'une  armée  sur  des  positions  retran- 
chées n'a  d'autre  objet  que  d'arrêter  la  bataille, 
pour  des  troupes  qui,  momentanément,  ne  peuvent 
la  continuer  sans  s'exposer  à  la  déroute. 

L'arrêt  des  armées  sur  toute  l'étendue  du  front 
français  n'a  eu  d'autre  cause  qu'une  impuissance 
passagère  des  deux  armées.  Le  résultat,  imprévu, 
a  été  qu'elles  se  sont  bloquées  l'une  l'autre  et  que 
la  marche  de  la  guerre  s'est  trouvée  enrayée  sur 
ce  front. 

La  guerre  ne  peut  se  poursuivre  que  hors  des 
tranchées  ;  les  batailles  engagées  sur  ce  front  re- 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     189 

tranché  n'ont  pas  eu  pour  objet  l'écrasement  de 
Tune  des  armées  dans  ses  tranchées,  ce  qui  est 
matériellement  impossible,  mais  leur  fin,  plus  ou 
moins  éloignée,  était  d'obliger  l'adversaire  à  quit- 
ter définitivement  ses  retranchements  et  à  accepter 
la  vraie  bataille,  celle  de  mouvement. 

Les  batailles  qui  ont  été  livrées  sur  le  front 
français  sans  aboutir  à  ce  résultat,  n'ont  eu  aucune 
importance  décisive,  malgré  l'énormité  des  pertes. 
Elles  ne  comportent  ni  victoire,  ni  défaite.  En 
Champagne,  en  1915,  nous  sommes  arrêtés,  mais 
non  battus.  A  Verdun,  les  Allemands  échouent, 
mais  ne  sont  pas  défaits.  Pour  les  uns  et  les  autres 
le  succès  est  incontestable,  mais  l'acquisition  des 
seuls  résultats  qui  comptent  à  la  guerre  :  l'exploi- 
tation du  succès,  la  poursuite,  la  démoralisation 
et  la  dislocation  de  l'armée  attaquée,  échappe  à 
l'assaillant.  Les  uns  et  les  autres  peuvent  renouve- 
ler ces  tentatives,  sacrifier  des  milliers  d'hommes, 
dépenser  des  millions  d'obus  ;  ils  avancent  ou 
reculent  d'une  lieue,  mais  tant  qu'ils  demeurent 
sur  les  terrains  à  retranchements,  l'assailli  s'ap- 
puyant  sur  une  position  organisée  à  l'arrière,  et 
protégé  sur  ses  flancs  par  des  positions  retran- 
chées intactes,  rien  n'est  changé  à  l'allure  gêné- 


190  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

raie  de  la  guerre, /es  deux  armées  demeurant  Vune 
devant  Vautre  diminuées  à  peu  près  également, 
mais  en  ordre  de  halaille  parfait. 

Ce  que  l'on  a  appelé  la  guerre  de  tranchées 
n'est  donc  pas  une  forme  ni  même  une  forme 
inférieure  de  la  guerre  ;  c'est  purement  et  sim- 
plement l'arrêt  de  la  guerre. 

Rien  n'est  changé  dans  l'art  militaire.  11  n'y  a 
de  guerre  que  la  guerre  de  mouvement  (avec  ses 
épisodes  de  sièges),  car  elle  est  la  seule  qui  donne 
les  résultats  décisifs,  acquis  par  une  armée  visant 
l'anéantissement  des  forces  organisées  de  l'ennemi. 
Les  principes  de  combat  sur  le  terrain  des  tran- 
chées sont  exactement  ceux  de  la  bataille  de  mou- 
vement. Un  système  de  tranchées  est  abordé, 
enfoncé,  enveloppé  selon  les  méthodes  (concen- 
tration, préparation,  approche,  assaut)  qui  valent 
pour  le  combat  de  rencontre  dans  la  guerre  de 
mouvement. 

L'artillerie  n'a  pas,  dansl'ensemble  de  la  guerre, 
l'importance  capitale  qui  lui  a  été  attribuée  à  la 
suite  de  la  longue  occupation  des  tranchées.  L'é- 
norme augmentation  du  matériel  et  des  munitions 
se  justifie  par  la  nécessité  où  l'on  était  de   cher- 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     191 

cher  à  «  dévaster  »,  à  «  submerger  »  des  positions 
fortifiées  afin  de  ne  pas  lancer  des  hommes  «  contre 
du  matériel  »,  en  ce  qui  concerne  TofFensivc  ;  par 
cette  autre  nécessité  où  l'on  a  été,  dans  la  défen- 
sive, de  remplacer,  par  des  barrages  d'artillerie, 
les  défenses  accessoires  détruites  par  l'artillerie 
adverse.  Mais  c'est  l'infanterie  qui,  même  dans 
la  lutte  sur  le  terrain  des  tranchées,  donne  l'as- 
saut, occupe  en  combattant,  exploite  le  succès. 
La  bataille  d'artillerie  est  un  mythe.  Les  grandes 
tentatives  de  rupture  (Champagne  1915,  Verdun 
1916)  l'ont  prouvé  surabondamment.  L'artillerie 
bouleverse  les  défenses  ;  mais  quelle  que  soit  sa 
puissance,  elle  peut  décimer  les  troupes,  elle  ne 
les  détruit  pas,  elle  ne  les  démoralise  même  pas  '. 


1.  Un  exemple  très  net  est  donné  par  les  premiers  jours  de 
la  bataille  devant  Verdun.  L'infanterie,  qui  avait  subi  quatre 
jours  de  bombardement  sur  ses  positions  retranchées  (et  qui 
en  avait  peu  soulTert),  supporta  sans  un  fléchissement  de 
nouveaux  bombardements  du  25  au  29  février,  mais  cette  fois 
presque  en  rase  campagne.  Les  pertes  furent  incomparablement 
plus  élevées  sous  ce  deuxième  bombardement,  mais  il  ne  s'en- 
suivit aucun  recul.  Les  fantassins  français  ne  cédèrent  pas  au 
canon,  mais  à  l'infanterie  allemande,  qui  avait  sur  eux  l'avan- 
tage de  l'offensive  et  du  nombre  et  qui  enleva  la  plupart  des 
positions  (Bois  des  Caures,  Herbébois,  Chambretles,  Ornes, 
Plateau  des  Caurières,  Bezonvaux,  Massif  d'Hardaumont)  par 
des  manœuvres  :  attaques  de  flanc  et  enveloppement. 


192  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

La  conclusion  de  ces  tentatives  a  été  fournie  par 
l'infanterie  '. 

L'infanterie  demeure  l'arme  principale.  L'in- 
fanterie et  la  cavalerie  sont  appelées  à  jouer  dans 
la  guerre  présente  le  rôle  décisif  pour  lequel 
elles  sont  organisées. 

En  résumé,  «  la  guerre  de  tranchées  >■>  est  une 
illusion  ;  la  «  guerre  d'usure  »,  une  utopie,  où 
nous  trouverions  ladéfaite  étant  donnés  les  accrois- 
sements qu'ont  valus  à  l'Allemagne  ses  victoires 
de  mouvement  sur  d'autres  fronts  que  le  nôtre. 
La  guerre  de  mouvement,  loin  d'être  une  forme 
de  guerre  archaïque,  périmée,  est  la  seule  guerre 
qui  puisse  être  décisive  et  nous  assurer  la  victoire. 

Mais  il  reste  que,  depuis  trois  ans,  nous  sommes 
enlisés  dans  les  tranchées,  et  que  la  reprise  du 
mouvement  paraît  invraisemblable. 

La  vérité  est  que,  sur  le  front  de  France,  la 
guerre  est  dans  une  impasse.  Voilà  le  phéno-^ 
mène  nouveau,  mais  qui  n'est  point  sans  analogie 
dans  l'histoire. 

1.  Il  n'en  est  pas  de  même  dans  les  offensives  à  objectif 
limité,  où  l'essentiel  de  la  besogne  est  fait  par  l'arlillerie.  Aussi 
bien  n'obtient-on,  dans  ces  offensives,  que  des  résultats  en 
quelque  sorte  secondaires. 


LE  PRORLÊMK  DE  LA  GRANDE  GUERRE     11)3 

Le  problème  est  d'en  sortir.  Problème  mili- 
taire, économique  et  politi(juc.  On  peut  se  deman- 
der si  toutes  ses  données  sont  familières  aux  pu- 
blicistes  qui  l'ont  considéré. 


Cheval  de  Troie  13 


II.  —  L'impasse 


L'impasse,  ce  n'est  pas  la  tranchée.  La  nou- 
veauté, ce  n'est  pas  le  retranchement. 

La  nouveauté  qui  a  bloqué  la  guerre  et  nous  a 
conduits  clans  une  impasse,  c'est  le  fait  que  des 
lignes  de  retranchements  ont  pu  être  organisées 
et  occupées  par  des  garnisons  assez  denses  sur 
toute  la  largeur  du  terrain  de  manœuvres  dont 
disposaient  les  belligérants  entre  la  mer  et  la 
frontière  de  leur  voisin  neutre,  la  Suisse.  Ce  fait, 
qui  a  rendu  impossible  toute  7nanœuvre  d'enve- 
loppement, domine  la  situation  depuis  trois  ans. 

Après  la  Marne,  les  deux  partis,  également  re- 
tranchés sur  leur  front,  ont  cherché  à  se  débor- 
der par  des  mouvements  que  l'on  a  improprement 
désignés  sous  le  nom  de  Course  à  la  mer.  Ils  n'ont 
abouti  qu'à  prolonger  le  front  retranché  jusqu'à 
la  mer,  et  le  retranchement,  qui  ne  marquait 
pour   eux  qu'un  temps  d'arrêt   dans  la  bataille, 


LE  TRORLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     195 

les  a  bloques  l'un  l'autre,  dépassant  leurs  inten- 
tions respectives  comme  il  dépassait  sans  cesse 
les  moyens  de  destruction  qu'ils  ont  employés 
pour  le  briser.  C'est  là  la  nouveauté,  la  surprise 
de  la  guerre  (aussi  bien  pour  les  Allemands  que 
pour  les  Alliés)  et  l'impasse. 

L'établissement  de  cette  double  ligne  de  dou- 
bles retranchements  a  arrêté  les  mouvements  de 
la  guerre,  à  un  moment  où  les  deux  partis  étaient 
encore  en  pleine  force  et  a  constitué  une  muraille 
infranchissable  *.  Fait  d'une  importance  énorme, 
dans  une  guerre  où  sont  engagés  les  intérêts  de 
deux  civilisations  radicalement  opposées,  et  qui 
comporte  le  risque  de  les  conduire  toutes  deux  à 
leur  destruction.  La  fausse  direction  de  la  poli- 

1.  L'analogie  historique,  au  point  de  vue  purement  militaire, 
est  fournie  par  la  Gmiide  muraille  et  la  Muraille  d'Adrien. 
Mais  ces  barrières,  établies  sur  l'une  des  frontières  lointaines 
d'empires  puissants  et  prospères,  contre  des  peuples  ou  des 
hordes  incomparablement  moins  forts,  n'ont  qu'une  impor- 
tance secondaire  et  locale. 

Les  lignes  turques  de  Hademkeuy  et  bulgares  de  Tchataldja 
ont  arrêté  la  guerre  balkanique  de  la  même  manière,  mais  à  un 
moment  où  les  Balkaniques  avaient  réalisé  des  conquêtes  déjà 
très  importantes.  Mais,  peu  étendues,  elles  n'offrent  pas  un 
précédent  militaire  rigoureux  ;  politiquement,  l'arrêt  qu'elles 
déterminaient  n'avait  quun  intérêt  local. 

Le  fait  sans  précédent  est  que  la  barrière  de  la  Grande 
Guerre  intéresse  toute  la  civilisation  européenne. 


196  LE    CHEVAL   DE    TROIE 

tique  militaire  du  xix'  siècle  apparaît  ici  par  les 
conséquences  de  sa  plus  grande  erreur. 

La  grande  barrière  est  en  effet  une  des  consé- 
quences du  service  militaire  universel.  Seules,  des 
armées  nationales,  mobilisant  des  millions  d'hom- 
mes, combattants  et  travailleurs,  pouvaient  ainsi 
barrer  le  front  sur  toute  l'étendue  d'une  fron- 
tière. C'est  le  système  de  l'armée  nationale,  déjà 
responsable  de  l'effroyable  coût  de  la  guerre,  en 
hommes  et  eji  richesses,  qui  a  acculé  les  princi- 
paux belligérants  dans  cette  impasse  de  la  guerre 
bloquée,  où  la  lutte  s'éternise-  Nous  aurons  à 
nous  rappeler  ce  fait  lorsque  nous  rechercherons 
les  moyens  de  sortir  de  l'impasse. 

Mais  il  y  a  des  causes  secondes.  L'organisation 
de  la  Grande  Barrière  est  due  à  la  présence  des 
armées  nationales.  Mais  sa  durée,  son  renforce- 
ment et,  en  somme,  son  inviolabilité,  sont  liés  à 
plusieurs  faits  : 

1°  Le  progrès  industriel  qui  a  permis  : 

a)  Le  développement  des  moyens  de  transport 
(chemins  de  fer  et  automobiles)  grâce  auxquels 
on  a  toujours  pu  amener  les  troupes  nécessaires 
au  renforcement  d'un  secteur  attaqué,  avant  que 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     197 

le  retranchement  ait  complètement  cédé  ou  que 
les  garnisons  de  ce  secteur  fussent  complètement 
submergées  par  un  assaillant  très  supérieur  en 
nombre  ; 

h)  Le  renforcement  de  la  défense  en  matériel 
pour  économiser  les  hommes  et  concentrer  de 
plus  grosses  forces  dans  les  secteurs  attaqués. 

2°  Le  fait  que  le  renforcement  des  retranche- 
ments et  des  défenses  accessoires  a  toujours  été 
en  avance  sur  la  puissance  de  destruction  que  les 
deux  partis  pouvaient  employer. 

C'est  ce  qu'il  s'agit  de  montrer  en  suivant  les 
transformations  de  la  lutte  sur  le  front  barré. 

Gomment  l'inviolabilité  du  front  retranché  est 
MAINTENUE.  —  Pour  faciliter  l'intelligence  des 
conditions  de  l'inviolabilité,  il  est  utile  de  dis- 
tinguer trois  phases  distinctes  dans  l'organisation 
des  retranchements  : 

1"  la  phase  à  une  position  avec  points  d'appui 
ou  centres  de  résistance  à  l'arrière  (1914-1915)  ; 

2"  la  phase  à  deux  positions  avec  points  d'ap- 
pui intermédiaires  (1915-1916)  ; 

3°  la  phase   à  double  série  de  deux  positions 


108  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

avec    postes   ou   points   d'appui   avancés   (lî)17, 
lignes  Hindenburg  et  Siegfried)  '. 

Le  front  de  la  première  phase  n'aurait  pas  tenu 
huit  jours  devant  la  puissance  de  destruction 
mise  en  œuvre  par  nous  pendant  la  deuxième 
phase,  et  ainsi  de  suite.  Mais  la  puissance  de  des- 
truction dont  les  deux  partis  disposent  au  cours 
de  la  troisième  phase  est  insuffisante  pour  provo- 
quer une  rupture  totale  du  front  retranché  de 
cette  même  phase. 

Prejnière  'phase.  —  Le  front  est  barré  par  une 
seule  position  établie  sur  la  ligne  d'arrêt  des 
combats  et  constituée  par  deux  ou  plusieurs  lignes 
de  tranchées,  distantes  de  cinquante,  cent  ou 
deux  cents  mètres  les  unes  des  autres.  Presque 
partout,  les  tranchées  sont  protégées  par  plu- 
sieurs rangées  de  piquets  et  de  fil  barbelé. 

1.  Ces  trois  phases  chevauchent  naturellement  l'une  sur 
l'autre;  elles  ne  sont  pas  dans  la  réalité  ni  aussi  distinctes 
dans  le  temps,  ni  aussi  différentes  dans  leur  organisation.  Mais 
il  s'agit  ici  d'une  vue  générale. 

Rappelons,  pour  éviter  une  confusion  fréquente  dans  le  lan- 
gage comme  elle  l'est  dans  les  idées  du  grand  public,  que  la 
position  est  composée  essentiellement  do  deux  ou  plusieurs 
lignes  de  tranchées,  distantes  de  cinquante  à  cent,  ou  deux 
cents  mètres  les  unes  des  autres,  selon  le  terrain,  avec  ou  sans 
postes  avancés,  et  réduits  à  l'arrière. 


LE  PROBLÈME!  DE  LA  GRANDE  GUERRE     i99 

A  tift,  deux  oti  trois  kilomètres  à  l'arrière,  des 
points  d'appui  sont  organisés  :  mamelons,  bois, 
fermes,  villages,  protégés  sur  toutes  leurs  faces, 
mais  non  reliés  entre  eux.  Positions  et  points  d'ap- 
pui sont  occupés  par  des  garnisons  assez  nom- 
breuses pour  retenir  une  attaque.  Les  réserves 
sont  proches. 

Les  premières  tentatives  faites  contre  ces  lignes 
révèlent  qu'urte  attaque  précédée  d'un  simple 
«  arrosage  »  d'artillerie  est  disloquée,  brisée  dans 
son  élan  et  finalement  arrêtée  par  les  défenses 
accessoires  que  les  groupes  du  génie  et  les  fantas- 
sins ne  peuvent  faire  sauter  ni  couper  sous  le  feu 
de  l'ennemi  abrité.  On  découvre  qu'on  ne  lutte 
pas  avec  des  hommes  contre  du  matériel. 

L'attaque  doit  être  précédée  d'un  bouleverse- 
ment, d'une  destruction  des  défenses.  Or,  à  ce 
moment,  l'artillerie  n'est  guère  capable  que  de 
faire  des  brèches  dans  les  réseaux.  En  outre,  sa 
puissance  de  destruction  contre  les  points  d'appui 
de  l'arrière  est  très  limitée.  Réussit-on  à  passer 
par  les  brèches  de  la  première  position,  on  doit 
faire  le  siège  des  points  d'appui  peu  entamés, 
dont  la  garnison  n'est  pas  ébranlée  et  dont  le  feu 
bat  tous  les  couloirs  libres  entre  les  points  d'ap- 


200  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

pui.  Ce  temps  d'arrêt  est  amplement  suffisant 
pour  l'arrivée  des  renforts  qui  contre-attaquent 
par  les  couloirs,  ou  barrent  ceux-ci,  organisant  le 
terrain,  transformant  ainsi  la  ligne  des  points 
d'appui  ou  des  centres  de  résistance  en  nouvelle 
première  position.  L'attaque  est  arrêtée,  la  ba- 
taille de  mouvement  ne  peut  s'engager  parce  que 
l'on  n'a  pas  pu,  selon  l'expression  du  capitaine 
LaiTargue,  «  avaler  d'un  seul  coup  toutes  les  dé- 
fenses de  l'ennemi  »,  parce  que  l'on  n'a  pas  pu  dé- 
moraliser les  garnisons  de  soutien  qui  demeu- 
raient abritées  et  protégées  dans  les  centres  de 
résistance  de  l'arrière. 

Toutefois,  pendant  cette  première  phase,  la  ré- 
sistance des  positions  ne  dépassait  pas  très  sen- 
siblement la  puissance  de  destruction  de  l'artil- 
lerie. La  première  position  était  plus  linéaire  que 
profonde.  L'ensemble  était  à  la  merci  d'un  coup 
particulièrement  heureux,  que  pouvait  servir  une 
forte  concentration  d'armes. 

L'ensemble  des  défenses  pouvait  être  submergé 
par  une  offensive,  à  condition  que  celle-ci  pût 
«  l'avaler  »  en  une  seule  journée  d'assaut,  de  telle 
manière  que  l'enneufl  n'eût  pas  le  temps  ni  de  se 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     201 

reformer  en  arrière  ni  d'amener  ses  renforts  pour 
aveugler  la  brèche  ouverte. 

Cette  précarité  de  la  défense  ne  fut  pas  de 
longue  durée.  Mais,  au  printemps  de  1915,  elle 
était  la  règle  presque  générale.  On  le  vit  aux 
attaques  de  mai.  11  semble  bien  que  presque  toutes 
les  conditions  du  coup  heureux  furent  réunies  à 
cette  époque.  Elles  le  furent  au  moins  pour  les 
défenses  de  première  ligne  qui  furent  enlevées  en 
une  heure,  le  9  mai.  La  trouée  était  faite.  Les 
Allemands  avaient  eu  trop  de  confiance  dans  la 
valeur  de  leurs  défenses.  Mais,  de  notre  côté,  après 
avoir  eu  un  certain  mépris  pour  les  défenses 
accessoires,  nous  les  avions  sur-estimces,  et  les 
expériences  déjà  acquises  faisaient  penser  que 
l'enlèvement  des  défenses  prendrait  deux  jours. 
L'opération  ayant  exigé  un  temps  bien  moindre, 
les  troupes  d'exploitation  du  succès  manquèrent 
au  moment  propice.  Les  Allemands  purent  se 
reformer  à  l'arrière. 

Le  capitaine  LafFargue,  auteur  de  l'admirable 
Elude   sur  l'attaque  *  que  connaissent   tous   les 

1.  Etude  sur  l'attaque  da/is  la  période  actuelle  de  la  guerre. 
Impressions  et  Réflexions  d'un  coninumdant  de  conipar/nie,  par 
le  capilainc  Aiulrô  LalTarguc.  (Une  plaquette  in-S",  Paris,  1916, 


202  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

officiers  français,  envifîageant  l'avenir  immédiat, 
a  pu  légitimement  croire  à  la  possibilité  de  la 
trouée.  La  doctrine  qu'il  en  a  faite  alors,  mer- 
veille de  précision  et  de  vigueur,  aurait  proba- 
blement pu  être  confirmée  par  l'expérieùce  si  l'oil 
avait  été  en  mcstire  de  renouveler  une  offensive 
immédiate.  Mais  il  fallait  réunir  des  moyens  plus 
puissants  pour  surprendre  de  nouveau  les  Alle- 
mands prévenus  par  les  affaires  de  mai  1915.  Or, 
quand  ces  moyens  furent  réunis,  nous  étions  entrés 
dans  la  deuxième  phase  de  l'organisation  des 
défenses  qui,  en  peu  de  mois,  prit  un  avantage 
énorme  sur  la  puissance  de  destruction  qui  la 
menaçait. 

Deuxième  phase.  —  Au  coufs  du  printemps  et 
surtout  pendant  l'été  de  1913,  particulièrement 
dans  les  secteurs  visiblement  menacés,  la  seconde 
ligne  de  défense,  non  continue,  que  signalait  le 
capitaine  Laflargue,  avait  été  transformée  en  ligne 
ou  plutôt  en  posidojî  cojitinue  d'Un  bout  à  l'autre 
du  front,  et  les  points  d'appui  et  Centres  de  résis- 


Plon,  édit.)  Cette  étude,  il  est  bon  de  le  noter,  a  été  écrite  par 
cet  émincut  officier  peu  après  les  attaques  de  mai  1915. 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     203 

tance  reliés  entre  eux  par  des  réseaux  avec  postes 
intermédiaires  protégés. 

On  se  trouvait  donc  devant  un  problème  nou- 
veau dont  l'énoncé  va  montrer  qu'il  était  inso- 
luble, eu  égard  aux  moyens  de  destruction  dont 
nous  disposions  alors. 

L'organisation  de  la  défense  est  faite  sur  une 
profondeur  qui  varie  de  une  à  deux  lieues,  avec 
grands  centres  de  résistance  très  éloignés  de  la 
première  position. 

Elle  comprend  : 

Une  première  position  (encore  établie  sur  la 
ligue  d'arrêt  des  combats)  qui  a  été  considérable- 
ment renforcée  en  défenses  accessoires,  abris 
profonds,  matériel,  mitrailleuses,  etc.,  et  qui  com- 
munique avec  l'arrière  par  des  boyaux  nombreux 
et  profonds.  Cette  position  a  toutefois  de  nom- 
breux points  faibles,  du  fait  que  le  terrain  a  été 
utilisé,  mais  non  choisi,  et  qu'il  est  très  obser- 
vable à  l'observation  directe  ou  à  l'observation 
aérienne. 

A  un  ou  deux  kilomètres  à  Tarrière,  sur  la 
ligne  des  points  d'appui  et  des  centres  de  résis- 
tance renforcés,  des  réseaux  barrent  les  couloirs, 
à  contre-pente  chaque  fois  que  le  terrain  le  per- 


20 't  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

met,  et  disposés  de  telle  manière  qu'ils  arrêtent 
les  troupes  sous  les  feux  croisés  des  points  d'ap- 
pui. Cette  partie  du  terrain  est  du  coup  barrée 
pour  la  cavalerie. 

A  plusieurs  kilomètres  en  arrière  de  la  pre- 
mière position,  une  deuxième  position  est  orga- 
nisée, semblable  à  la  première,  mais  possédant 
sur  celle-ci  une  forte  supériorité  : 

elle  est  organisée  selon  toutes  les  règles  de 
l'art,  aucune  nécessité  adverse  n'ayant  imposé 
l'adoption  d'un  terrain  défectueux  ; 

elle  échappe  aux  vues  directes  ;  et  par  sur- 
croît les  travaux  à  contre-pente  y  sont  multipliés  ; 

la  plupart  de  ses  défenses  iniportantes  sont 
parfaitement  dissimulées. 

Le  problème  de  l'attaque  de  cette  double  posi- 
tion demeurant  très  exactement  le  même  que 
dans  la  première  phase,  tel  qu'il  a  été  posé  par 
le  capitaine  Laffargue  :  «  Avaler  l'ensemble  des 
défenses  d'un  seul  coup,  en  un  seul  jour  »,on  voit 
quelle  énorme  difficulté  ajoute  l'existence  de  la 
deuxième  position. 

Etant  donné  c  qu'on  ne  lutte  pas  avec  des 
hommes  contre  du  matériel  »,  il  sera  nécessaire 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     205 

de  bouleverser  complètement  les  défenses  par  l'ar- 
tillerie, mais  : 

tandis  que  la  première  position,  observée  par 
tous  les  moyens,  repérée  dans  presque  tous  ses 
détails,  sera  complètement  bouleversée  par  le  tir 
réglé  de  l'artillerie  ; 

tandis  que  la  ligne  de  points  d'appui,  dont  les 
défenses  sont  assez  bien  connues,  subira  des  dom- 
mages graves, 

la  deuxième  position,  inobservable,  sur  laquelle 
on  ne  possède  que  des  renseignements  fragmen- 
taires, sera  fort  peu  entamée,  et  constituera, 
quel  que  soit  le  sort  de  la  première  position,  une 
suites  de  redoutes  solides  dont  les  garnisons,  se 
sentant  parfaitement  protégées  par  des  défenses 
quasi-intactes,  attendront  l'assaillant  de  pied 
ferme,  d'autant  plus  qu'elles  n'auront  pas  le  spec- 
tacle du  reflux  en  déroute  des  troupes  de  la  pre- 
mière position,  celles-ci  devant  être  ou  anéanties 
ou  faites  prisonnières. 

L'assaillant  peut,  après  une  forte  préparation 
d'artillerie,  enlever  la  première  position  en  une 
heure,  sans  subir  de  grandes  pertes,  enlever  la 
ligne  de  points  d'appui  en  une  journée,  avec  des 
pertes  plus  sévères  et  un  bonheur  inégal,  il  se  heur- 


200  LE    CHEVAL    DE   TROIE 

tera  inévitablement  à  une  seconde  position  solide 
où  sa  progression  sera  arrêtée  net,  et  contre  la- 
quelle il  devra  renouveler  une  préparation  d'ar- 
tillerie dont  la  seule  organisation  (repérage,  ins- 
tallation des  batteries),  lui  demandera  au  moins 
un  mois  d'efforts.  Le  coup  doit  être  manqué,  et 
l'expérience  française  de  Champagne  (1915),  l'ex- 
périence allemande  de  Verdun  (1916)  ont  montré 
comment  ces  entreprises  échouent. 

Une  seule  chance  pour  l'assaillant  :  celle  de  la 
surprise,  qui  lui  permettrait  d'enlever  sans  efforts 
une  seconde  position  non  occupée,  ou  occupée  par 
les  très  faibles  éléments  qui  l'occupent  normale- 
ment et  qui  sont  tout  à  fait  insuffisants  pour  uti»- 
liser  et  défendre  la  position. 

La  surprise  proprement  dite  est  impossible  du 
fait  que  l'on  est  obligé  de  faire  devant  la  région 
visée  une  énorme  concentration  de  troupes  qui 
ne  peut  échapper  à  la  connaissance  de  l'ennemi. 
Toutefois  peut-on  tromper  l'ennomi  et,  par  les 
moyens  que  l'on  connaît,  le  laisser  dans  l'incer- 
titude quant  au  secteur  qui  sera  attaqué.  Cette 
incertitude  serait  fatale  à  l'assailli  si  elle  ne  ces- 
sait qu'au  matin  de  l'assaut.  Mais  elle  cesse  com- 
plètement pendant  le  bombardement  de  plusieurs 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE    207 

jours  qui  précède  l'assaut,  et  à  ce  moment  inter- 
vient un  facteur  qui  lui  permet  la  parade  avant 
l'assaut  et  les  contre-attaques  pendant  les  as- 
sauts. 

C'est  le  progrès  des  transports  qui  lui  donne 
les  voies  ferrées  et  les  miUi^rs  de  camions  auto- 
mobiles grâce  auxquels  il  peut  amener  presque 
à  pied  d'œuvre  les  renforts  pour  la  défense  et  la 
contre-attaque. 

Dans  ces  conditions,  le  combat  se  déroule  avec 
une  régularité  mathématique  : 

après  un  bombardement  de  plusieurs  joprs, 
l'assaillant  «  avale  »  la  première  position,  enlève 
les  points  d'appui,  ramasse  les  prisonniers  par 
milliers  et  s'arrête  net  sur  la  seconde  position, 
Si  quelqu'une  de  ses  troupes  réussit  à  faire  brèche 
dans  la  deuxième  position,  ou  bien  elle  est  re- 
foulée par  une  contre-attaque,  ou  bien  elle  est 
«  avalée  »  à  son  tour, 

On  n'a  pu  provoquer  sur  aucun  point  la  fuite 
des  défenseurs  qui  sèment  la  panique  parmi  les 
troupes  de  l'arrière.  Dans  ces  combats,  les  fuyards 
sont  peu  nombreux.  La  rapidité  avec  laquelle  les 
premières  défenses  sont  enlevées  interdit  la  fuite 
des  occupants  qui  ne  peuvent  ainsi  démoraliser 


i08  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

les  troupes  de  soutien  et  provoquer  l'abandon  de 
la  seconde  position. 

Encore  une  fois,  la  puissance  de  destruction 
était  inférieure  à  la  résistance  des  défcnsesrLe 
problème  est  alors  de  procéder  à  un  pilonnage 
des  deux  positions,  sans  repérage  en  ce  qui  con- 
cerne la  seconde,  l'écrasement  étant  poursuivi 
mètre  carré  par  mètre  carré.  Après  les  attaques 
sur  la  Somme  en  1916,  le  péril  devient  sérieux 
pour  les  Allemands  ;  il  semble  que  nous  soyons 
sur  le  point  de  réunir  toutes  les  conditions  néces- 
saires à  l'écrasement  et  à  Tenlèvement  rapide  des 
deux  positions  qu'un  déluge  de  fer  et  de  feu  va 
submerger  également,  et  le  pilonnage  des  posi- 
tions successives,  plus  ou  moins  organisées,  pro- 
duira une  telle  pression,  sur  un  front  mouvant, 
que  la  rupture  est  quasi  certaine. 

Les  conditions  sont  en  effet  réunies  (Somme, 
1917),  mais  nous  somjnes  dans  la  troisième  phase 
en  ce  qui  touche  l'organisation  des  défenses. 

Troisième  phase.  —  La  grande  barrière  est 
doublée.  Ce  n'est  plus  seulement  une  double  posi- 
tion qui  nous  est  opposée.  C'est  une  double  série 
de  doubles  positions. 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     209 

La  première  position,  sur  les  points  vitaux  sur- 
tout, a  été  transformée.  Elle  est  beaucoup  plus 
profonde.  Lçs  obstacles,  les  travaux  ont  été  mul- 
tipliés, enchevêtrés  sur  tout  le  terrain  des  deux 
positions.  Mais  le  fait  capital  est  que,  à  dix,  vingt 
ou  trente  kilomètres  à  l'arrière,  une  nouvelle 
série  de  positions  a  été  organisée,  loin  de  toute 
pression  adverse,  hors  du  feu  de  l'artillerie,  c'est- 
à-dire  que  ces  nouvelles  lignes  ont,  plus  que  la 
deuxième  position, tous  les  avantages  que  donnent 
et  l'observation  presque  rigoureuse  de  toutes  les 
règles  de  l'art,  et  la  liberté  du  travail  exécuté  loin 
du  feu. 

Ces  lignes  (lignes  Hindenburg  ou  Siegfried) 
pourvues  de  toutes  les  ressources  de  la  défense, 
d'innombrables  travaux  souterrains,  précédées 
d'avancées  fortement  organisées,  desservies  à 
l'arrière  par  des  voies  ferrées  à  multiples  voies 
de  garages  avec  quais  de  débarquement  dans  les 
secteurs  importants,  et  enfin  raccordées  aux  pre- 
mières lignes  au  point  où  les  attaques  sont  impro- 
bables, ces  lignes  permettent  un  repli  en  bon  ordre 
au  moment  de  l'attaque,  repli  qui  sera  exécuté  non 
au  moment  où  l'assaillant  pourrait  le  transformer 

Cheval  de  Troie  14 


210  LE    CHEVAL    DE    TROlli 

en  retraite  désordonnée,  mais  au  moment  choisi 
par  l'assailli. 

Dans  ces  conditions,  Tassailli  est  maître  de  ré- 
sister à  une  offensive  ou  de  la  faire  frapper  dans 
le  vide. 

Dès  que  l'offensive  est  annoncée,  certaine,  l'as- 
sailli se  prépare  à  la  fois  à  la  résistance  et  au 
repli.  Tout  le  terrain  compris  entre  les  deux  séries 
de  positions  est  dévasté,  truqué,  miné,  de  telle 
manière  que  la  marche  de  l'assaillant  y  soit  en- 
travée par  la  multiplication  des  obstacles  arti- 
ficiels. 

S'il  est  prévu  que  l'offensive  attendue  est  assez 
forte  pour  mettre  en  péril  les  deux  positions,  on 
la  laisse  monter  complètement,  et  au  moment  où 
elle  se  déclanche,  le  repli  est  ordonne.  La  bataille 
n'a  même  pas  lieu  ;  l'assaillant  frappe  dans  le 
vide,  puis  avance  sur  un  terrain  dévasté  où  il  ne 
peut  prendre  contact  avec  l'ennemi,  qui  installe 
ses  troupes  sur  les  nouvelles  lignes.  Tout  est  à 
refaire,  il  faut  monter  une  nouvelle  offensive  contre 
des  positions  nouvelles  plus  fortes  que  les  précé- 
dentes et  contre  lesquelles  on  ne  pourra  rien  sans 
plusieurs  mois  de  travaux. 

Ces  replis  ne  se  produisant  que  sur  le  terrain 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     211 

des  offensives  et  devant  des  offensives  particuliè- 
rement fortes, 


Nous  nous  trouvons  bien  dans  une  impasse. 

Aucune  décision  ne  pouvant  sortir  de  la  «  guerre 
de  tranchées  »,  il  faut  rechercher  la  décision  dans 
la  guerre  de  mouvement  K 


1.  Je  crois  devoir  rappeler,  ou  faire  observer,  que  les  Alle- 
mands, à  qui  un  préju{!;é  assez  répandu  reconnaît  une  certaine 
maîtrise  dans  «  la  guerre  de  tranchées  »,  n'ont  en  aucune  ma- 
nière mené  cette  guerre.  Après  avoir  reconnu  l'état  du  front 
français,  ils  ont  recherché  le  mouvement,  qu'ils  ont  trouvé 
dans  les  campagnes  de  Galicie  et  de  Russie,  de  Serbie  et  de 
Roumanie,  où  ne  se  rencontraient  pas  les  conditions  générales 
qui  barrent  le  front  en  France.  Leur  entreprise  contre  Verdun 
est  une  tentative  pour  rentrer  dans  le  mouvement  en  France 
même,  et  faite  sur  le  seul  point  du  front  où  elle  avait  chance 
de  réussir.  Hors  Verdun,  les  Allemands  se  sont  bornés  en 
France  à  des  batailles  locales,  destinées  à  leur  assurer  ou  à 
leur  conserver  soit  des  observatoires,  soit  des  positions  favo- 


21:2  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Or,  au  moins  dans  l'état  actuel  de  l'armement, 
l'organisation  des  défenses  interdit  la  reprise  de 
la  guerre  de  mouvement,  les  fronts  retranchés 
étant  infranchissables  ». 

Pouvons-nous  sortir  de  l'impasse  ? 

Dès  l'instant  que  nous  savons  que  nous  y  som- 
mes, le  reste  est  une  question  de  volonté  et  de 
choix  des  moyens. 

La  solution  n'est  pas  au-dessus  de  l'intelligence 
ni  de  l'industrie  humaines.  Encore  faut-il  la  cher- 
cher dans  une  autre  direction  que  le  fond  même 
de  l'impasse  et  voir  clairement  que  le  problème 
est,  non  point  d'écraser  le  retranchement,  mais  de 
le  tourner,  ou  de  l'annuler,  ou  de  le  surmonter 

rables  à  la  reprise  d'une  offensive  future,  soit  encore  à  main- 
tenir une  ligne  qu'ils  considéraient  comme  une  frontière  pro- 
visoire. 

1.  La  trouée  faite  par  les  Austro-Allemands  dans  le  front 
italien  n'infirme  pas  cette  thèse.  On  sait  que  le  succès  de  l'opé- 
ration austro-allemande  est  dû  initialement  non  pas  à  l'action 
militaire,  mais  à  la  stratégie  d'arrière-front  qui  a  démoralisé 
les  défenseurs  par  une  action  intérieure.  En  fait,  les  troupes 
d'un  secteur  important,  travaillées  par  le  défaitisme,  laissent 
passer  l'ennemi.  Mais  nous  reviendrons  là-dessus  en  recher- 
chant les  moyens  d'annuler  le  retranchement. 


III.   —  L'iSSDE 


La  raison  indique  plusieurs  directions  (où 
l'on  retrouve  la  manœuvre  à  longue  portée),  soit 
dans  une  action  militaire  de  grande  envergure, 
ou  dans  une  préparation  industrielle  considéra- 
ble ou  dans  une  préparation  politique  longue  et 
délicate.  —  Enumérons  tout  d'abord  les  moyens 
avant  de  rechercher  leur  valeur  : 

tourner  le  fronts  soit  par  un  débarquement  en 
arrière  du  front  ennemi,  soit  par  une  manœuvre 
portant  le  gros  effort  de  la  guerre  sur  une  région 
de  l'Europe  où  l'établissement  d'un  front  retran- 
ché continu  est  une  impossibilité  matérielle  ;  ou 
encore  sur  une  région  dont  l'accès  est  interdit  par 
la  neutralité  ; 

annuler  le  retranchement,  c'est-à-dire  le  ren- 
dre inutile  ou  inefJBcace,  soit  par  l'emploi  de 
moyens  matériels  qui  obligent  l'ennemi  à  en  sor- 
tir ;  soit  par   un    procédé   qui,  renouvelant    une 


214  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

vieillerusedeguerreavecla  puissance  industrielle 
moderne,  permettra  le  transport  des  troupes  à 
l'intérieur  et  au  delà  des  positions  ennemies  ; 

surmonter  le  retranchement^  par  le  transport 
aérien  de  troupes  assez  nombreuses  capables  de 
faire,  par  leurs  seuls  moyens,  des  raids  en  pays 
ennemis,  ou  de  mener  une  attaque  sérieuse  en 
arrière  de  l'ennemi,  au  moment  d'une  attaque 
frontale. 

faire  le  vide  dans  le  retranchement^  par  la 
guerre  d'arrière-front  qui,  utilisant  une  des  gran- 
des faiblesses  des  armées  nationales,  démoralise 
les  défenseurs  d'un  front  et  les  incite  à  l'aban- 
donner. 

Enfin,  combinaison  de  ces  divers  moyens,  avec 
plusieurs  attaques  frontales  simultanées,  menées 
avec  une  énorme  supériorité  d'effectifs  et  de  ma- 
tériel au  cours  desquelles  la  surprise  sur  l'un  au 
moins  des  points  attaqués,  jouerait  grâce  à  la 
manœuvre  intérieure. 

a.  —  Tourner  le  front. 

Le  débarquement  en  arrière  du  front  ennemi 
est,  de  l'avis  des  spécialistes,  une  entreprise  dont 


LE  PROBLÊME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     215 

les  chances  de  succès  sont  fort  peu  nombreuses, 
qu'on  la  considère  sous  son  seul  aspect  militaire 
ou  sous  son  aspect  politico-militaire.  Aussi  bien 
n'est-il  mentionné  ici  que  pour  mémoire  et  pour 
nous  donner  l'occasion  de  marquer  qu'un  débar- 
quement dans  la  péninsule  danoise  ne  pourrait 
conduire  qu'à  renouveler  l'expérience  de  Gallipoli. 

Porter  l'effort  de  la  guerre,  provisoirement  au 
moins,  dans  une  région  de  l'Europe  où  l'établis- 
sement d'un  front  retranché  continu  est  impos- 
sible, est  une  entreprise  dont  les  chances  de  réa- 
lisation étaient  beaucoup  plus  nombreuses  en 
1915  qu'en  1917.  On  ne  peut  guère  que  regret- 
ter que  les  larges  conceptions  d'un  général  et 
d'un  ministre  français  n'aient  pas  été  acceptées 
par  l'Entente  en  1915,  au  moment  où  leur  audace 
s'appuyait  sur  des  possibilités  qui  nous  manquent 
en  1917,  L'invasion  de  la  Serbie  et  du  Monténé- 
gro a  fortement  réduit  les  chances  de  l'Entente 
dans  cette  direction. 

La  manœuvre  par  une  région  encore  neutre 
comporte  plus  de  chances.  Mais  elle  est  exclue 
pour  l'Entente  par  sa  nature  même.  [1  reste  que 
les  intéressés  ne  regardent  pas  leur  neutralité 
comme  une  situation  définitive. 


21G  LE   CHEVAL    DE   TROIE 

h.  —  Annuler  le  retranchement. 

Obliger  l'ennemi  à  sortir  de  ses  retranchements 
en  lui  rendant  la  vie  physiquement  impossible 
dans  la  tranchée  et  sur  le  terrain  qu'il  occupe 
est  un  moyen  auquel  les  Allemands  ont  pensé  les 
premiers  :  ils  l'ont  réalisé  par  l'emploi  des  gaz 
asphyxiants.  La  parade  est  venue  aussitôt,  et  bien 
que  l'emploi  des  gaz  donne  aux  deux  partis  une 
arme  terrible;  les  plus  épaisses  nappes  de  gaz  ne 
contraignent  plus  ni  l'un  ni  Tautre  à  abandonner 
les  positions. 

On  a  pensé  plus  heureusement  à  rendre  le  re- 
tranchement inefficace,  en  transportant  des  élé- 
ments d'assaut  à  l'intérieur  ou  au  delà  des  posi- 
tions ennemies,  dans  des  machines  blindées,  se 
mouvant  sur  tous  les  terrains. 

On  aboutit  au  cAar  d"a55«?</,  cuirassé  terrestre  ou 
fortin  mobile,  qui,  dans  une  certaine  mesure,  an- 
nule le  retranchement.  Mais  les  faibles  dimensions 
et  la  lenteur  de  ces  machines,  leur  nombre  encore 
restreint  ne  donnent  au  char  d'assaut  qu'une  utilité 
secondaire,  appréciable  seulement  dans  certains 
épisodes  de  l'attaque  d'une  position  (réduction  de 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     217 

fortins  de  mitrailleuses,  par  exemple).  11  faudrait 
des  machines  beaucoup  plus  puissantes,  moins 
vulnérables,  capables  de  porter  dans  leurs  flancs 
des  groupes  d'infanterie,  pour  franchir  heureuse- 
ment la  zone  d'obstacles  de  deux  positions  et  por- 
ter la  bataille  en  terrain  libre.  11  y  a  toutefois  là 
une  indication  des  plus  utiles,  mais  il  semble 
que  l'on  ne  doive  considérer  l'artillerie  d'assaut 
que  comme  une  auxiliaire,  sans  perdre  de  vue  que 
de  grands  perfectionnements  techniques  peuvent 
en  faire  une  arme  de  premier  ordre  '. 

c.  —  Surmonter  le  retranchement. 

On  sera  sage  de  ne  pas  exciter  l'imagination  des 
peuples  dans  ce   sens  :  le  transport  de  troupes 

1.  L'auteur  rédigeant  ce  chapitre  vers  le  10  novembre  1917, 
prenait  soin  de  s'exprimer,  en  ce  qui  concerne  les  chars  d'as- 
saut, avec  une  réserve  que  ne  lui  commandaient  pas  ses  ré- 
flexions antérieures  mais  qu'imposait  l'expérience  des  chars 
d'assaut  en  avril  1917.  L'expérience  anglaise  du  20  novembre 
1917  en  Cambrésis  montre  que  l'on  se  rapproche  sensiblement 
des  perfectionnements  nécessaires  ;  on  verra  plus  loin,  en  ap- 
pendice à  ce  chapitre  (page  227)  cet  événement  commenté  dans 
une  note  rédigée  immédiatement  après  la  trouée  faite  par  les 
chars  d'assaut  anglais  dans  le  front  allemand.  (Note  du  25  no- 
vembre 1917.) 


218  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

d'attaque  par  les  voies  aériennes,  car  dans  l'état 
actuel  de  l'industrie  de  l'aviation,  et  étant  donné 
qu'une  attaque  sérieuse  exigerait  le  transport 
d'une  troupe  énorme,  on  risquerait  de  provoquer 
de  grandes  déceptions.  Mais  ces  réserves  faites,  il 
reste  qu'il  sera  de  première  importance  de  tra- 
vailler à  un  grand  développement  de  l'aviation 
en  imaginant  les  conséquences  que  peuvent  avoir, 
moralement  et  matériellement  : 

des  raids  de  fortes  escadres  en  pays  ennemi, 
raids  comportant  Tattaque  aérienne  et  terrestre 
de  villes  éloignées  du  front  et  par  lesquels  la 
guerre  serait  portée  à  l'intérieur; 

des  descentes  de  troupes  en  arrière  de  Tennemi 
au  cours  d'une  attaque  de  front. 

L'écrasante  supériorité  dans  la  guerre  aérienne 
que  vaudra  à  l'Entente  la  participation  des  États- 
Unis  nous  permet  de  tenir  grand  compte  de  la 
valeur  de  l'arme  nouvelle.  Le  moins  qu'on  en 
puisse  dire,  c'est  que  le  développement  de  la 
guerre  aérienne  doit  déterminer  un  affaiblisse- 
ment du  front  ennemi  en  hommes  et  en  matériel. 
Mais, encore  un  coup,  ici,  retenons  notre  imagina- 
tion. 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     219 

d.  —  Le  retranchement  vide. 
La  guerre  d'arrière- front. 

En  ouvrant  ce  chapitre,  je  sollicite  particulière- 
ment l'attention  du  lecteur.  Voici  un  des  plus 
importants  moyens  de  guerre  dans  la  situation  où 
nous  sommes. 

Nous  avons  eu  l'avant -guerre,  par  laquelle 
l'ennemi  prépara  les  routes  de  son  armée  d'in- 
vasion. 

Nous  sommes  maintenant  dans  la  guerre  d'ar- 
rière-front. La  guerre  de  mouvement  ayant  été 
arrêtée  avant  les  batailles  décisives,  la  barrière 
des  retranchements  étant  infranchissable,  on  or- 
ganise une  véritable  armée  d'arrière-front  dont 
la  tâche,  sous  le  couvert  de  la  propagande  paci- 
fiste, est  de  déclancher,  à  l'intérieur  d'un  pays, 
une  action  d'allure  révolutionnaire  au  cours  de 
laquelle  les  défenseurs  du  front  abandonneront 
les  retranchements,  et  ouvriront  ainsi  le  front  à 
l'armée  d'invasion  pour  la  reprise  de  la  guerre 
de  mouvement. 

Ce  que  l'on  connaît  sous  le  nom  de  propagande 
pacifiste  et   de   propagande    défaitiste  n'a   point 


220  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

pour  objet  de  conduire  un  peuple  en  armes  à  une 
paix  rapide.  C'est  une  opération  militaire  desti- 
née à  vider  le  retranchement,  c'est-à-dire  à  annu- 
ler l'obstacle  que  l'artillerie  ne  peut  détruire 
assez  complètement  pour  que  l'infanterie  puisse 
le  franchir.  C'est  une  opération  qui  remplace  le 
bombardement  inefficace,  et  qui,  par  surcroît, 
peut  déterminer  une  dislocation  partielle  ou  to- 
tale des  forces  organisées  du  pays  attaqué. 

Ces  observations  sont  capitales  ;  elles  permet- 
tent de  comprendre  que  certaines  affaires,  clas- 
sées, dans  quelques  pays  de  l'Entente,  comme 
affaires  de  «  commerce  »  ou  «  d'intelligences 
avec  l'ennemi  »,  sont  des  opérations  militaires 
conduites  par  l'ennemi,  avec  une  troupe  et  des 
cadres,  et  qui  tendent  à  l'ouverture  du  front 
retranché. 

Il  semble  bien  que  la  conception  de  la  ma- 
nœuvre .  d'arrière-front  ait  été  faite  d'abord  en 
Allemagne.  Il  est  certain  que,  jusqu'ici,  l'Alle- 
magne seule  a  dirigé  cette  manœuvre  avec  une 
pleine  conscience  de  son  objet  et  un  sens  juste 
dans  le  choix  des  moyens,  parce  qu'elle  la  regar- 
dait comme  une  manœuvre  militaire,  tout  en  lais- 
sant  croire  à  l'Entente  qu'il  s'agissait  de  ce  que 


LR    PROBLÈME    DfO    LA    GRANDE    GUERRE  221 

l'on  nommait  «  offensive  diplomatique  »  tendant 
à  la  paix.  On  sait  quels  avantages  elle  en  a  obte- 
nus :  la  désorganisation  d'une  grande  partie  des 
forces  russes  (avec  la  plus  grande  économie  de 
forces  que  l'on  puisse  imaginer,  puisqu'il  n'y  a 
pas  eu  bataille)  ;  la  rupture  du  front  italien,  rup- 
ture locale  permettant  une  reprise  de  la  guerre  de 
mouvement.  On  sait  également  que  les  Allemands 
ont  dirigé  une  tentative  Vie  même  ordre,  en  mai 
19 17, sur  l'arrière  des  armées  françaises.  Les  Alle- 
mands renouvelleront  ces  manœuvres,  qu'exige 
la  conduite  de  la  guerre.  Mais  l'Entente  doit  les 
utiliser  contre  le  Mittel-Europa. 

On  se  gardera  d'indiquer  ici  sur  quelles  idées, 
sur  quels  sentiments,  sur  quelles  situations  poli- 
tiques, l'Entente  peut  s'appuyer  pour  mener  la 
guerre  d'arrière-front  dans  toute  l'étendue  du 
Mittel-Europa.  Mais  on  peut  dire  à  la  faveur  de 
quelle  situation  générale  la  guerre  d'arrière-front 
peut  être  menée  chez  tous  les  belligérants. 

La  mobilisation  générale  a  créé  chez  tous  les 
peuples  en  guerre  une  difficulté  morale  que  la 
longue  durée  de  la  guerre  aggrave  sans  cesse.  Le 
soldat  et  le  simple  mobilisé  ont  à  faire  et  à  re- 
faire chaque  jour  l'accord  entre  leur  intérêt  indi- 


2i2  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

viduel  et  l'intérêt  général.  Les  soldats  d'une  armée 
de  métier  n'auraient  pas  à  résoudre  ce  problème, 
le  plus  grave  qui  soit  pour  les  soldats  d'une  ar- 
mée nationale  pour  qui  les  longs  sacrifices  con- 
sentis, les  pertes  matérielles,  l'insécurité  de  leur 
famille  dans  le  présent  et  dans  l'avenir,  ne  sont 
compensés  que  par  la  satisfaction  tout  idéale  du 
devoir  accompli,  les  décorations  et  l'attente  d'une 
victoire  aux  résultats  de  laquelle  il  n'y  a  pas  de 
participation  individuelle  assurée.  La  dispropor- 
tion entre  le  sacrifice  et  le  résultat  individuel  est 
telle  que,  la  guerre  durant,  il  se  crée  un  malaise 
grave  que  ne  suffit  pas  à  dissiper  la  crainte  de 
tomber  sous  la  domination  étrangère.  Dans  les 
périodes   d'extrême  fatigue,  de  dépression  phy- 
sique ou   morale,  d'échec  militaire,  ce  malaise 
s'aggrave  singulièrement.   Il  n'est  pas  d'âme,  si 
bien  trempée  soit-elle,  qui  n'en  ait  été  obscurcie. 
Toutes  les  armées  belligérantes  soufi'rent  de  cette 
situation.  Tout  Etat  en  guerre  doit  y  porter  re- 
mède dans  ses  armées  et  utiliser  ce  malaise  pour 
démoraliser  les  armées  de  l'ennemi. 

Mais  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  cette  utili- 
sation ne  peut  avoir  de  conséquence  importante 
que   si  elle  est  conduite   comme  une   opération 


LE    l'ROnLÈME    DE    LA    GRANDE    GUERRE  223 

militaire,  c'est-à-dire  par  le  moyen  d'une  véritable 
troupe,  masquée  et  encadrée,  opérant  en  territoire 
ennemi  et  prête  à  transformer  le  malaise  en  crise 
aiguë  au  moment  où  l'on  est  en  mesure  de  déclan- 
cher  une  offensive  bien  montée.  Il  va  de  soi  que 
la  cavalerie  de  Saint-Georges  joue  un  rôle  capital 
dans  ces  affaires,  et  qu'il  est  de  première  impor- 
tance de  ne  pas  la  ménager.  Si  l'on  veut  bien  ne 
pas  se  laisser  hypnotiser  par  la  formule  :  «  Des 
canons,  des  munitions  !  »  (qui  nous  a  rendu  de 
grands  services,  mais  qui   est    d'une  exclusivité 
dangereuse),  on  verra  qu'il  est  bien  moins  coûteux 
de  monter  une  manœuvre  d'arrière-front,  avec  une 
cinquantaine  de  millions,  et  qui  a  quelques  chances 
d'ouvrir  le  front,  que  d'exécuter  une  préparation 
d'artillerie  de  cinq  millions  d'obus,  qui  coûte  dix 
fois  plus,  et  qui  ne  vaut  à  l'assaillant  qu'une  bande 
de  terrain  de  dix  lieues  carrées.  Ce  calcul  explique 
la  générosité  de  l'Allemagne  dans  ce  que  MrLloyd 
George  a  nommé  le  boloïsme  '. 


1.  Les  manœuvres  d'arrière-front  peuvent  avoir  un  résultat 
général  auquel  il  vaut  mieux  ne  faire  qu'une  allusion  discrète 
et  qu'imagineront  aisément  les  esprits  perspicaces.  Il  y  a  là  un 
danger  certain,  que  l'on  peut  au  reste  circonscrire  si  on  le  pré- 
voit, et  qui  nous  conduirait  de  nouveau,  au  reste,  à  la  guerre 
de  mouvement.   Mais  on  réserve  toutes  réflexions   là-dessus  ; 


224  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

e.  —  La  liaison  générale. 

Quelle  que  soit  la  valeur  respective  des  moyens 
de  rupture  déjà  considérés  (ils  sont  de  très  iné- 
gale valeur),  on  peut  penser  qu'aucun  n'est  assez 
puissant  pour  provoquer  une  grande  rupture  des 
fronts  retranchés.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  la 
liaison  générale  de  ces  moyens,  parfaitement  dosés, 
combinée  avec  plusieurs  attaques  frontales  simul- 
tanées où  la  surprise  jouera  grâce  à  la  manœuvre 
intérieure.  On  sait  que  la  surprise  a  été  exclue,  né- 
cessairement, de  toutes  les  offensives  déclanchécs 
sur  le  front  franco-anglais  depuis  1915.  L'ennemi, 
dans  la  certitude  où  il  est  quant  au  point  d'attaque, 
renforce  le  secteur  attaqué  en  temps  utile.  Ce 
renforcement  lui  serait  beaucoup  plus  difficile 
s'il  se  trouvait  devant  plusieurs  offensives,  égale- 
ment puissantes,  et  dont  le  développement  res- 
pectif par  des  troupes  de  manœuvres  serait  subor- 
donné aux  décisions  prises  après  l'engagement 
par  le  commandement. 

nous  nous  bornons  à  appeler  l'attention  des  responsables  et 
du  public  sur  la  guerre  d'arrière-fronl.  Que  nous  le  voulions 
ou  non,  nous  y  sommes,  et  il  s'agit  de  ne  pas  la  subir.  Dans 
ces  manœuvres,  la  défensive  serait  un  péril  de  mort. 


LE  PROBLÈME  DE  LA  GRANDE  GUERRE     225 

Mais  c'est  poser  la  question  d'une  augmenta- 
tion des  effectifs  et  du  matériel  qui  ne  peut  être 
résolue  que  par  l'entrée  d'une  nouvelle  armée 
dans  la  bataille. 

L'imagination  la  plus  pondérée  montre  que 
l'issue  d'une  bataille  générale  engagée  dans  ces 
conditions  ne  peut  être  douteuse.  Ce  n'est  pas  la 
victoire  finale  ;  mais  les  routes  de  la  victoire  sont 
ouvertes.  11  n'est  point  de  front  à  simple,  double 
ou  triple  position  qui  puisse  résister  lorsqu'il  su- 
bit en  même  temps  des  manœuvres  qui,  sur  des 
points  différents,  le  tournent,  l'annulent,  le  sur- 
montent, le  vident,  et  le  livrent  enfin  à  une  triple 
attaque  qui  le  frappe  en  avant  au  moment  où  ses 
défenseurs  entendent  l'appel  sinistre  de  la  pa- 
nique. 

Arrêtons  ici  tout  mouvement  d'imagination.  Ce 
chapitre  a  été  écrit  pour  rappeler  quelques  traits 
du  visage  de  la  Guerre  que  l'on  avait  pu  croire 
effacés  par  les  fumées  des  combats  de  ce  siècle. La 
Face  terrible  n'a  pas  changé,  et  elle  prononce  les 
mêmes  commandements  qu'autrefois.  Si  le  mou- 
vement qu'elle  ordonne  est  arrêté,  que  notre  rai- 
son trouve  la  voie  par  où  nous  le  reprendrons. 

Cheval  de  Troie  15 


226  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Cette  muraille,  contre  laquelle  se  brisent  les  efforts 
de  deux  partis  immenses,  serait-elle  l'obstacle  au 
pied  de  quoi  la  civilisation  s'épuiserait  et  péri- 
rait ?  Non,  si  notre  intelligence  et  notre  volonté 
le  surmontent.  Mais  ce  ne  sera  pas  sans  préparer 
et  réaliser  ces  manœuvres  que  peut  symboliser 
une  antique  ruse  de  guerre.  Rien  ne  change  dans 
Tart  des  combats,  sinon  leurs  proportions,  et  la 
forme  et  la  puissance  des  armes.  Devant  les  ré- 
seaux de  fils  de  fer  barbelés  comme  au  pied  des 
remparts  de  Troie,  il  faut  que  l'intelligence  trouve 
le  moyen  de  porter  la  terreur  et  la  mort  de  l'autre 
côté  des  murs  qui  en  défendent  l'ennemi.  Il  y  a 
d'autres  leçons  à  prendre  devant  Troie  :  en  pre- 
mier lieu,  la  longue  patience,  et  le  moyen  suprême 
de  coordonner  les  forces.  Car  on  ne  peut  prépa- 
rer la  victoire  lointaine  dans  la  discorde  et  le 
tumulte. 

Baraquements  de  Souville,  août  1915. 
Vaux,  décembre  1915.     Paris,  17  novembre  1917. 


Appendice  au  Chapitre  VII 
LE    PROBLÈME    RÉSOLU 


Du  9  MAI  1915  AU  20  NOVEMBRE  1917 

Le  Cheval  de  Troie  devant  Cambrai 

La  rédaction  du  chapitre  qui  précède,  commencée  aux 
baraquements  de  Souville  en  août  1915,  continuée  à 
Vaux  en  décembre  1915,  puis  interrompue  par  les  mille 
obligations  de  la  vie  militaire,  a  été  refaite  à  Paris  et 
achevée  le  17  novembre  1917.  Trois  jours  après,  se  dé- 
clanchait  l'offensive  anglaise  du  Cambrésis,  où  l'on 
voyait,  enfin,  réapparaître  la  surprise,  réalisée  grâce  à 
l'emploi  systématique  des  tanks.  De  très  anciennes 
prévisions  se  trouvaient  confirmées  par  les  événements. 
L'auteur  de  ce  livre  en  tira  immédiatement  la  leçon 
dans  une  note  qui  fut  publiée  par  V Action  Française 
le  24  novembre.  On  trouvera  à  la  fin  du  présent  volume 
les  notes  que  l'auteur  avait  rédigées  en  1915  ;  on  y 
verra  que  l'auteur  avait,  dans  l'emploi  des  tanks  pour 
la  surprise  et  la  traversée  des  retranchements,  une 
confiance  qu'il  s'est  retenu  d'exprimer  dans  les  pages 
qui  précèdent  :  l'expérience   faite   avec  les  tanks  en 


228  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

octobre  1916  et  en  avril  1917  avait  été  peu  con- 
cluante ;  une  certaine  réserve  s'imposait.  Apres  la 
journée  du  20  novembre  1917,  on  peut  s'exprimer 
plus  librement,  et  faire,  en  même  temps  que  quelques 
constatations,  de  modestes  anticipations.  Mais  rappe- 
lons les  événements. 

Le  20  novembre  1917,  les  Anglais,  qui  dans  le  plus 
grand  secret,  ont  concentré  des  forces  importantes 
dans  un  secteur  calme,  lancent  une  offensive  locale 
dont  les  caractéristiques  sont  : 

pas  de  préparation  d'artillerie  ; 

surprise  de  l'ennemi; 

les  défenses  de  l'ennemi  sont  non  pas  détruites, 
mais  traversées,  crevées  par  les  tanlîs,  dont  le  mouve- 
ment précède  tous  les  autres. 

A  l'heure  fixée  pour  l'attaque,  l.")0  à  200  lanks, 
avançant  sur  un  front  de  quinze  kilomètres,  partent  à  l'as- 
saut de  la  ligne  Hindenburg.  Immédiatement  après 
leur  départ,  l'artillerie  anglaise  bombarde  les  positions 
ennemies;  son  tir  n'a  plus  pour  objet  de  détruire  les 
défenses,  mais  d'obliger  l'ennemi  à  se  terrer. 

Derrière  les  tanks,  s'avancent  les  fantassins.  En  une 
journée,  l'ensemble  du  système  Hindenburg  est  troué, 
crevé,  traversé,  dépassé  par  les  tanks  et  l'infanterie. 
La  bataille  se  poursuit  en  terrain  libre.  La  cavalerie, 
qui  suivait,  engage  la  poursuite,  capture  des  pièces 
d'artillerie,  bouscule  des  partis  ennemis.  Le  front  est 
rompu. 

L'action  n'a  pas,  à  la  date  du  26  novembre,  le  dé- 
veloppement que  pouvait  faire  espérer  l'entrée  des 
troupes  anglaises  en  terrain  li])re.  Les  Allemands  se 


LE    PROBLÈME   RÉSOLU  229 

rétablissent,  amènent  des  renforts,  résistent,  arrêtent 
les  Anglais  devant  Cambrai.  Arrêtent-ils  les  Anglais? 
Tout  porte  à  croire  que  l'offensive  anglaise  n'a  été 
qu'une  offensive  d'essai,  car  c'eût  été  un  projet  bien 
téméraire  que  de  vouloir  faire  passer  une  grosse 
troupe  d'exploitation  par  une  trouée  de  quinze  kilo- 
mètres. Offensive  d'essai,  de  mise  au  point,  et,  dans 
ces  limites,  amplement  probante.  L'élément  décisif  du 
succès  a  été  l'assaut  des  tanks  par  surprise. 

La  journée  du  20  novembre  1917  marque  une  date 
exceptionnellement  importante    dans   la    guerre: 

du  9  mai  1915  au  20  novembre  1917,  le  front  a  été 
inviolable  '  ; 


1.  N'oublions  pas  qu'il  y  a  eu  quelques  ruptures  locales,  fai- 
tes par  les  Alliés  et  par  les  Allem-ands,  mais  trop  limitées  pour 
être  exploitées  largement.  Fin  1917,  l'artillerie  est  en  mesure 
d'écraser  tout  un  système  défensif.  Mais  il  s'agit  d'une  brèche 
encore  étroite, où  une  armée  ne  peut  s'engager  sans  se  mettre 
en  grand  péril  ;  au  surplus,  l'adversaire  s'arrête  immédiate- 
ment sur  de  nouvelles  positions  retranchées,  que  l'on  ne  peut 
aborder  qu'après  une  longue  préparation.  La  nouveauté  est  que, 
avec  les  tankx  et  l'artillerie,  il  devient  possible  de  faire  simul- 
tanément plusieurs  ruptures,  et  que,  grâce  aux  chars  d'assaut, 
l'armée  de  manœuvre  peut  aborder  immédiatement  les  posi- 
tions de  repli. 

La  rupture  sur  le  front  italien  n'a  pas  été  opérée  par  une  des- 
truction du  retranchement  ;  elle  a  été  obtenue  en  grande  par- 
tie par  la  guerre  d'arrière-front,  qui  a  vidé  les  positions. 
D'autre  part,  s'il  faut  en  croire  les  journaux  de  la  fin  de  no- 
vembre 1917,  le  front  italien  manquait  de  positions  de  repli 
organisées  ;  une  armée  de  manoeuvre  aurait  été  dissoute. 
Ainsi,  la  puissance  de  résistance  du  retranchement  italien  se 
serait  trouvée  inférieure  \  la  puissance  de  destruction  acquise 
par  l'artillerie  en  1917,  et  l'absence  d'une  forte  armée  de  ren- 


230  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

le  20  novembre  1917,  les  conditions  matérielles  et 
tactiques  de  rupture  sont  enfin  réunies  ;  les  tAiiks  et 
la  méthode  d'assaut  par  suprise,  sans  préparation  d'ar- 
tillerie, ont  fait  leurs  preuves  ; 

le  retranchement  est  dépassé  par  les  moyens  dat- 
taque  :  il  est  annulé  ;  la  tranchée  a  vécu  ; 

la  reprise  de  la  guerre  de  mouvement  est  proche; 
la  guerre  est  sortie  de  l'impasse  où  le  retranchement 
l'avait  bloquée. 

La  grande  trouée,  ou  plutôt  les  grandes  trouées 
nécessaires  à  la  manœuvre  des  grandes  masses,  ne 
dépendent  plus  que  du  nombre  de  tanks  que  les 
Alliés  pourront  mettre  en  ligne.  Le  jour  où  ils  pour- 
ront lancer  une  artillerie  d'assaut  (on  sait  que  c'est  le 
nom  français  des  formations  de  chars  d'assaut)  assez 
nombreuse  pour  déterminer  plusieurs  larges  ruptures, 
concurremment  avec  des  préparations  d'artillerie  faites 
sur  d'autres  points,  les  conditions  de  l'offensive  géné- 
rale seront  réunies,  et  ce  front  retranché  contre  lequel 
se  sont  brisés  tous  les  efforts  depuis  trois  ans,  ce  front 
ne  tiendra  pas  une  journée.  Après  quoi,  commence- 
ront les  grandes   batailles  décisives. 

fort  rendait  impossible  la  résistance  dans  le  secteur  attaqué. 
11  n'en  reste  pas  moins  que  l'élément  principal  du  succès 
allemand  à  Tolmino  estune  opération  de  désagrégation  à  l'inté- 
rieur des  lignes.  La  préparation  d'artillerie  austro-allemande 
a  été  tout  à  fait  insuffisante  pour  écraser  les  positions  ita- 
liennes; elle  n'est  intervenue  que  comme  un  signal  pour  la  dé- 
fection des  troupes  italiennes,  démoralisées  par  l'action  inté- 
rieure des  Allemands.  L'aventure  italienne  montre  surtout  que 
le  front  retranché  cesse  d'être  inviolable  lorsque  ses  défenseurs 
l'abandonnent,  ce  qui  est  évident.  Toute  autre  est  la  significa- 
tion de  l'olTcnsive  anglaise  du  20  novembre. 


LE    PROBLÈME    RÉSOLU  231 

Aucun  des  deux  partis  ne  pourra  plus  penser  à  se 
retrancher  après  une  bataille  indécise  ou  perdue.  L'em- 
ploi possible  des  chars  d'assaut  rendra  tout  retranche- 
ment inutile,  au  moins  ailleurs  que  dans  les  bois  et  les 
villages.  Pendant  la  bataille  même,  la  fortification  de 
campagne  sera  annulée  par  l'arrivée  des  chars  d'assaut. 
Il  est  aisé  de  prévoir  que  nous  rentrerons  prochai- 
nement dans  la  période  des  batailles  classiques. 

Il  reste  que  l'ennemi  peut  trouver  un  moyen  d'arrêt 
contre  les  chars.  Si  nous  lui  laissions  le  temps  de  tra- 
vailler pendant  deux  ou  trois  ans,  nous  pourrions 
trouver  devant  nous  un  système  continu  de  «  fosses  à 
tanks  »  suivi  d'une  sorte  de  muraille  chinoise  qui  assu- 
rerait évidemment  l'arrêt  des  chars.  Et  nous  nous 
retrouverions  dans  l'impasse.  Mais  ce  n'est  pas  en 
quelques  mois  que  les  Allemands  pourront  creuser, 
devant  leurs  lignes,  le  fossé  assaz  large  et  assez  pro- 
fond pour  interdire  aux  tanks  toute  progression.  Quant 
à  l'artillerie  spéciale  contre  les  chars,  elle  ne  sera  pas 
plus  efficace  que  ne  l'est  l'artillerie  de  campagne  contre 
les  hommes.  Elle  pourra  barrer  quelques  points  du 
front,  mais  non  point  l'ensemble. 

Il  faut  enfin  prévoir  que  l'ennemi  emploiera  les 
mêmes  machines  d'assaut  contre  notre  front  et  que 
notre  front  ne  pourra  pas  plus  leur  résister  que  la 
ligne  Hindenburg  n'a  résisté  aux  chars  anglais. 

A  nous  de  réaliser,  avant  l'ennemi,  l'effort  indus- 
triel sur  lequel  s'appuie  l'efïort  militaire.  A  nous  d'être 
en  mesure  de  sortir  les  premiers  du  retranchement 
précédés  du  cheval  de  Troie. 

Mais  que  nous  prenions   l'ofFensive  ou  que  nous  la 


232  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

subissions,  le  temps  n'est  plus  de  creuser  des  abris  à 
vingt  pieds  sous  terre,  de  cheminer  en  sape  ou  de  faire 
des  galeries  de  mines,  le  temps  s'approche  où  la  plus 
grande  préoccupation  de  l'officier  d'infanterie  sera  d'ap- 
pliquer l'ordre  du  25  octobre  1915:  Remettre  Vhomme 
dans  le  mouvement  en  avant. 

26  novembre  1917. 


CBAPITRE     VIll 

LE    PROBLÈME    POLITIQUE 

Ou  l'auteur  se  défend  d'exprimer  une  opinion  per- 
sonnelle ET  NE  FERA  QUE  RÉPÉTER  DES  VÉRITÉS  BIEN 
CONNUES  ET  CITER  UN  AnCIEN  ET   QUELQUES  MoDERNES. 

Que  la  guerre  soit  ou  non  de  longue  durée, 
maintenant,  il  n'échappe  à  personne  qu'elle  est 
dominée  par  un  grave  problème  politique,  qu'il 
s'agisse  de  la  politique  militaire  de  chaque  belli- 
gérant, ou  de  la  politique  militaire  générale  des 
Alliés.  L'auteur  de  ce  livre,  soldat,  ne  veut  pas 
exprimer  ici  une  opinion  personnelle,  même  sous 
le  couvert  de  son  pseudonyme.  Il  lui  paraît  utile, 
toutefois,  de  rappeler  à  ses  lecteurs  que  ce  pro- 
blème est  le  plus  important  de  tous.  Mais  il  est 
bien  évident  qu'il  faut  laisser  aux  hommes  d'Etat 
qui  dirigent  les  affaires  de  l'Entente  le  soin  de  le 
résoudre,  non  sans  s'appuyer  sur  l'opinion  qui  se 


234  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

fait  jour  parmi  nous.  Cette  opinion,  qui  tient  le 
plus  grand  compte  des  enseignements  de  l'his- 
toire et  de  la  pratique  des  affaires,  admet  volon- 
tiers que,  pour  la  conduite  de  la  guerre  aussi  bien 
que  pour  la  direction  des  entreprises  publiques  ou 
privées  : 

le  régime  des  Soviets  est  le  plus  détestable 
que  l'on  puisse  imaginer  et  qu'il  conduit  une 
nation  à  la  défaite  et  à  la  ruine  par  le  plus  court 
chemin  ; 

le  régime  des  sociétés  anonymes  est  extrême- 
ment imparfait,  et  ces  sociétés  ne  réussissent 
guère  que  lorsqu'elles  ont  à  leur  tête  un  homme 
qui  centralise  les  pouvoirs, 

11  est  également  reconnu  que  des  assemblées 
d'hommes  de  haute  intelligence,  délibérant,  entre 
égaux,  en  vue  de  Faction,  sont  moins  heureuses 
dans  leurs  décisions,  et  moins  promptes,  qu'un 
homme  seul,  même  d'une  intelligence  moins 
haute,  combinant  l'action  après  avoir  consulté 
ses  conseillers  techniques. 

Le  troupier  affirme  que,  dans  son  escouade, 
dans  sa  compagnie,  dans  son^bataillon,  dans  son 
régiment,  tout  va  bien  lorsque  le  colonel,  le  com- 
mandant, le  capitaine,  le  caporal  commandent, 


LE    PROBLÊME    POLITIQUE  235 

chacun  selon  son  grade.  Les  choses  vont  assez 
mal,  au  contraire,  lorsque,  ces  chefs  étant  absents, 
chacun  tire  la  couverture  à  soi.  En  particulier,  si 
le  caporal  manque  à  l'escouade,  le  partage  do  la 
soupe  est  un  scandale. 

Ce  sont  là  de  petites  et  de  grandes  vérités  sur 
lesquelles  la  majorité  des  hommes  sont  d'accord, 
mais  sur  l'application  desquelles  il  a  toujours 
été  prodigieusement  difficile  de  s'entendre,  aussi 
bien  dans  l'escouade  privée  de  son  caporal  que 
dans  une  assemblée  ou  une  coalition.  On  peut 
penser  que  la  difficulté  vient  de  ceci  :  que  si  cha- 
cun est  parfaitement  convaincu  de  la  nécessité  du 
commandement,  chacun  est  non  moins  convaincu 
que  son  propre  commandement  serait  le  meil- 
leur. On  sait  comment  Frédéric  11  joua  de  cette 
difficulté  chez  ses  adversaires,  et  quels  avantages 
il  en  eut.  On  sait,  à  un  point  de  vue  de  politique 
intérieure,  ce  que  cette  difficulté  fit  de  la  Pologne 
et  ce  qu'elle  fait  aujourd'hui  de  la  Russie. 

Aussi  bien,  d'où  vient  que  l'Allemagne  a  ré- 
sisté à  une  coalition  dont  les  forces  dépassaient 
celles  qu'elle  groupait  ?  Croyons-en  un  député 
français,    c'est   une   question  de  gouvernement. 


236  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

M.  Abel  Ferry  écrivait  en  effet  au  Matin  le  8  no- 
vembre 1917  : 

«  Dans  la  guerre  de  peuple  à  peuple,  la  France 
a  été  supérieure  à  l'Allemagne.  Dans  la  guerre 
de  gouvernement  à  gouvernement,  la  France  a 
été  inférieure  à  l'ennemi.  » 

Et  voici  les  raisons  que  donnait  le  général  Mal- 
leterre,  quelques  jours  plus  tard,  au  Temps.  D'où 
vient  que  l'Allemagne  garde  en  1917  une  supé- 
riorité militaire,  malgré  ses  échecs,  malgré  ses 
faiblesses  ? 

«  Tout  simplement,  écrit  le  général,  de  ce 
qu'elle  a  un  chef  qui  commande  à  toutes  les  forces 
réunies  autour  d'elle.  Ce  chef  a  pu  changer  au 
cours  de  la  guerre,  il  a  pu  n'être  d'abord  qu'une 
émanation  du  kaiser,  chef  suprême,  il  a  plus  ou 
moins  bien  conduit  la  guerre.  //  était  le  chef.  Et 
aujourd'hui,  il  s'est  incarné  de  la  façon  la  plus 
complète  dans  Hindenburg. 

«  Tout  s'incline  devant  lui,  le  kaiser  comme  les 
chanceliers  et  le  peuple.  Il  commande  et  il  est  obéi, 
de  Riga  au  Tagliamento,  d'Ypres  à  Constantinople. 
Tant  qu'il  aura  en  mains  des  forces  de  combat,  il 
agira  par  sa  propre  volonté  et  il  gardera,  jusqu'à 
l'heure  qui  marquera  l'effondrement,  l'avantage 


LE    PROBLÈME    POLITIQUE  237 

apparent  sur  le  commandement  opposé,  parce  que 
celui-ci  est  divisé,  et  qu'entre  comités  de  guerre, 
Parlements  et  chefs  militaires  alliés,  jamais  la 
formule  célèbre  «  Unité  d'action  sur  unité  de 
front  »  n'a  pu  se  réaliser. . .  faute  d'un  Hindenburg  ! . . . 
...  On  vient  de  constituer  un  état-major  inter- 
allié. C'est  un  premier  pas.  11  ne  faudrait  pas  que 
ce  fût  une  sorte  de  conseil  aulique.  Il  faut  à  la 
coalition  une  tête,  ou  plutôt  deux  têtes,  l'une  poli- 
tique, l'autre  militaire.  » 

//  faut  à  la  coalition  une  tête,  c'est-à-dire  un 
commandement.  Ce  qui  est  vrai  pour  la  coalition 
des  Alliés  l'est  peut-être  pour  la  coalition  des 
Français,  en  ce  qui  concerne  la  conduite  de  la 
guerre.  L'auteur  ne  peut  rien  ajouter  à  d'aussi 
fortes  conclusions.  Mais  dans  un  livre  auquel  pré- 
side le  souvenir  de  Troie,  il  peut  rappeler  les 
paroles  d'Ulysse  : 

Le  commandement  de  plusieurs  n'est  pas  bon  ; 
qu'il  y  ait  un  seul  chef... 

Maurras  aime  à  citer  ces  paroles  du  «  plus  sensé 
de  tous  les  Grecs  »  :  il  les  a  imprimées  en  tête  de 
son  Enquête  sur  la  Monarchie,  ce  monument  de 


238  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

la  science  politique,  ouvrage  que  le  lecteur  consul- 
tera utilement  pour  s'informer  et  juger  du  «  com- 
mandement de  plusieurs  »,  tant  dans  la  coalition 
des  Alliés  que  dans  la  coalition  des  Français. 

Novembre  1917. 


CHAPITRE     IX 


PROBLÈMES    ECONOMIQUES     ET     SOCIAUX 


La  longue  durée  de  la  guerre  a  fait  apparaître 
l'extrême  faiblesse  de  notre  organisation  écono- 
mique et  sociale,  qui  repose  sur  des  dogmes  d'une 
simplicité  préhistorique.  Tous  ces  problèmes 
d'importance  vitale  pour  un  grand  pays  de  civi- 
lisation complexe,  on  les  a  résolus  par  les  for- 
mules vraiment  enfantines  des  grands  ancêtres  : 
liberté  du  travail,  du  commerce,  des  échanges, 
et  autres  énormes  balourdises.  Evidemment,  c'est 
simple,  et  les  élèves  des  classes  préparatoires  com- 
prennent ces  formules  sans  difficulté.  Et  on  les  a 
tant  répétées,  au  cours  du  xix"  siècle,  que  les  meil- 
leures têtes  en  sont  farcies.  Nos  politiques,  nos 
économistes  les  répètent  encore,  on  pleine  guerre, 
sans  s'apercevoir  que  la  guerre  les  a  complète- 
ment détruites. 


i40  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Combien  ont  vu  qu'un  pays  de  haute  civilisa- 
tion, mobilisant  tous  les  hommes  valides  de  la 
nation,  ne  pouvait  pas  se  préparer  à  la  guerre  sans 
se  donner  une  organisation  économique  permet- 
tant de  passer  de  Tétat  de  paix  à  l'état  de  guerre 
sans  provoquer  trop  de  désastres  privés,  permet- 
tant ensuite  de  nourrir  la  guerre,  et  enfin  donnant 
le  maximum  de  garanties  pour  l'après-guerre? 

Le  problème  a  dépassé  l'imagination  de  nos 
politiques,  endormie  par  les  vénérables  dogmes 
du  xviii«  siècle.  On  s'est  borné  à  concevoir  la  guerre 
comme  un  temps  de  grand  trouble  où  la  vie  éco- 
nomique devait  être  suspendue  :  tous  les  Français, 
sauf  un  certain  nombre* d'employés  de  chemin  de 
fer,  de  meuniers  et  de  boulangers,  couraient  à  la 
frontière  en  chantant  la  Marseillaise,  on  proro- 
geait les  échéances,  on  suspendait  le  paiement 
des  loyers,  on  donnait  des  allocations  aux  femmes 
des  mobilisés,  et  six  mois  plus  tard,  la  guerre 
étant  gagnée,  ou  perdue,  la  vie  reprenait  comme 
devant. 

C'est  ce  qui  a  été  fait,  sauf  ceci  que  la  guerre  a 
duré  plus  de  six  mois,  dure  encore,  après  trois  ans 
d'efforts,  et  que  l'on  a  été  contraint  de  reprendre 
la  vie  économique,  mais  non  comme  devant,  en 


PROBLÈMES    ÉCOiNOMlQUES    ET    SOCIAUX  241 

improvisant  à  peu  près  tout,  en  ne  tenant  plus 
guère  compte  des  grands  principes  de  liberté 
et  d'égalité.  Et  l'on  a  résolu  les  problèmes  qui  se 
posaient  un  peu  au  jour  le  jour,  sans  plan  d'en- 
semble, sans  idées  directrices,  en  lésant  d'innom- 
brables intérêts  privés  et  publics,  sans  grand 
souci  de  l'avenir,  et  l'on  a  introduit  dans  le  pays 
de  nombreuses  causes  de  troubles  pour  le  temps 
de  l'après-guerre. 

En  somme,  notre  système  général,  si  l'on  peut 
appeler  système  ce  qui  nous  a  donné  ce  régime 
inorganique,  notre  système  eût  été  bon  pour  une 
peuplade  africaine,  dont  les  guerriers  combattent 
avec  des  bâtons,  et  dont  les  femmes  cultivent  la 
terre  pendant  que  les  bommes  font  la  guerre.  Mais 
pour  un  pays  dont  l'armée  mobilise  toute  la  popu- 
lation valide,  et  qui  fait  une  consommation  for- 
midable de  denrées  alimentaires,  de  vêtements, 
d'armes,  de  munitions  et  de  matériel,  quelle  pro- 
digieuse erreur,  mère  de  la  plus  grande  impré- 
voyance dont  le  monde  ait  jamais  donné  l'exemple  ! 
On  sait  assez  que  M.  Millerand,  lorsqu'il  se  trouva, 
en  septembre  1914,  devant  le  redoutable  pro- 
blème de  l'armement  et  des  munitions,  ne  put 
que  constater  que  presque  rien  n'avait  été  prévu, 

Cheval  de  Troie  16 


24i  LE    CHEVAL    DL    TROIE 

ni  la  transformation  des  usines,  ni  la  collabora- 
tion des  chefs  d'industrie,  ni  celle  des  ouvriers. 
Il  lui  fallut  tout  improviser.  Encore  ne  s'agissait- 
il  guère,  à  cette  époque,  que  des  nécessités  immé- 
diates des  combats.  Mais,  peu  après,  toute  la  vie 
militaire  et  économique  du  pays  était  inté- 
ressée. 

Tous  les  problèmes  économiques  et  sociaux  du 
temps  de  paix  ont  reparu  :  aucun  ne  pouvait  être 
résolu  selon  les  vieux  principes  libertaires  et  éga- 
litaires.  On  les  a  résolus  tant  bien  que  mal,  et 
provisoirement,  sans  garantir  l'avenir.  11  s'agit 
maintenant  de  consolider,  de  perfectionner,  de 
sortir  définitivement  de  l'individualisme  écono- 
mique et  social  de  l'avant-guerre  sans  choir  dans 
le  socialisme  d'Etat,  que  l'on  a  tenté  d'introduire 
en  France  à  la  faveur  de  la  guerre. 

Si,  contrairement  aux  prévisions  que  l'on  peut 
faire  en  décembre  1917,  la  guerre  doit  durer  long- 
temps encore,  si  nous  devons  demeurer,  comme 
le  prévoyait  Barrés  en  décembre  1914,  dans  l'état 
de  guerre  lente,  il  est  absolument  nécessaire 
d'avoir  «  cette  organisation  exceptionnelle  et  ap- 
propriée pour  faire  durer  à  la  fois  l'offensive  lent« 
du  front  et  les  services  indispensables  de  l'inté- 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  243 

rieur  )>quo  demandait  le  grand  écrivain  français  '. 
Et  cette  organisation,  qu'il  reste  à  parfaire  dans 
une  très  large  mesure,  ne  peut  être  menée  à  bien 
ni  selon  les  principes  de  ces  messieurs  de  Man- 
chester ni  selon  ceux  des  économistes  que  la  Suisse 
donna  à  la  Révolution  française. 

Si,  comme  il  semble  bien  qu'on  le  puisse  pré- 
voir en  cette  fin  d'année  1917,  la  guerre  entre 
dans  sa  phase  décisive  dès  le  début  de  l'année 
1918  ;  si,  dans  ces  conditions,  il  devient  possible 

1.  M.  Maurice  Barrés  écrivait  à  l'Echo  de  Paris  le  28  décem- 
bre 1914  : 

«  La  lutte  est  pénible.  Elle  peut  être  longue...  Quelque  im- 
prévu, j'en  ai  la  conviction,  viendra  l'abréger,  mais  le  pouvoir 
civil  ne  devrait-il  pas  agir  comme  s'il  admettait  des  hostilités 
indéfiniment  prolongées  ?  Ne  faudrait-il  pas  en  venir  à  une  or- 
ganisation toute  neuve  de  la  France  mobilisée,  une  organisa- 
tion exceptionnelle  et  appropriée,  pour  faire  durer  à  la  fois  l'of- 
fensive lente  du  front  et  les  services  indispensables  de  l'inté- 
rieur ?  L'Empire  romain,  derrière  ses  caslella,  maintenait  ses 
frontières,  et  se  trouvait  dans  l'état  de  guerre  lente  qui  devien- 
dra peut-être  le  nôtre  pour  de  longs  mois.  Nos  politiques  ont 
à  examiner  si,  dans  certaines  conditions,  qui  seraient  à  établir, 
l'état  de  guerre  ne  peut  pas  devenir  aussi  normal  que  l'état  de 
paix.  Il  eût  mieux  valu  y  réfléchir  à  l'avance.  Mais  sur  tous  les 
points  nous  nous  en  sommes  remis  à  l'improvisation  ;  nous 
nous  sommes  fiés  à  notre  souplesse  et  à  noire  entregent  pour 
adapter  la  nation  en  armes  aux  conditions  modernes  de  la 
guerre.  » 

On  retrouvera  ce  grand  texte,  témoignage  d'une  si  heureuse 
prévoyance,  dans  un  des  recueils  d'articles  de  guerre  de  l'au- 
teur, les  Saints  de  la  France,  à  la  page  340. 


244  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

de  considérer  que  la  fin  de  la  guerre  est  relati- 
vement prochaine,  il  faut  envisager  de  la  manière 
la  plus  sérieuse  les  redoutables  problèmes  écono- 
miques et  sociaux  que  posera  le  passage  de  l'état 
de  guerre  à  l'état  de  paix,  et  ceux  que  pose  la 
«  remise  en  ordre  de  la  maison  »  ainsi  que  la  rude 
lutte  économique  de  l'après-guerre.  Si  l'on  s'en 
remet  à  la  «  liberté  »  pour  résoudre  ces  problè- 
mes, autant  dire  que  l'on  veut  mettre  le  feu  à  la 
maison  et  obliger  les  Français  à  se  battre  entre 
eux  après  avoir  battu  les  Allemands. 


1.  —  L'organisation  économique 


L'auteur  de  ce  livre  ne  se  propose  pas  de  passer 
en  revue  tous  les  problèmes  qui  se  posent,  du 
problème  bancaire  au  problème  ouvrier.  11  se 
bornera  à  examiner  une  question  tout  à  fait  géné- 
rale. 11  y  a  une  solution  qui  commande  toutes  les 
solutions  particulières  et  qui  permet  de  donner  au 
pays  cette  organisation  appropriée  à  la  guerre  et 
aux  nouvelles  nécessités  économiques  de  l'après- 
guerre. 

Pendant  la  guerre,  il  s'agit  d'obtenir  le  plus 
grand  rendement  avec  un  personnel  réduit  ; 

au  moment  du  passage  de  l'état  de  guerre  à 
l'état  de  paix,  le  problème  sera  de  faire  rentrer 
des  millions  d'hommes  dans  la  vie  économique 
sans  causer  de  troubles  ; 

après  la  guerre,  il  faudra  obtenir  de  la  nation 
un  rendement  forcé  permettant  à  l'Etat  d'amortir 
vigoureusement   les  formidables  dépenses  de  la 


246  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

guerre,  sans  nuire  au  progrès  économique  de  la 
nation. 

L'Etat  français,  qui  est  maintenant  contraint  de 
s'intéresser  de  très  près  à  la  vie  économique,  à 
qui  l'intérêt  national,  dans  ces  trois  périodes, 
commande  de  ne  pas  laisser  les  particuliers  agir 
à  leur  fantaisie,  l'Etat  français  possède-t-il  les 
organes  constitutionnels  et  administratifs  lui  per- 
mettant d'intervenir  heureusement,  pour  le  plus 
grand  bien  de  la  nation  et  pour  le  plus  grand 
bien  des  particuliers  ?  Dans  quelle  direction  les 
trouvera-t-il  ?  La  question  est  d'importance,  car  la 
fortune  du  pays,  au  sons  le  ])lus  large,  dépend  de 
la  voie  où  l'on  s'engagera. 

On  est  en  droit  de  se  demander  si  les  divers 
gouvernements  qui  se  sont  succédés  depuis  le 
2  août  1914  ont  eu  une  claire  conscience  de  leur 
situation  et  une  connaissance  précise  des  moyens 
par  lesquels  ils  pouvaient  coordonner  les  forces 
économiques  en  vue  de  nourrir  la  guerre.  Lorsque 
l'on  voit  l'Etat  français  communiquer  avec  les 
classes  ouvrières  par  l'intermédiaire  de  l'extraor- 
dinaire bande  de  haute  et  de  basse  pègre  qu'avait 
recrutée  le  traître  V  igo,  on  se  demande  s'il  y  a 
eu  dans  ces  gouvernements  le  moindre  sens  des 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET   SOCIAUX  247 

réalités  économiques  et  sociales.  Nous  savons  que 
le  principal  responsable  de  cette  politique  était 
un  ministre  que  M.Georges  Clemenceau  a  accusé, 
après  Léon  Danâei^d'aroir  trahi  les  intf^ri'ts  de  la 
France.  Mais  tous  les  gouvernements,  depuis  la 
guerre,  ont  couvert  la  politique  dite  «  ouvrière  » 
de  l'inexplicable  Malvy.  Que  des  hommes  émi- 
nents,  qui  ont  donné  les  plus  grandes  preuves 
d'intelligence  et  de  patriotisme,  aient  pu  se  laisser 
berner  pendant  trois  ans  sur  ce  point  capital,  cela 
passe  l'entendement.  N'est-ce  pas  une  preuve  de 
l'impuissance  où  les  mettaient  de  malheureuses 
idées  qui  n'ont  plus  aucun  lien  ni  avec  les  néces- 
sités ni  avec  les  réalités  ? 

Mais  le  vrai  est  que  l'Etat  français  hésite  entre 
trois  doctrines,  trois  systèmes  qui  sont  représen- 
tés dans  son  sein: 

le  système  individualiste,  auquel  il  est  ratta- 
ché par  ses  fibres  les  plus  secrètes  ; 

le  système  du  socialisme  d'Etat,  vers  lequel  le 
porte  sa  constitution  ; 

le  système  syndical  ou  corporatif,  que  lui  pré- 
sente la  nation,  qui  l'a  déjà  accepté  et  réalisé, 
mais  contre  lequel  conspirent  les  préjugés  et  les 
habitudes  parlementaires. 


248  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Que  l'on  examine  les  mesures  prises  depuis 
trois  ans,  les  lois,  les  décrets  destinas  à  provo- 
quer, à  réglementer,  ou  à  contrôler  la  production, 
et  l'on  verra  que  les  trois  inspirations  s'y  rencon- 
trent, collaborant  parfois,  se  contredisant  le  plus 
souvent,  aboutissant  maintes  fois  à  des  échecs 
retentissants,  qu'il  s'agisse  de  la  répartition  du 
charbon  ou  du  contrôle  nécessaire  de  la  pensée. 

Depuis  vingt  ans,  spontanément,  la  nation  crée 
mille  organes  dont  l'Etat  aurait  pu  tirer  le  plus 
grand  profit  pendant  la  guerre.  Mais,  porté  par  ses 
traditions  et  ses  habitudes  électorales,  l'Etat  n'em- 
ploie ces  organes  qu'à  contre-cœur,  et  leur  pré- 
fère SCS  vieux  principes  ou  les  nouvelles  vieille- 
ries du  socialisme  d'Etat  qui  s'adaptent  mieux  à 
son  corps.  11  en  est  résulté  une  grande  faiblesse 
dans  la  nourriture  de  la  guerre.  La  coordination 
des  forces  civiles  a  été  insuffisante  parce  que 
l'Etat,  dans  sa  constitution  actuelle,  répugne  à 
connaître  les  Français  autrement  que  comme  des 
individus  ou  des  électeurs.  Et  l'Etat  n'a  pas  réalisé 
ainsi  cette  liaison  étroite  entre  le  monde  écono- 
mique et  lui,  qui  était  d'une  haute  nécessité  pen- 
dant la  guerre. 

Je  ne    crois  pas  que  l'on  trouve  beaucoup  de 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  240 

Français  qui  soient  disposés  à  soutenir  les  vieilles 
tendances  individualistes  de  l'État.  Ceux-là  mômes 
qui  répètent  encore  les  anciennes  formules  ne  les 
disent  que  par  habitude  d'esprit  et  participent  aux 
innombrables  alliances  professionnelles  qui  sont 
formées  dans  la  nation.  L'individualisme  est  con- 
damné dans  les  faits,  en  France  et  dans  le  monde 
entier,  avant  d'être  complètement  abandonné  dans 
les  esprits. 

Mais  allons-nous  voir  naître  un  Etat  socialiste 
ou,  comme  de  jeunes  étourdis  Font  dit,  un  «  Etat 
économique  '  ».  Laissons  de  côté  cette  idée  d'Etat 
économique  qui  ne  correspond  à  rien  et  n'est 
qu'un  simple  assemblage  de  mots.  La  fonction 
première  et  essentielle  de  l'Etat  est  de  faire  ré- 
gner la  paix  dans  la  cité,  c'est-à-dire  de  contenir 
les  passions  de  l'homme  qui  tendent  à  briser  la 
paix.  Tant  que  les   hommes  seront  hommes,  la 

l.Le  lecteur  est  priiS  de  ne  voir  ici  aucune  allusion  h  Lysia 
dont  les  travaux  ont  été  loués  si  justement  e(  constituent  une 
admirable  réaction  contre  les  pauvres  doctrines  socialistes. 
Mais  Lysis  a  eu  quelques  admirateurs  maladroits  qui  pro- 
clament :  «  L'Etat  n'est  plus  politique, il  est  économique.»  On 
a  lu  cette  candide  énormité  en  1917.  Cela  nous  rajeunit  de 
vingt  ans  et  nous  reporte  au  temps  où  quelques  catholiques 
déclaraient  se  désintéresser  de  la  politique  pour  donner  toutes 
leurs  pensées  à  «  l'économique  »  et  à  la  «chose  sociale». 


2Ô0  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

fonction  de  l'État  sera  essentiellement  la  même. 
Mais  l'État  a  une  autre  fonction  :  ses  besoins 
financiers,  militaires  (et  il  faut  entendre  ceci  dans 
un  sens  très  large  qui  va  jusqu'à  toucher  l'avenir 
de  la  population),  tous  ses  besoins  l'amènent  à 
s'intéresser  de  près  à  la  vie  économique, la  simple 
liberté  économique  pouvant  mettre  en  péril  tel  ou 
tel  des  intérêts  nationaux  qu  il  représente.  On  le 
voit  nettement  en  temps  de  guerre,  à  cause  des 
immenses  besoins  immédiats  de  l'I-ltat  ;  c'est  faute 
d'imagination  et  de  raisonnement  que  l'on  aper- 
çoit moins  ou  que  l'on  nie  cette  nécessité  en 
temps  de  paix.  Gela  nous  amènera-t-il  à  penser 
que  la  fonction  organisatrice  de  l'Etat  doit  être 
étendue  au  monde  économique  ?  En  d'autres 
termes,  l'Etat,  ne  pouvant  tolérer  l'individualisme 
économique,  doit-il,  au  nom  des  intérêts  géné- 
raux qu'il  représente,  prendre  en  mains  l'organi- 
sation et  la  direction  de  la  vie  économique  ? 

Je  demande  au  lecteur  de  retenir  son  attention 
sur  ce  problème,  dont  la  solution  intéresse  au 
plus  haut  degré  la  conduite  et  la  nourriture  de 
la  guerre,  non  moins,  au  reste,  que  nos  plus  grands 
intérêts  de  l'après-guerre.  Je  le  prie  de  ne  pas 


PROBLÈMES   ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  2tti 

oublier  que,  sous  le  nom  de  mobilisation  civile, 
on  a  eu  l'idée,  dans  ce  pays-ci,  de  réaliser  une 
sorte  de  socialisme  d'Etat  qui  nous  aurait  rapide- 
ment conduits  à  un  abaissement  extraordinaire  de 
la  production.  Je  ne  ferai  pas  appel  aux  préjuges 
de  classe  pour  résoudre  ce  problème.  La  question 
est  de  savoir  si  le  mode  de  production  du  socia- 
lisme d'Etat  est  celui  du  plus  grand  rendement  et 
s'il  satisfait  à  la  fois  les  intérêts  de  la  nation  et 
ceux  dos  particuliers.  En  ce  temps-ci,  il  me  sera 
absolument  inutile  de  faire  une  critique  doctrinale 
de  ce  système  :  des  millions  de  Français  en  con- 
naissent une  large  application  ;  ils  y  participent 
chaque  jour  : 

C'est  l'organisation  de  la  vie  et  du  travail  aux 
armées,  qui  est  un  exemple  complet  de  socialisme 
d'État. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  se  trouve  un  Français  de 
bon  sens  qui  demande  l'extension  à  toute  la  vie 
économique  de  ce  régime  où  le  gaspillage  du 
temps,  des  etforts,  des  matériaux,  des  résultats  du 
travail  est  constitutionnel.  C'est  évidemment  le 
régime  d'élection  des  fricoteurs  petits  et  grands, 
ce  n'est  pas  à  coup  sûr  le  régime  qui  peut  déter- 
miner la  plus   grande  production.  Observez,  au 


252  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

surplus,  que  ce  socialisme  d'Etat  aux  armées 
«  rend  »,  malgré  ses  très  grandes  faiblesses, 
parce  que  les  lois  militaires  le  dominent,  et  si 
vous  voulez  imaginer  ce  qu'il  rendrait,  privé  de 
ces  moyens,  vous  n'avez  qu'à  regarder  la  liqué- 
faction de  la  Russie. 

Les  hommes  qui  ont  organisé  ce  régime  n'avaient 
certes  pas  l'intention  défaire  du  socialisme  d'État, 
ni  celle  de  saboter  le  travail  militaire.  Les  idées 
du  siècle  les  ont  portés  à  ces  malheureuses  réa- 
lisations. 

Il  serait  criminel  de  les  imiter,  après  les  ensei- 
gnements de  l'expérience.  La  tare  de  ce  régime, 
ce  n'est  pas  l'incompétence,  c'est  l'absence  de  liai- 
son entre  l'intérêt  personnel  et  l'intérêt  général. 
Tandis  que  dans  les  autres  modes  de  production, 
l'intérêt  personnel  agit,  au  centre  de  chaque  entre- 
prise, pour  commander  à  chacun  l'économie  du 
temps  et  des  matériaux  et  la  meilleure  utilisation 
des  efforts,  dans  ce  régime,  nul  n'est  intéressé  à 
ces  économies  et  à  cette  utilisation.  Mais  nous 
avons  déjà  fait  toutes  les  observations  utiles  ;  nos 
camarades  pourront  les  refaire  chaque  jour,  et 
conclure. 

L'individualisme  économique  et  le  socialisme 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  253 

d'État  étant  reconnus  inefficaces  et  pleins  de  périls, 
quel  moyen  reste-t-il  donc  à  l'État  pour  intervenir 
dans  la  vie  économique  et  obtenir  ou  la  produc- 
tion réglée  qu'exige  la  guerre,  ou  bien  la  collabo- 
ration des  Français  pour  résoudre  les  problèmes 
de  la  démobilisation  et  de  l'après-guerre  ? 

Ni  les  Chambres,  ni  les  Ministères,  ni  les  Com- 
missions parlementaires  ne  sont  organisées  pour 
fournir  à  l'État  le  moyen  heureux  de  communi- 
quer avec  l'économie  nationale.  C'est  en  dehors 
de  ces  institutions  qu'il  faut  chercher. 

Or,  depuis  quarante  ans,  la  France  prépare 
spontanément  tous  les  organes  nécessaires,  aptes 
à  la  fois  à  protéger  les  intérêts  privés  et  à  les 
amener  à  fournir  à  l'État  ce  que  celui-ci  demande 
à  la  nation  :  ce  sont  les  Syndicats  professionnels, 
patronaux  et  ouvriers.  C'est  avec  leur  collabora- 
tion permanente,  régulière,  organisée,  que  l'État 
peut  résoudre  tous  les  problèmes  économiques  de 
la  guerre  et  de  l'après-guerre,  avec  l'assurance 
du  plus  grand  rendement,  de  la  compétence,  de 
l'intérêt,  de  la  rapidité  d'étude  et  d'exécution,  et 
ajoutons-le,  car  c'est  important,  avec  le  minimum 
de  frais. 

L'Etat  trouve  là,  réunis  (sans  qu'il  lui  en  coûte 


254  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

autre  chose  qu'une  prise  de  contact),  avec  les  inté- 
rêts et  compétences,  les  capitaux,  un  personnel 
parfaitement  préparé  et  bien  dirigé,  une  disci- 
pline professionnelle  librement  acceptée,  une 
administration  qui  fonctionne  aux  frais  des  asso- 
ciations. En  quelques  jours,  sans  faire  une  seule 
nomination  de  fonctionnaire,  sans  commission 
d'enquête,  sans  frais  à  sa  charge,  il  peut  être  ren- 
seigné sur  les  besoins  et  les  possibilités  de  telle 
ou  telle  industrie.  Veut-il  provoquer,  pour  les 
besoins  de  la  guerre,  le  développement  doublé, 
triplé,  décuplé  d'une  industrie  donnée  ?  Encore 
une  fois,  sans  frais  pour  le  Trésor,  sans  engager 
la  moindre  somme,  sans  payer  la  plus  faible  com- 
mission, en  moins  d'une  quinzaine,  il  peut  obte- 
nir, du  syndicat  industriel  intéressé,  toutes  les 
données  utiles.  La  corporation  manque-t-elle  de 
capitaux  pour  ce  service  quasi  public  ?  Une  rapide 
liaison  avec  les  banques,  au  besoin  appuyée  par 
l'Etat,  permettra  de  les  assurer. 

Au  reste,  au  cours  de  la  guerre,  l'Etat  a  dû  re- 
courir plusieurs  fois  à  ce  moyen,  le  plus  sûr  et 
le  moins  coûteux.  Mais  le  procédé  n'a  pas  été 
systématisé.  Combien  de  fabrications  ont  été  mises 
en  train  après  d'interminables  enquêtes  menées 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  255 

par  les  commissions  auprès  de  persçnncs  peu  qua- 
lifiées, et  exécutées  par  l'intermédiaire  de  person- 
nages absolument  étrangers  à  la  production  ?  Les 
exemples  sont  innombrables  et  scandaleux  à  plus 
d'un  titre.  Croit-on  que  l'État  ait  tiré  des  syndi- 
cats agricoles  tout  le  parti  qu'il  en  aurait  pu 
tirer  pour  le  maintien  de  la  culture,  pour  la  ré- 
partition des  semences,  le  transport  des  céréales, 
la  répartition  des  engrais  artificiels  ?  L'Etat,  la 
plupart  du  temps,  s'adresse  aux  individus  plus 
ou  moins  qualifiés,  ou  à  ses  propres  organes  ad- 
ministratifs. 

Voici  un  exemple  tout  à  fait  caractéristique.  A 
la  fin  de  l'été  de  1917,  l'Etat  recherchait  les  ar- 
chitectes mobilisés  se  trouvant  dans  des  condi- 
tions  militaires   qu'il   définissait.    Quel   procédé 
emploie-t-il  ?  Les  bureaux  rédigent  une  circulaire 
qui,  en  passant  des  régions  aux  subdivisions,  des 
subdivisions  aux  brigades,  des  brigades  aux  dé- 
pôts, se  trouve  reproduite  à  un  nombre  d'exem- 
plaires tout  à  fait  respectable,  et  finalement  les 
fonctionnaires   subalternes  de  tous  ces   rouages 
établissent  des  états  en  nombre  aussi  imposant, 
qui  repartent  dans  la  voie  inverse,  sont  centrali- 
sés à  chaque  échelon  et  se  confondent  enfin,  après 


ioG  LE    CHEVAL    DK    TROIE 

trois  semaines  ou  un  mois  de  cheminement,  en 
un  seul  état,  qui,  naturellement,  n'est  pas  com- 
plet. Qui  ne  voit  qu'il  eût  été  plus  simple,  plus 
sûr,  plus  rapide,  moins  coûteux,  de  demander 
cet  état  à  la  Société  des  Architectes  français, 
capable,  si  elle  est  organisée  en  vue  de  ce  service, 
de  le  fournir  en  quarante-huit  heures  ? 

Gela  n'eût  été  ni  administratif  ni  militaire?  Ne 
faisons  pas  de  plaisanteries  faciles  :  ni  l'armée,  ni 
l'administration  ne  sont  sottes.  Mais  un  esprit 
général  leur  impose  une  méthode.  Celle  qu'elles 
emploient  leur  est  donnée  par  l'Etat,  qui  la  tient 
du  siècle  passé.  Demander  à  une  association  pro- 
fessionnelle un  état  militaire  concernant  ses 
ïnembres  mobilisés,  pour  épargner  un  temps  con- 
sidérable et  une  paperasserie  énorme,  c'est  évi- 
demment toute  une  révolution.  Gela  suppose  que 
l'Etat,  qui  mobilisait  la  nation,  aurait  conçu  que 
la  nation  était  composée  d'individus  (ou  mieux 
de  chefs  de  famille)  que  réunissent  des  corps 
professionnels.  Qu'est-ce  qui  empêche  l'Etat  de 
donner  des  obligations  militaires  à  ces  corps  pro- 
fessionnels qui  nous  représentent  et  dont  l'exis- 
tence dans  la  nation  résume  toute  notre  vie  éco- 
nomique ?  qui  eût  empêché  l'Etat  de  mobiliser 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  257 

les  compétences  intéressées  au  lieu  même  où 
elles  se  trouvent  placées  par  la  confiance  des 
intéressés  compétents  ? 

Il  y  avait  une  mobilisation  civile  à  faire,  mobi- 
lisation corporative,  dont  le  premier  acte  eût  été 
de  mobiliser  les  présidents  ou  les  secrétaires  des 
groupements  professionnels  patronaux  et  ouvriers 
à  la  place  même  où  ils  se  trouvaient.  L'Etat  avait 
là^  d'un  coup,  les  cadi-es  de  l'organisation  écono- 
mique avec  le  concours  de  laquelle  il  pouvait  tirer 
de  la  nation  le  maximum  de  ressources,  et  ceci 
sans  augmenter  son  administration  propre  d'un 
seul  fonctionnaire.  Disons  plus  :  cela  réduisait  et 
la  lourde  administration  de  l'Etat,  et  l'embuscade, 
et  cette  plaie  du  courtage  qui  a  coûté  si  cher  à  la 
France  et  a  fait  monter  à  la  surface  de  la  nation 
un  si  singulier  monde  qui  vivait  avant  la  guerre 
dans  les  bas -fonds  de  la  politique  et  du  journa- 
lisme. 

Nous  savons  bien  que  nous  posons  là  une  grave 
question  de  principes.  A  quelle  profondeur  inté- 
resse-t-elle  l'État  ?  Au  lecteur  d'en  juger.  On  se 
borne  à  montrer  ici  que  l'Etat  a  sous  la  main 
toute  une  organisation  économique  qu'il  ne  s'agit 
que   de  reconnaître,  de  systématiser,  de  rendre 

Cheval  de  Troie  17 


258  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

constitutionnelle  en  quelque  sorte,  pour  obtenir 
d'elle  une  collaboration  totale.  Si  elle  reste  inuti- 
lisée, ou  utilisée  par  fantaisie,  voudra-t-on  s'avouer 
inférieur  à  ce  souverain  qui  dit  à  ses  banquiers 
un  an  avant  la  guerre  :  «  Faites  en  sorte  que  vous 
puissiez  me  dire,  dans  un  an,  que  vous  êtes  en 
mesure  de  ne  pas  suspendre  vos  paiements  à  la 
déclaration  de  guerre.  »  C'est  à  Guillaume  II  que 
l'on  attribue  un  propos  de  ce  genre,  et  il  est  vrai 
que  ses  banquiers  ont  pu  éviter  à  l'Allemagne,  en 
1914,  ces  moratoires  qui  ne  sont  pas  notre  plus 
grande  gloire  financière.  Mais  on  peut  faire  mieux 
au  pays  de  Louis  XIV  et  de  Descartes. 


JI.  —  Problèmes  sociaux 


Une  organisation  économique  corporative  nous 
eût  amenés  à  donner  une  solution  pratique  à  une 
question  que  de  nombreux  Français  se  sont  posée 
dès  notre  entrée  en  guerre.  —  Avec  la  mobilisa- 
tion générale,  a-t-on  dit,  tous  les  Français  étant 
versés  pêle-mêle  dans  les  armées,  la  mort  va  fau- 
cher indistinctement  les  hommes  de  valeur  et  les 
médiocres  ou  les  non-valeurs  de  tous  les  corps. 
Plus  tard,  la  France  souffrira  gravement  de  la 
perte  de  générations  entières  dans  les  sciences, 
les  arts  et  les  métiers.  Ne  serait-il  pas  possible 
de  mettre  hors  de  la  guerre  quelques  hommes 
d'élite  dont  la  tâche  sera  d'assurer  la  liaison  entre 
les  générations? 

L'égalité  s'opposait  à  ce  que  l'on  donnât  une 
solution  à  ce  problème.  Plus  tard,  sous  le  cou- 
vert de  la  nécessité,  on  a  pris  quelques  mesures, 
mais  sans  méthode  et  comme  honteusement.  11 


260  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

s'agissait  pourtant  d'une  mesure  de  haute  impor- 
tance. Mais  avait-on  les  moyens  d'agir  utilement? 
Imaginez  que,  sans  souci  d'une  égalité  pleine 
de  périls,  les  Chambres  eussent  décrété,  au  nom 
du  salut  public,  pour  l'avenir,  de  conserver  ces 
hommes  d'élite,  sans  considérer  leur  taille,  leur 
âge,  leur  poids,  ni  leur  aptitude  à  faire  cam- 
pagne :  par  quels  moyens  l'État  aurait-il  reconnu 
ces  hommes  ?  Qui  les  lui  aurait  désignés  ?  Des 
commissions  où  auraient  joué  immédiatement  les 
recommandations  en  faveur  des  camarades  et  des 
amis?  —  Mais  si,  constitutionnellement,  on 
s'adresse  aux  chefs  des  corps  savants  et  écono- 
miques, le  directeur  de  l'Ecole  normale,  les  con- 
seils d'Université,  le  président  du  Syndicat  des 
armateurs,  le  secrétaire  de  la  Fédération  du 
Livre,  etc.,  donneront  l'état  raisonné  et  motivé 
des  jeunes  savants,  des  jeunes  chefs  d'industrie, 
des  jeunes  artisans,  premiers  entre  leurs  pairs,  à 
qui  il  importe  de  donner  V ordre  de  ne  pas  aller 
au  feu  afin  de  les  conserver  pour  la  direction  et 
la  formation  des  générations  futures. 

Puis,  ces  hommes  d'élite  eussent  été  répartis 
entre  les  armées,  affectés  à  des  services  où  ils 
eussent  travaillé  selon  leurs  spécialités. 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  261 

Qu'a-t-on  fait  à  cet  égard?  Rien,  au  début  de 
la  guerre.  Dans  la  suite,  avec  beaucoup  de  diffi- 
cultés, on  a  récupéré  quelques-uns  de  ces  hommes 
et  on  les  a  mis  à  leur  place.  Mais  pendant  les 
premiers  temps  de  la  guerre,  ces  jeunes  chefs 
s'étaient  mis  au  premier  rang  des  combattants, 
précisément  parce  qu'ils  se  savaient  les  meilleurs, 
cependant  que  les  médiocres  s'embusquaient  dans 
les  services.  Et  l'on  a  vu  un  Grand  Prix  de  Rome 
sapeur  de  deuxième  classe  pendant  dix-huit  mois, 
et  l'on  voit,  au  bout  de  trois  ans  de  guerre,  un 
écrivain  de  premier  ordre  casser  des  cailloux  sur 
les  routes  du  front  tandis  que  des  rédacteurs  de 
telle  feuille  défaitiste  sont  en  sursis  d'appel.  Mais 
tout  lecteur  placera  ici  dix  des  innombrables 
exemples  que  chacun  connaît. 

Remède  :  la  collaboration  des  organisations  pro- 
fessionnelles avec  l'Etat.  11  n'est  pas  trop  tard 
pour  y  venir,  bien  qu'il  y  ait  maintenant  des  situa- 
tions acquises  qu'il  sera  bien  difficile  de  modifier. 
Et  que  l'on  y  travaille  ouvertement,  sans  avoir 
l'air  de  cacher  ceux  que  l'on  veut  conserver.  Il 
ne  s'agit  pas  d'embusquer  des  hommes  ;  l'objet 
est  de  conserver  systématiquement  des  valeurs 
sociales. 


202  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Mais  voici  un  autre  problème, gros  de  violentes 
injustices  et  de  troubles  de  toute  sorte  :  A-t-on 
pensé  à  garantir  les  intérêts  des  combattants,  des 
mobilisés  ?  Dans  ce  sens,  rien  n'a  été  fait.  L'Etat 
s'est  limité  aux  allocations,  à  la  suspension  du 
paiement  des  loyers  et  des  impôts.  Bon  expédient 
pour  une  guerre  courte,  conçue  comme  une  pé- 
riode d'arrêt  économique  presque  complet.  Mais 
pour  la  guerre  longue  ?  La  vie  économique  a 
repris,  et  des  non-mobilisés,  des  fricoteurs  et  des 
étrangers  ont  pris  les  places  ou  les  clients  des 
mobilisés.  11  s'agit  surtout  ici  de  ce  monde  d'em- 
ployés, de  représentants  d'industrie  ou  de  com- 
merce, de  petits  industriels  ou  de  petits  commer- 
çants, d'hommes  de  professions  libérales,  qui  ont 
tant  donné  pendant  la  guerre,  et  pour  qui  les 
embuscades  et  les  sursis  d'appel  ont  été  si  peu 
nombreux.  Un  certain  nombre  de  chefs  d'indus- 
trie ont  réservé  les  places  de  leurs  mobilisés.  Mais 
combien  ne  l'ont  pas  fait,  qu'ils  ne  le  voulussent 
ou  ne  le  pussent  pas?  Les  clients  sont  restés  fidèles 
à  leurs  fournisseurs,  mais  la  longue  durée  de  la 
guerre  crée  inévitablement  de  nouvelles  habi- 
tudes, et  puis... 

Et   puis,  les    mobilisés   rentrent,   après   avoir 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  263 

délilc  SOUS  les  fleurs,  parmi  les  acclamations,  et 
revêtent  Thabit  des  anciens  temps.  Ils  n'ont  plus 
rien  du  poilu,  sinon  de  minces  rubans  à  la  bou- 
tonnière, quelque  balafre  et,  peut-être,  une  autre 
expression  qu'avant  la  guerre.  Ils  vont  voir  leur 
directeur,  leur  chef,  leur  patron,  ou  leurs  clients  ; 
chacun  les  reçoit,  l'air  apitoyé  ou  gêné  :  «  Les 
commandes  sont  passées  à  d'autres,  la  place  est 
prise,  la  guerre...  » 

Sérieusement,  on  n'a  pas  la  naïveté  de  croire 
que  de  telles  réponses  (qui  ont  déjà  été  faites) 
seront  acceptées  doucement  par  les  démobilisés? 
On  ne  croit  pas  que  les  ouvriers  démobilisés  atten- 
dront tranquillement  de  l'embauche  pendant  deux, 
trois  ou  six  mois; que  les  cultivateurs  attendront 
un  an  pour  savoir  comment  ils  reconstitueront 
leur  matériel  ou  leur  cheptel. 

Si  l'on  veut  que  la  démobilisation  nous  prive 
des  bénéfices  de  la  victoire,  il  n'y  a  qu'à  laisser 
jouer  le  laissez-faire  dans  cet  ordre  de  choses,  et 
nous  aurons  un  fameux  tumulte.  Mais  si  l'on  veut 
que  la  rentrée  des  mobilisés  se  fasse  en  bon  ordre 
et  pour  le  plus  grand  profit  de  tous,  on  fera  bien 
de  prévoir  et  d'organiser.  La  démobilisation  est 
un  problème  aussi  important  que  la  mobilisation. 


264  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Quels  moyens  a-t-on  proposé  pour  éviter  et  les 
troubles  possibles  et  les  violentes  injustices  aux- 
quelles nous  faisions  allusion  ?  L'Etat  va-t-il  se 
charger  d'une  tâche  qui  le  surchargerait  encore 
et  qu'il  ne  pourrait  accomplir  ?  Ou  laissera-t-on 
l'initiative  privée  agir  et  organiser  des  œuvres 
où  dominera  l'idée  d'assistance  ou  celle  de  cha- 
rité? 

Nous  crions  casse-cou  :  les  mobilisés  ne  sup- 
porteront pas  les  lenteurs  de  l'Etat,  et  n'accepte- 
ront ni  assistaîice  ni  charité.  Ce  serait  le  plus  gros 
scandale  que  démettre  les  démobilisés  dans  l'atti- 
tude du  solliciteur  ou  de  l'obligé.  Ce  renversement 
des  rôles  serait  intolérable.  L'Etat,  la  Nation,  les 
corporations  sont  des  débiteurs  ;  les  mobilisés  sont 
des  créanciers.  Mais  la  créance  des  mobilisés  est 
restée  morale  jusqu'ici.  Tous  les  Français  restés 
à  l'arrière  sont  d'accord  pour  reconnaître  que  l'on 
doit  aux  soldats  une  admiration  immense,  une 
reconnaissance  infinie.  Oui,  mais  que  l'on  organise 
la  reconnaissance.  Et  puis,  s'agit-il  de  reconnais- 
sance ?  1 1  s'agit  d'éviter  que  les  démobilisés  souffrent 
de  Ja  misère  dans  la  vie  civile,  à  leur  retour,  après 
avoir  souffert  toutes  les  misères  de  la  guerre.  Leur 
droit  strict  serait  d'être  replacés  dans  la  situa- 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  205 

lion  OÙ  ils  étaient  avant  leur  appel.  L'idéal  serait 
que  la  démobilisation  fonctionnât  de  telle  manière 
que,  à  la  paix,  les  mobilisés  fussent  dirigés  sur 
leurs  postes  civils  en  quelque  sorte  automatique- 
ment, comme,  à  la  mobilisation,  ils  ont  été  dirigés 
sur  le  dépôt  de  leur  régiment.  Ceci  sans  préju- 
dice, naturellement,  de  ce  que  doit  leur  assurer 
la  Part  du  Cojnbattant,  considérée  comme  une 
compensation  du  manque-à-gagner  et  des  pertes 
de  toute  sorte  et  comme  une  participation  aux 
bénéfices  de  la  Victoire. 

Répétons  que  cette  opération,  qui  eût  été  rela- 
tivement facile  après  une  guerre  de  six  mois, 
comporte  d'énormes  difficultés  après  une  longue 
guerre  au  cours  de  laquelle  la  vie  économique  a 
été  reprise  et  les  places  occupées  par  les  femmes, 
les  jeunes  filles,  les  non  mobilisés  et  les  étrangers. 

Or,  personne  ne  peut  songer  à  demander  à 
l'Etat  de  mener  à  bien,  à  lui  seul,  cette  œuvre 
immense  pour  laquelle  il  n'a  pas  d'organes  admi- 
nistratifs. La  lui  demander,  ce  serait  l'amener  à 
créer  une  administration  nouvelle  qui,  au  reste, 
courrait  à  un  échec  certain. 

Sommes-nous  donc  sans  moyens  d'organisation? 
Encore  une  fois,  les  moyens  sont  là.  11  suffit  de 


260  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

les  mettre  en  œuvre,  de  les  coordonner,  et  de  leur 
donner  la  mission  de  collaborer  avec  l'Etat  pour 
organiser  avec  les  moindres  heurts,  les  moindres 
injustices,  la  grosse  tâche  de  la  démobilisation. 
Merveilleuse  occasion,  au  surplus,  pour  amener 
l'Etat  et  les  Français  à  se  défaire  des  dernières 
habitudes  individualistes  qui  entravent  leur  orga- 
nisation économique. 

Que  l'Etat  mobilise  les  associations  profd'ssion- 
nelles  et  leur  donne  la  mission  de  récupérer  leurs 
membres  à  la  démobilisation,   de  les  réintégrer 
dans  leurs  fonctions,  ou  de  leur  faciliter  la  reprise 
de  leurs  affaires  ou  de  leur  clientèle,  sans  toute- 
fois jeter  brusquement  sur  le  pavé  les  rempla- 
çants et  les  remplaçantes,  et  nous  voici  sur  l'heu- 
reuse voie  de  la  rentrée  juste  et  ordonnée  des 
mobilisés.  Voilà  une  obligation  dont  tout  le  monde 
acceptera  le  principe  sans  peine,  sachant  qu'elle 
est  organisée  et  s'impose  à  tous,  par  des  moyens 
réguliers.  Gliaque  centre  professionnel  convoque 
ses  membres,  organise  le  travail  avec  eux  ;  chaque 
chef  d'entreprise  se  met  en  correspondance  avec 
les  intéressés,  règle  les  cas  en  tenant  compte  des 
nuances,  des  situations  diverses  (ce  qu'une  admi- 
nistration désintéressée  ne  peut  jamais  faire)  et 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  207 

rend  compte  à  son  syndicat.  On  pourrait  ainsi,  avec 
la  plus  grande  exactitude  possible,  prévoir  le 
nombre  de  licenciements  ou  le  nombre  de  vacances 
qui  se  produiront  à  la  démobilisation.  On  pourra 
prévoir  par  quel  mode  de  compensation  une 
corporation  où  les  licenciements  seront  en  excès 
comblera  les  vides  de  telle  autre  corporation  où 
les  vacances  sont  et  demeureront  nombreuses.  Si 
CCS  compensations  ne  suffisent  pas,  l'Etat  invitera 
les  corporations  à  prévoir  un  développement  de 
leur  industrie.  Voilà  une  intervention  de  l'Etat 
qui  pourrait  être  féconde  en  résultats  dans  quelques 
corporations  où  l'invention  et  la  recherche  sont 
un  peu  molles.  Mais  ce  sont  là  des  considérations 
étrangères  à  notre  sujet. 

L'important,  c'est  de  préparer  la  réintégration 
des  mobilisés  dans  la  vie  civile.  On  souhaiterait 
qu'il  fût  fondé  un  bureau  de  démobilisation  dans 
chaque  corporation  et  que  ces  bureaux  pussent 
préparer,  pour  l'autorité  militaire,  des  Livrets  de 
Démobilisation  pour  la  plupart  des  mobilisés.  11 
est  certain  que  cela  donnerait  une  tâche  admi- 
nistrative assez  grosse  aux  corporations.  Mais 
n'est-il  pas  sensé  de  prévoir  pour  cette  tâche  la 
collaboration  des  membres  honoraires  de  la  cor- 


268  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

poration,  de  leurs  femmes  et  de  leurs  filles.  Voilà 
une  mobilisation  civile  à  laquelle  on  se  prêtera 
de  bonne  grâce. 

Nous  entendons  bien  l'objection.  Elle  nous  a 
été  faite  par  un  membre  distingué  de  la  Société 
d'Economie  sociale  à  qui  ces  vues  ont  été  communi- 
quées et  qui  en  approuve  le  principe.  L'objection, 
c'est  que  les  corporations  ne  sont  pas  prêtes  à 
fonctionner  pour  ce  service.  11  en  est  peu  qui 
réunissent  leurs  membres  dans  une  seule  orga- 
nisation ;  beaucoup  sont  représentées  par  plu- 
sieurs associations  rivales  ;  enfin  nombre  de  Fran- 
çais vivent  en  dehors  de  leurs  associations 
professionnelles.  L'objection  est  sérieuse.  Mais 
que  révèle-t-elle  ?  Une  grosse  lacune.  Eh  bien, 
nous  avons  là,  sous  la  pression  de  la  nécessité, 
une  occasion  qu'il  ne  faut  pas  laisser  perdre  de' 
précipiter  la  cristallisation  professionnelle,  de 
mettre  de  l'unité  dans  les  mouvements  corpora- 
tifs, de  faire  tomber  les  résistances  individua- 
listes, et  de  contribuer  fortement  à  cette  coordi- 
nation des  forces  économiques  qui  sera  notre  salut 
dans  l'après-guerre. 

Le  jour  où  l'organisation  professionnelle  sera 
constitutionnelle  pour  les  besoins  nationaux  de 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  209 

la  guerre  ou  de  l'après-guerre,  il  faudra  bien 
que  chacun  s'enrôle  sous  la  bannière  de  son 
métier,  et  que  les  associations  rivales  se  fédèrent. 
Que  l'impulsion  vienne  des  corporations  ou  de 
l'Etat,  voilà  le  grand  résultat  que  nous  pouvons 
attendre,  et  où  nous  conduit  la  recherche  ration- 
nelle des  moyens  que  nous  avons  de  reconnaître 
le  droit  de  ceux  qui  auront  sauvé  les  corporations 
françaises. 

Prévoyons,  organisons.  Ne  nous  en  remettons 
pas  aux  sentiments,  si  grands,  si  beaux,  si  nobles 
qu'ils  soient.  Que  chacun  ait  conscience  de  son 
«  Devoir  »  à  l'égard  des  combattants,  nul  n'en 
doute.  Mais  la  plus  élémentaire  connaissance  du 
cœur  humain  nous  avertit  qu'il  est  à  craindre  que 
cette  conscience  ne  survive  pas  au  péril  ou  ne 
surmonte  pas  les  difficultés  qui  ne  manqueront 
pas  de  se  produire.  Nous  en  sommes-nous  remis 
à  la  conscience  du  «  Devoir  »  pour  que  chaque 
mobilisé  rejoignît  les  armées?  Nous  avons  donné 
à  chaque  Français  valide  un  livret  qui  lui  indi- 
quait le  jour  de  son  départ  et  le  lieu  où  il  devait 
se  rendre.  Assurons  aux  Français  glorieux  les 
mêmes  facilités  de  retour.  Ce  n'est  pas  la  con- 
science de  chacun  qui  organisera  ce  retour.  Mais 


270  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

l'intérêt  de  l'Etat  est  engagé.  Que  l'Etat  impose 
aux  corporations  françaises  la  tâche  qu'exige 
l'intérêt  national,  que  les  corporations  imposent 
à  leurs  membres  celle  qu'exigeront  alors  les  inté- 
rêts corporatifs,  et  les  intérêts  de  tous  seront 
sauvegardés.  C'est  ainsi.  Français,  que  vous  aurez 
la  satisfaction  d'un  devoir  accompli,  et  que  vos 
louanges,  vos  chants  d'allégresse  seront  doux  au 
cœur  des  héros  de  la  Grande  Guerre,  rentrés 
dans  leurs  foyers  où  ils  trouveront  le  pain  quoti- 
dien doré  des  rayons  de  la  gloire. 


m.  —  Le  problème  social  par  excellence  : 
La  Famille. 


Nous  nous  battons  pour  nos  femmes,  pour  nos 
enfants,  et  pour  notre  mère  à  tous,  la  France. 
Mais  que  devient  pendant  la  guerre  notre  appui, 
notre  soutien,  notre  force  :  la  famille  française  ? 
Et  que  deviendra-t-elle  après  la  guerre  ? 

Nous  avons  tous  beaucoup  voyagé  en  France, 
d'un  bout  à  l'autre  du  front,  et  du  front  à  l'ar- 
rière, et  de  l'arrière  au  front.  Ce  que  nous  avons 
vu  n'est  pas  fait  pour  donner  une  confiance  irrai- 
sonnée. Nous  ne  parlons  pas  des  vides  causés  par  la 
guerre.  Nous  parlons  de  la  santé  de  la  famille  qui, 
si  elle  est  bonne,  rendra  au  pays  le  sang  versé, 
mais  qui,  si  elle  est  chancelante,  risquerait  de 
rendre  vains  les  immenses  sacrifices  consentis.  Or, 
qu'avons-nous  vu  ?  La  famille  française  gravement 
menacée  dans  toutes  les  régions  de  France  tant 
par  la  promiscuité  qui  s'est  établie  dans  la  zone 


272  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

des  armées  que  par  les  nouvelles  conditions  de  la 
vie  ouvrière  dans  les  centres  où  l'on  a  dû  faire 
de  larges  appels  à  la  main-d'œuvre  féminine. 
Hâtons-nous  de  dire  que,  selon  des  renseigne- 
ments certains,  le  mal  est  plus  profond  encore 
dans  les  pays  allemands,  qui,  pourtant,  n'ont  pas 
souffert,  comme  les  nôtres,  de  la  démoralisation 
engendrée  par  les  grands  déplacements  de  popu- 
lation. Ce  mal  est  général  dans  tous  les  pays  bel- 
ligérants. 11  menace  toute  la  civilisation  euro- 
péenne. Mais  la  régénération  se  fera  inégalement 
dans  les  nations  :  la  prévoyance,  l'organisation  de 
fortes  institutions  pourront  lui  donner  une  allure 
rapide  dans  certains  pays  ;  dans  d'autres,  au  con- 
traire, l'imprévoyance,  l'absence  d'institutions  peu- 
vent la  compromettre. 

Qu'a-t-on  fait,  que  fera-t-on  chez  nous  pour 
préserver  ou  régénérer  la  famille  ? 

Pendant  trois  ans,  on  n'a  rien  fait.  11  apparte- 
nait à  l'Etat  de  veiller  à  ce  que  les  familles  trans- 
plantées fussent  replacées  dans  des  conditions 
morales  favorables  à  leur  conservation,  et  d'orga- 
niser ou  de  faire  organiser  la  vie,  dans  la  zone 
des  armées  ou  dans  les  nouvelles  agglomérations 
ouvrières,  de  telle  manière  que  les  familles  fus- 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  273 

sent  préservées.  Il  fallait  limiter,  refouler,  con- 
tenir Texpansion  des  inévitables  maux  que  devaient 
engendrer  les  conditions  anormales  de  l'existence. 
Ce  qui  a  été  fait  dans  ce  sens  est  dû  aux  initia- 
tives privées,  dont  la  puissance  était  faible.  L'Etat? 
Mais  qui  le  représentait  pour  cette  tâche  ardue  ? 
La  grosse  préoccupation  devait  être  de  limiter 
le  mal  :  une  mesure  s'imposait,  qui  n'a  pas  été 
prise  ;  il  eût  été  nécessaire  de  séparer  les  civils 
des  militaires,  au  moins  dans  les  zones  proches 
du  front.  Rien  ne  pouvait  être  plus  mauvais  que 
la  longue  promiscuité  qui  s'établissait  entre  les 
civils  et  des  troupes  sans  cesse  changeantes.  Du 
moment  où  le  front  se  stabilisait  pour  une  longue 
durée,  l'organisation  de  la  zone  des  armées  de- 
vait être  faite  non  plus  seulement  selon  les  néces- 
sités militaires,  mais  selon  les  nécessités  morales 
qui  intéressent  l'avenir  du  pays  :  il  fallait  faire 
évacuer  complètement  les  villages  de  la  zone 
d'avant,  et  les  réserver  exclusivement  au  logement 
des  troupes  ;  à  l'arrière,  organiser  les  cantonne- 
ments des  troupes  hors  des  villages,  des  bourgs 
et  des  villes.  Gela  eût  nécessité  d'innombrables 
constructions  ?  Ces  constructions  eussent  coûté 
moins  cher  à  l'Etat  que  les  frais  de  cantonnement 

Cheval  de  Troie  18 


274  LE    ClIl.VAL    DE    TIIOIE 

que  l'on  a  dû  payer  aux  habitants.  Quant  au  gain 
moral,  il  est  inévaluable,  mais  on  peut  toutefois 
l'estimer  si  l'on  considère  que  cette  mesure,  géné- 
ralisée, nous  eût  assuré  au  moins  un  corps  d'armée 
de  plus  pour  les  années  1934  et  suivantes.  La 
promiscuité  entre  civils,  qui  n'étaient  plus  maîtres 
chez  eux,  et  civils  mobilisés,  désorbités  par  une 
vie  anormale,  a  contribué  à  répandre,  parmi  des 
populations  encore  saines,  un  état  d'esprit  et  des 
mœurs  tout  à  fait  défavorables  au  développement 
des  familles. 

D'autre  part,  on  n'a  pas  songé  à  préserver  l'état 
moral  des  troupes  mobilisées  à  ce  point  de  vue. 
Or,  ouvertement  ou  clandestinement,  à  partir  du 
printemps  de  1915,  des  industriels  peu  scrupuleux 
ont  spéculé  sur  les  dispositions  morales  des  sol- 
dats vivant  dans  l'isolement  sexuel.  La  liberté 
entière  laissée  à  ces  industriels  a  permis  un  trafic 
énorme  de  journaux  et  d'une  imagerie  spéciale 
dont  le  but  n'est  certes  pas  de  consolider  l'insti- 
tution familiale.  La  corruption  a  été  tout  à  fait 
artificielle.  Les  soldats  demandaient  desjournaux, 
et  des  images,  mais  non  ceux-là,  à  quoi  ils  ne  pen- 
saient guère,  car  la  vie  dans  la  tranchée  porte 
naturellement  à  la  vertu  la  grande  majorité  des 


PROIILÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  275 

hommes,  exception  faite  pour  quelques  déséqui- 
librés. Mais  comme  la  plupart  d'entre  eux  ne  sont 
pas  de  petits  saints,  l'entrée  aux  armées  de  cette 
littérature  spéciale,  accueillie  d'abord  avec  un  cer- 
tain mépris,  a  excité  cette  curiosité  malsaine  que 
l'homme  repousse  et  recherche  à  la  fois  lorsqu'on 
lui  présente  les  moyens  de  la  satisfaire. 

Ai-je  besoin  de  dire  que  les  résultats  ont  été 
déplorables  ?  Cette  excitation  malsaine,  outre 
qu'elle  a  l'influence  la  plus  pernicieuse  sur  l'avenir 
de  la  race,  détourne  l'esprit  des  soldats  des  préoc- 
cupations militaires.  11  est  nécessaire  d'enrayer 
ce  commerce,  particulièrement  celui  de  l'imagerie 
clandestine  ;  il  est  d'ailleurs  très  vraisemblable 
que  l'on  trouverait  à  l'origine  de  celle-ci  une 
organisation  reliée  à  quelque  branche  du  boloïsme. 
On  ne  sollicite  pas  l'Etat  de  se  faire  prédicant, 
mais  de  protéger  le  moral  de  la  troupe,  au  point 
de  vue  militaire,  et  d'assurer  par  surcroît  la  pro- 
tection des  sources  de  la  vie  française  qui  alimen- 
tent la  famille  française. 

Qu'a-t-on  fait  enfin  pour  protéger  la  famille 
ouvrière  transplantée  par  les  nécessités  des  fabri- 
cations de  guerre  ?  qu'a-t-on  fait  pour  protéger  la 


276  '  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

femme  et  la  jeune  fille  appelées  au  travail  de  tous 
côtés? 

L'Etat  a  donné  ou  fait  donner  au  plus  grand 
nombre  de  hauts  salaires.  Je  fais  appel  à  l'infor- 
mation du  lecteur:  ces  hauts  salaires  ont -ils  servi 
à  fortifier  la  famille  ouvrière  ?  C'est  le  contraire 
qui  s'est  produit.  Quelques  industriels,  conscients 
de  leurs  hautes  obligations,  ont  facilité  aux  femmes 
l'accomplissement  de  leur  tâche  matérielle  :  pou- 
ponnières, crèches  ont  été  multipliées.  C'est  là  un 
bien  faible  remède  au  mal  immense  que  l'usine 
fait  à  la  famille.  Le  travai-1  féminin  à  l'usine,  dans 
les  entreprises  de  transports,  voire  même  dans 
certains  bureaux,  est  le  plus  grand  ennemi  de 
la  maternité. 

Pendant  la  guerre,  les  nations  belligérantes 
étaient  contraintes  de  subir  ce  mal  ;  mais  il  n'était 
pas  impossible  de  lutter  efficacement  contre  ses 
effets,  en  organisant  un  milieu  social  qui  les  eût 
diminués.  Or,  au  contraire,  on  a  laissé  se  former 
autour  de  l'usine,  dans  les  anciens  et  les  nouveaux 
centres  industriels,  un  milieu  social  qui  aggravait 
le  mal.  Débits  de  boissons,  établissements  de 
plaisirs,  commerces  de  faux-luxe,  se  sont   multi- 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  277 

plies  dans  les  centres  ouvriers  et  ont  créé  pour 
une  population  ouvrière,  énervée  par  le  travail 
et  les  angoisses  de  la  guerre,  cette  atmosphère 
débilitante  qui  corrompt  et  diminue  l'homme  en 
lui  donnant  l'illusion  d'une  vie  accrue.  Dans  un 
pareil  milieu,  où  l'énergie,  la  santé  morale  se 
dissolvent,  l'épargne  est  impossible  ;  toutes  les 
disponibilités  quotidiennes  ou  hebdomadaires  sont 
drainées  par  les  tenanciers  et  les  marchands  ; 
l'homme  et  la  femme  perdent  le  goût  de  la  vie 
familiale  et  subissent  cette  démoralisation  qui 
n'atteignait  avant  la  guerre  que  les  milieux  de  la 
noce  bourgeoise  ou  crapuleuse. 

Pour  lutter  contre  ce  péril  qui  menace  les  élé- 
ments sociaux  qui  sont  la  grande  réserve  d'une 
nation,  les  prédications  et  les  discours  adressés 
aux  intéressés  sont  absolument  inefficaces  :  il  faut 
placer  l'homme  dans  des  conditions  matérielles 
où  l'exercice  des  vertus  familiales  n'exige  pas  un 
efifort  au-dessus  des  forces  humaines.  C'est  à 
l'Etat,  aidé  par  les  corporations,  les  communes 
et  les  pouvoirs  spirituels  de  la  nation,  églises, 
corps  enseignant,  associations  savantes,  qu'il 
appartient  de  créer  ce  milieu  social  et  de  favori- 
ser l'expansion  des  idées  qui  font  accepter  par  la 


278  LE    CFIEVAL    DE    TROIE 

raison  les  contraintes  morales  favorables  à  la  vie 
de  la  famille. 

Dans  cette  direction,  il  n'y  a  pas  à  cacher  que 
lEtat  a  été  d'une  grande  imprévoyance.  Nous 
disons  :  imprévoyance,  car  les  intérêts  de  l'Etat 
sont  liés  étroitement  à  la  situation  et  à  la  force 
de  la  famille  française.  L'Etat,  organe  de  la  con- 
science nationale,  et  dont  une  des  missions  est  de 
préparer  l'avenir,  n'a  pas  seulement  à  assurer  les 
fabrications  de  guerre,  mais  à  ordonner  la  vie 
sociale  de  telle  sorte  que  les  familles  françaises 
lui  fournissent  des  générations  saines  et  nom- 
breuses. Voici  la  doctrine  évidente.  Mais  est-elle 
entendue  d'un  Etat  presque  entièrement  pénétré 
par  une  doctrine  qui  ne  connaît  que  «  l'homme  », 
le  citoyen,  et  ignore  l'élément  constitutif  de  toute 
société,  la  famille  ? 

Ici  encore,  une  erreur  iiitellectuelle  est  à  l'ori- 
gine de3  maux  dont  dous  90uffi*ons  et  que  la 
guerre  a  aggravés. 

A  la  faveur  de  l'individualisme  qili  pénétrait 
l'Etat  et  la  Nation,  des  conditions  économiques  et 
sociales  se  sont  créées,  au  cours  du  xtî'  siècle, 
qui  ont  mis  en  péril  la  famille  française.  La  guerre 
a  rendu  le  péril  éclatant,  péril  tel  qu'il  serait  un 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    ET    SOCIAUX  271) 

péril  de  mort  pour  la  nation  s'il  ne  pouvait  être 
conjuré.  Il  peut  être  conjuré,  malgré  son  éten- 
due, malgré  sa  profondeur.  Maïs  rendons-nous 
compte  que  les  bonnes  volontés  individuelles 
seront  impuissantes  dans  cet  ordre.  Toute  la  pro- 
pagande en  faveur  des  familles  nombreuses,  les 
cris  d'alarme,  les  appels  au  patriotisme  seront 
inefficaces  tant  qu'ils  s'adresseront  aux  seules 
volontés.  Les  bonnes  volontés  se  briseront  sans 
cesse  aux  obstacles  économiques  et  sociaux 
que  de  mauvaises  dispositions  légales  ou  l'ab- 
sence de  lois  favorables  redressent  automatique- 
ment. La  grande  vérité  est  que  la  famille  fran- 
çaise, où  se  développait  la  volonté  de  limiter  le 
nombre  des  enfants,  dépérissait  parce  que  ni  les 
lois  ni  les  coutumes  modernes  n'ont  été  faites 
pour  elle  et  qu'il  s'est  créé,  sous  le  couvert  de  ces 
lois  et  coutumes,  un  milieu  social  qui  la  com- 
prime et  l'étouffé. 

Cette  volonté  de  limitation  est-elle  la  volonté 
de  la  race  ?  C'est  une  volonté  artificielle,  engen- 
drée par  des  conditioiis  extérieures.  Mais  la  race 
qui  a  vaincu  à  la  Marne,  qui  a  combattu  devant 
Verdun  a  assez  montré  que  sa  volonté  de  vivre 
est  puissante  pour  que  Ton  ne  puisse  mettre  en 


280  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

doute  aucune  de  ses  facultés.  Des  hommes  qui  se 
battent  comme  le  font  les  Français  ne  sont  ni  des 
dégénérés,  ni  des  impuissants  ;  les  hommes  qui  sont 
capables  de  supporter  la  misère  des  tranchées  ne 
peuvent  pas  être  des  hommes  qui  redoutent  les 
charges  de  la  paternité. 

Ces  facultés  indéniables,  incontestables,  connues 
et  reconnues  du  monde  entier,  resteront  sans  em- 
ploi si  elles  sont  rejetées,  après  la  guerre,  dans 
l'individualisme  où  l'esprit  public  et  les  lois  les 
conduisaient  avant  la  guerre.  Or,  comme  l'a  écrit 
un  émineut  sociologue  •,  «  le  dépeuplement  de  la 
France  est  la  conséquence  directe  de  sa  mauvaise 
organisation  sociale  ;  si  une  nation  est  insuffisam- 
ment féconde,  la  faute  en  est  à  ses  institutions  ; 
un  peuple  qui  ne  procrée  pas  est  un  peuple  mal 
organiflé  ».  Cette  organisation,  ces  institutions  ne 

l.M.  A.-L.  Galéot,  dans  l'Avenir  delà  Race  (publié  en  1917), 
ouvrage  auquel  je  renvoie  le  lecteur  qui  y  trouvera,  dans  une 
des  plus  belles  études  d'ensemble  qui  aient  été  écrites  sur 
cette  grande  question,  le  problème  du  peuplement  étudié  sous 
tous  ses  aspects,  et  l'indication  de  solutions  éminemment  pra- 
tiques, justes  et  raisonnables.  D'autre  part,  on  trouvera  plus 
loin,  aux  appendices,  un  tableau  comparatif  des  effectifs  pro- 
bables, en  1933,  en  France  et  en  Allemagne.  C'est  la  repro- 
duction du  tableau  dressé  par  M.  André  Lefèvre. 


PROBLÈMES    ÉCONOMIQUES    BT    SOCIAUX  281 

peuvent  être  données  que  par  l'Etat.  L'Etat,  sous 
la  pression  de  la  guerre,  s'est  engagé  un  peu  plus 
avant  dans  la  voie  où  il  avait  déjà  rencontré  la 
famille  française  :  à  l'impôt  dégressif,  tenant 
compte  des  charges  de  famille,  ont  correspondu  les 
mesures  prises  pour  épargner  la  vie  des  chefs  de 
famille  nombreuse,  accentuant  celles  qui  avaient 
été  prises  avant  la  guerre.  Mais  nous  sommes  encore 
loin  d'une  constitution  qui  serait  faite  non  plus 
pour  l'homme  et  le  citoyen,  mais  pour  le  Père,  la 
Mère  et  leurs  Enfants,  et  qui,  automatiquement 
en  quelque  sorte,  créera  le  milieu  social  favorable 
à  la  prospérité  de  la  Famille.  Ici  encore,  l'Etat 
trouvera  la  collaboration  de  l'Eglise,  des  corps 
professionnels,  des  associations  de  chefs  de  fa- 
mille et  des  corps  savants,  c'est-à-dire  de  toutes 
les  forces  organisées  qui  sont  intéressées  au  pro- 
grès de  notre  civilisation. 

Ce  problème  social  est  un  problème  militaire 
au  premier  chef  :  rappelons  que  l'un  des  secrets 
de  notre  force  militaire  réside  dans  cet  amour  pro- 
fond que  les  Français  portent  à  leur  descendance. 
Gomment  les  Français  demeureraient-ils  à  leur 
poste  de  combat  si  une  vue  sur  Tavenir  leur 
montrait  qu'il  est  inutile  de  se  battre  pour  des 


282  LE.  CHEVAL    DE    TROIE 

enfants  que  la  famille  française  ne   devrait  pas 
avoir  ? 

Nous  sommes  entrés  en  campagne  pour  con- 
server la  terre,  la  liberté  et  l'honneur  à  nos  fils  : 
ce  n'est  point  pour  donner  à  l'avenir  français  une 
terre  dépeuplée,  ouverte  à  la  racaille  errante  du 
monde.  A  nous,  soldats  de  la  Grande  Guerre,  de 
dire  notre  volonté  pour  que  l'immense  sacrifice 
soit  celui  d'où  la  Famille  française  sortira  régé- 
nérée dans  une  paix  où  elle  croîtra  en  force  et 
en  nombre. 


CONCLUSIONS 


LA    SIGNIFICATION    DE   LA    GUERRE 


Monarchie  universelle  et  Démocratie  universelle 

Nos  souvenirs,  nos  traditions,  nos  passions, 
notre  raison,  et  aussi  la  couleur  du  ciel  de  France, 
ont  donné  au  sentiment  national  des  Français  une 
telle  force  que  l'armée  résiste  et  résistera  aux  fer- 
ments de  décomposition  que  le  siècle  passé  a 
déposés  en  elle.  Quand  l'appel  de  l'intérêt  indi- 
viduel, ou  la  crainte  d'être  dupe  des  puissants  de 
ce  monde)  ou  la  fatigue  tournent  le  soldat  vers 
l'arrière,  il  suffît  qu'il  imagine  l'avenir  un  ins- 
tant pour  qu'il  se  ressaisisse  :  il  entrevoit  ce  que 
signifletait  une  paix  incertaine  ou  la  défaite  :  dans 
la  patrie  abaissée,  l'Allemand  maître  des  âmes, 
des  corps  et  des  biens  ;  le  contremaître  allemand 
à  l'atelier  ;  les  familles  allemandes  prenant   la 


284 


LE    CHEVAL    DE    TROIE 


terre  de  France  ;  le  socialiste  allemand  faisant  la 
loi  dans  les  congrès  ;  le  savant  allemand  dirigeant 
la  science  ;  le  curé  et  le  pasteur  allemands  régen- 
tant les  âmes,  et  l'officier  allemand  les  protégeant 
tous.  Alors  l'homme  serre  les  poings  et  fait  face 
à  l'ennemi.  S'il  est  assuré  que  les  avantages  de  la 
guerre  seront  pour  lui,  il  mènera  la  guerre  jus- 
qu'au bout. 

Mais  prenons  garde  qu'il  est  sensible  aux  idées 
et  qu'il  veut  que  ce  sentiment  qui  l'emplit  ne  soit 
pas  une  erreur  et  soit  eu  accord  avec  le  mouve- 
ment du  monde.  Qu'il  soit  athée  ou  croyant, 
l'homme  ne  marche  avec  assurance  que  s'il  se 
croit  en  règle  avec  l'Esprit  de  l'Univers.  Que  pen- 
sera le  soldat  si  quelque  voix  lui  murmure,  dans 
le  silence  de  la  tranchée  :  «  Ton  sentiment  te 
trompe  ;  il  est  faux,  il  est  artificiel  ;  il  a  été  mis 
en  toi  par  tes  maîtres.  Pourquoi  te  bats-tu, 
pour  une  patrie  qui  doit  disparaître,  comme  le 
veulent  la  raison,  la  science,  le  progrès  univer- 
sel ?  Tourne-toi  plutôt  contre  ceux  qui  conservent 
la  patrie  et  préparent  ainsi  des  guerres  futures.  » 
Des  milliers  de  soldats  ardents  accueilleront  ces 
propos  par  de  beaux  éclats  de  rire  ;  mais  com- 
bien, vénérant  encore  les  idoles  mortes  du  siècle 


LA    SIGNIFICATION    DE    LA    GUERRE  285 

passé,  seront  troublés  par  ce  prétendu  comman- 
dement de  la  Raison  et  du  Progrès  ?  Peut-on  con- 
tinuer de  se  battre  lorsque  l'on  se  croit  condamné 
par  la  raison  ou  par  Dieu  ? 

Faisons  taire  ces  fantômes  menteurs.  Ne  lais- 
sons pas  redresser  les  idoles  de  la  barbarie  intel- 
lectuelle du  siècle  dernier.  La  guerre  signifie  que 
nous  sommes  dans  un  siècle  où  les  Patries  seront 
plus  fortes  que  jamais.  La  signification  de  la 
guerre  est  que  l'existence  de  Patries,  libres,  indé- 
pendantes, souveraines,  est  exigée  par  les  grands 
intérêts  de  la  civilisation  générale. 

Les  Patries  sont  les  moyens  de  salut  par  les- 
quels l'humanité  conserve,  entretient  et  accroît 
les  biens  matériels  et  moraux  de  la  civilisation  et 
par  lesquels  elle  se  sauve  des  deux  périls  qui  la 
menacent  :  le  dépérissement  dans  l'unité,  la  dis- 
location dans  Témiettement.  Le  soldat  a  raison 
contre  le  faux  rationaliste  :  la  défense  de  la  Patrie 
est  la  plus  haute  tâche  temporelle  de  l'homme. 
En  luttant  contre  le  Germanisme,  nous  écartons 
du  monde  un  des  plus  grands  périls  qui  le  me- 
nacent :  la  monarchie  universelle.  Mais  gardons- 
nous  de  penser  que  la  réalisation  de  la  démocratie 
universelle  puisse   être  l'aboutissement  de  notre 


286  LK    CURVAI-    DE    TROIE 

réaction.  La  démocratie  universelle  est  un  péril 
égal,  qui  ferait  reparaître  le  premier  ou  nous 
livrerait  à  une  nouvelle  barbarie. 

Les  deux  périls 

Monarchie  et  démocratie  universelles  procèdent 
de  la  même  idée,  de  la  même  métaphysique.  Je 
voudrais  montrer  qu'elles  aboutiraient  au  même 
résultat,  la  chute  de  la  civilisation. 

L'une  et  l'autre  sont,  de  nos  jours,  rêvées  par 
des  hommes  qui  croient  que  le  monde  tend  à 
l'unité  rigoureuse  de  civilisation,  de  mœurs, 
de  lois,  de  droits.  L'idée  du  progrès  indéfini  les 
domine  toutes  deux.  Elles  ont  des  procédés  très 
différents  de  réalisation.  Mais  elles  tendent  à  un 
même  but  :  l'unification  du  monde,  la  paix  géné- 
rale, l'abolition  de  l'indépendance,  de  la  souve- 
raineté des  nations.  Cet  idéal  doit,  selon  les  uns, 
être  concerté;  selon  les  autres,  imposé.  Les  Alle- 
mands disent  imposé,  et  imposé  par  eux.  Mais  le 
but  matériel  est  le  même,  si  les  moyens  spirituels 
sont  différents,  et  c'est  peut-être  ce  qui  explique 
l'étrange  sympathie,  pour  ne  pas  dire  l'étrange 
complicité,  que  les  utopistes  allemands  de  la  mo- 


LA    SIGNIFICATION    DE    LA    GUliRRB  287 

narchie  universelle  rencontrent  chez  les  utopistes 
de  la  démocratie  universelle  qui  se  trouvent  parmi 
les  Alliés.  La  démocratie  universelle  est  le  plus 
redoutable  piège  que  tendent  les  Allemands  aux 
Alliés. 

Les  démocrates  sont  évolutionnistes.  Ils  croient 
tous,  avec  plus  ou  moins  de  force,  à  cette  doc- 
trine (qui  s'appuie,  sans  la  moindre  raison,  sans 
aucun  titre,  sur  le  darwinisme)  selon  laquelle 
toutes  les  institutions,  en  évolution  depuis  les 
origines,  tendent  à  un  état  social  uniforme  où  la 
liberté  complète  sera  la  loi  et  dont  toutes  les 
conventions  reposeront  sur  la  libre  entente.  En  ce 
qui  touche  la  nation  et  l'humanité,  voici  leur  rai- 
sonnement ou  plutôt  leur  imagination,  car  leurs 
doctrines  n'ont  aucun  fondement  scientifique  ni 
historique  :  l'humanité,  disent-ils,  est  partie  de 
l'état  inorganique  pour  arriver,  par  le  processus 
normal  de  l'évolution,  à  l'état  organique  où  elle 
réalisera  son  unité  ;  l'humanité  est  partie  de 
l'individualisme  pur  ;  elle  est  passée  de  là  au 
régime  du  patei'  familias^  de  là  à  la  tribu,  au 
clan,  au  groupe  féodal,  enfin  à  la  nation  ;  le  terme 
de  l'évolution,  c'est  la  fusion  des  nations  dans 
l'humanité  unie. 


288  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

C'est  la  doctrine,  d'une  simplicité  enfantine,  et 
où  nos  évolutionnistes  n'oublient  qu'une  chose, 
dans  le  tableau  qu'ils  font  du  prétendu  processus 
évolutif  :  le  moyen  par  lequel  les  grandes  socié- 
tés humaines  ont   été  formées,  la  guerre,  aidée 
de  l'intrigue,  ou  la  persuasion  appuyée  par  la 
menace.    C'est   un   fait    que   toutes   les   nations 
ont  été  formées  par  la  guerre,  menées  par  des 
monarchies  ou  des  aristocraties  belliqueuses  qui 
brisaient  les  particularismes  et  fondaient  en  une 
seule  nation  les  peuples  de  même  langue,  ou  de 
même  culture,  ou  de  mêmes  intérêts,  ou  contenus 
dans  les  mêmes  limites  géographiques,  ou  dont 
la  sujétion  était  nécessaire  aux  projets  de  l'Etat 
constitué.  Voilà  le  petit  fait  qu'oublient  nos  évo- 
lutionnistes. Ils  oublient  également  cet  autre  :  la 
création  des  Empires,  forme  de  société  qui  dépasse 
les  nations,  et  qui  ne  rentre  pas  dans  le  prétendu 
processus  évolutif.  Et  ils  ne  remarquent  pas  que 
les  Nations  ont  été  plus  d'une  fois  dépassées  par 
ces  formations, peut-être  supérieures,  qui  tendaient 
presque   toujours    à   cette    paix    générale   qu'ils 
rêvent  :  ils  ne  remarquent  pas  non  plus  que  ces 
Empires  se  sont  tous  désagrégés,  cependant  que 
les   nations  duraient,  comme  si  cette  forme   de 


LA    SIGNIFICATION    DE    LA    GUERRE  289 

société,  l'Empire,  était  une  impossibilité  humaine. 
Enfin,  ils  n'observent  pas  que  le  moyen  de  création 
et  le  lien  social  de  toutes  ces  sociétés  a  toujours 
été  l'autorité,  maniée  par  un  monarque,  une  aris- 
tocratie, une  caste,  une  classe  ou  parfois  un  peuple 
conquérant  tout  entier.  Dans  l'histoire  du  monde, 
il  n'y  a  pas  d'exemple  d'une  société  humaine 
constituée  et  durant  sans  le  secours  de  la  guerre 
et  de  l'autorité. 

Dans  ces  conditions,  à  quoi  aboutirait  la  doc- 
trine de  l'évolutionnisme  démocratique?  Introdui- 
sant la  liberté  dans  un  monde  dont  les  formations 
sont  régies  par  l'autorité,  elle  rejetterait  l'hu- 
manité dans  cet  émiettement  en  petites  nations, 
en  clans,  en  hordes,  si  funeste  à  toute  civilisation 
et  générateur  de  guerres  innombrables.  Si  l'on 
cherche  un  exemple  historique,  nous  n'aurons  qu'à 
regarder  notre  propre  siècle  ;  la  démocratisation 
totale  de  la  Russie  transforme  cet  Empire,  où  cent 
peuples  divers  vivaient  en  paix,  en  une  mosaïque 
d'Etats  qui  connaissent  dès  maintenant  la  guerre 
civile  et  la  guerre  extérieure.  Il  faut  ajouter  que 
cet  émiettement  favorise  toujours  les  entreprises 
belliqueuses  des  Etats  qui  ont  conservé  ou  qui 
reprennent  une  forme  monarchique  ou  aristocra- 

Gheval  de  Troie  19 


200  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

tique.  Est-il  nécessaire  démontrer  combien  l'émiet- 
tement  de  la  Russie  en  nations  slaves  (et  tartares) 
favorise  au  xx»  siècle,  non  pas  la  démocratie  uni- 
verselle, mais  la  monarchie  universelle  rêvée  par 
la  Deutsche  Kultur  ? 

Faut-il  montrer  qu'un  mouvement  semblable, 
intéressant  le  sud  de  l'Europe,  ferait  du  Hohen- 
zollern  le  maître  du  monde,  grand  protecteur 
des  petits  Etats,  tous  pénétrés  par  ses  industriels, 
ses  commerçants,  ses  savants  et  ses  propagan- 
distes ?  Les  rêves  des  démocrates  favorisent  en  ce 
temps-ci  les  rêves  des  partisans  de  la  monarchie 
universelle.  Ne  les  favorisent-ils  que  par  le  plus 
gros  des  malentendus  ?  Faut-il  penser  que  ces 
démocrates  absolus,  aimant  plus  la  paix  univer- 
selle que  la  démocratie  universelle  ne  redoutent 
pas  de  recevoir  la  première  des  mains  de  la 
Deutsche  Kultur  ?  Peut-être  espèrent-ils  que,  ce 
cadeau  reçu,  ils  donneront  à  leur  tour  la  démo- 
cratie au  Mittel-Europa?  Ne  doutons  pas  que  ce 
calcul  de  dupes  n'ait  été  fait,  puis  encouragé 
par  ce  monde  de  financiers  cosmopolites  qui  ne 
possède  plus  aucun  sens  des  intérêts  nationaux. 
A  nous  de  montrer  aux  démocrates  idéalistes 
qu'une  erreur  intellectuelle  peut,  dans  les  heures 


LA    SIGNIFICATION    Dli    LA    GUKKRli  21)1 

graves  où   nous   sommes,  favoriser  le   pire  des 
crimes  contre  la  France  et  contre  l'humanité. 


Les  Allemands,  utopistes  de  la  monarchie  uni- 
verselle, ne  sont  pas  moins  évolutionnistes  que 
nos  démocrates.  Eux  aussi  croient  que  révolution 
conduit  l'humanité  à  l'uuification.  Mais,  guidés 
par  leurs  historiens  et  leurs  philosophes,  ils  n'ou- 
blient pas  les  procédés  de  formation  des  sociétés 
humaines,  ni  la  guerre,  ni  l'autorité,  et  ils  se  sont 
en  outre  donné  la  mission  d'organiser  l'humanité. 
Ce  n'est  pas  le  Hohenzollern  qui  fait  le  rêve  de 
monarchie  universelle  :  c'est  l'Allemagne  pen- 
sante. Le  rêve  napoléonien  était  le  rêve  d'un  gé- 
nie individuel;  le  rêve  de  l'Allemagne  est  celui 
du  génie  national.  Les  Allemands  veulent  faire  à 
l'humanité,  comme  nos  démocrates,  le  cadeau  de 
la  paix  universelle,  du  désarmement  (du  désarme- 
ment limité  s'entend)  et  de  l'organisation  supé- 
rieure. Mais  à  l'inverse  de  nos  démocrates,  c'est 
par  la  guerre  qu'ils  entendent  imposer  ce  cadeau, 
dont  ils  seraient  plus  tard  les  administrateurs. 

Citerons-nous  les  textes  ?  Ils  sont  connus  de 
tous,  et  que  Ton  relise  r Appel  des  Intellectuels 
allemands  au  monde  civilisé.  Mais  nous  ne  pou- 


292  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

vons  nous  retenir  de  citer  un  des  plus  significa- 
tifs, celui  que  le  professeur  Ostwald  (un  des  signa- 
taires de  l'Appel)  adressait  aux  Français  à  l'au- 
tomne de  1914.  En  voici  l'essentiel  : 

«  L'Allemagne,  grâce  à  sa  faculté  d'organisa- 
tion, a  atteint  une  étape  de  civilisation  plus  éle- 
vée que  les  autres  peuples.  La  Guerre,  un  jour,  les 
fera  participer,  sous  la  forme  de  cette  organisa- 
tion, à  une  civilisation  plus  élevée.  Parmi  nos 
ennemis,  les  Russes,  en  somme,  en  sont  encore  à 
la  période  de  la  horde,  alors  que  les  Français  et 
les  Anglais  ont  atteint  le  degré  de  développement 
culturel  que  nous-mêmes  avons  quitté  il  y  a  plus 
de  cinquante  ans.  Cette  étape  est  celle  de  rindi- 
vidiialisme.  Mais  au-dessus  de  cette  étape  se  trouve 
rétape  de  r organisation.  Voilà  où  en  est  l'Alle- 
magne d'aujourd'hui  *.  » 

1.  Ce  lexte  est  cité  par  M.  Jacques  Bainville,  dans  son  Petit 
Musée  germanique.  On  trouvera  dans  ce  précieux  petit  livre 
l'histoire  édifiante  des  relations  que  le  professeur  Ostwald 
entretenait  avec  les  Français.  Ce  notoire  représentant  de  la 
grande  utopie  germanique  publiait  en  1910,  dans  la  Grande 
Revue,  un  appel  au  désarmement...  en  France I  Les  démocrates 
qui  accueillaient  cet  appel  étaient  loin  de  soupçonner  que  le 
professeur  Ostwald  n'était  rien  d'autre  qu'un  éclaireur  des 
armées  allemandes. 


LA    SIGNIFICATION    DE    LA    GUERRE  293 

Marx  disait  que  la  force  est  l'accouclicusc  des 
sociétés.  C'est  aussi  l'opinion  d'Ostwald  qui  veut 
que  la  guerre  soit  l'accoucheuse  de  l'humanité 
organisée.  Les  Allemands,  avec  lai  et  avec  leurs 
plus  grosses  têtes  pensantes  du  xix'  siècle,  pensent 
de  même.  Ils  sont  partis  à  la  conquête  du  monde 
pour  activer  «  l'évolution  ».  Ils  réalisent  le  rêve 
des  démocrates,  mais  avec  d'autres  moyens.  Ils 
suivent  le  «  processus  évolutif  »,  mais  conformé- 
ment aux  lois  historiques  :  des  chefs  locaux  ont 
groupé  les  tribus  germaniques  en  nations  ;  le  Fer 
prussien  a  groupé  les  nations  germaniques  en  un 
seul  Etat,  lequel  a  imposé  l'union  au  groupe  d'Etats 
du   Mittel-Europa  ;  le   Mittel-Europa,  commandé 
par  l'Allemagne,  va  faire  de  l'Europe  une  confé- 
dération protégée  et  dirigée  par  les  Allemands; 
enfin  l'Europe  unie  imposera  la  paix  et  l'orga- 
nisation à  la  planète.  C'est  la  paix  universelle,  les 
peuples   soustraits  aux  charges  écrasantes  de  la 
paix  armée,  et  le  désarmement  surveillé  par  une 
aristocratie    de  guerriers  auxquels  commandera 
la  dynastie  des  Hohenzollern. 

Voilà  le  rêve  grandiose  et  fou,  dont  nous  savons 
bien  qu'il  est  le  grand  moteur  des  armées  alle- 
mandes. Les  Allemands  en  poursuivent  la  réali- 


294  LE   CHEVAL    DE    TROIE 

sation  avec  une  entière  bonne  foi,  se  regardant 
comme  les  bienfaiteurs  du  monde,  s'étonnant  que 
le  monde  refuse  le  cadeau  de  leur  civilisation 
supérieure.  Comme  tout  s'enchaîne  et  se  tient  !  La 
hâte  où  étaient  les  Allemands  de  donner  ces  bien- 
faits au  monde  n'explique-t-elle  pas  leur  appa- 
rente barbarie,  leurs  cruautés,  leur  système  de 
terreur  pendant  la  guerre  ?  De  l'endroit  où  ils  se 
sont  placés,  ces  cruautés,  cette  apparente  barba- 
rie doivent  abréger  la  durée  de  la  guerre,  et  que 
sont-elles  au  prix  du  sang  que  l'on  épargnera 
dans  cette  ère  de  paix  universelle  qu'ils  vont 
ouvrir  dans  le  monde  ?  Mais  que  l'on  prenne  garde 
que  cette  forme  de  raisonnement  incline  vers  eux 
l'esprit  des  démocrates  pacifistes.  Si  la  paix  uni- 
verselle est  vraiment  le  terme  de  l'évolution, 
qu'elle  vienne  de  la  Révolution  ou  de  la  victoire 
allemande,  qu'importe,  pourvu  qu'elle  soit  ! 

L'utopie  de  la  paix  universelle  est  le  lieu  psy- 
chologique où  se  rencontrent  et  peuvent  se  con- 
cilier les  deux  idées  de  démocratie  et  de  monar- 
chie universelle.  Mais  de  ces  deux  idées,  l'une  est 
femelle,  l'autre  est  mâle  :  c'est  assez  dire  com- 
metit  l'Utiion  peut  se  faire,  et  encore  une  fois, 
l'exemple  russe  nous  apporte  la  confirmation  de 


LA    SIGNIFICATION    DE    LA    GUERRE  205 

l'expérience  :  la  démocratie  pacifiste  russe  subit 
la  monarchie  pacifiste  allemande.  Il  y  a  long- 
temps que  les  démocraties  alliées  eussent  subi  la 
volonté  allemande  si  elles  n'étaient  animées  par 
un  patriotisme  ardent,  actif,  viril  qui  commande 
leur  action  guerrière. 

Mais  la  question  est  plus  haute  :  il  s'agit  de 
savoir  si  la  monarchie  universelle,  donnant  la 
paix  au  monde,  serait  le  terme  du  plus  grand  pro- 
grès humain  et  le  plus  grand  des  bienfaits  pour 
l'humanité.  L'expérience  historique  et  la  raison 
indiquent  que  les  réalisations  ou  les  demi-réalisa- 
tions de  ces  empires  ne  donnent  à  l'humanité 
qu'une  paix  précaire,  dont  elle  est  bientôt  privée 
pour  retomber  dans  les  guerres  civiles  et  les 
guerres  de  nationalités.  Elles  ont  contre  elles  la 
corruption  qui  atteint  leurs  organes  d'État  et 
leurs  classes  dirigeantes  dans  la  mollesse  d'une 
vie  que  ne  menace  plus  la  guerre.  Elles  ont  contre 
elles  la  révolte  des  nationalités  qui,  quelques  bien- 
faits matériels  qu'elles  en  reçoivent,  cherchent  à 
se  libérer  de  la  volonté,  de  l'humeur,  de  l'esprit 
du  peuple  qui  domine  dans  l'Empire.  11  ne  fau- 
drait pas  un  demi-siècle  à  la  monarchie  univer- 


296  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

selle  du  Deiitschtum  pour  succomber  sous  l'action 
de  ces  deux  causes  de  dissolution.  Après  quoi 
l'humanité  rentrerait  dans  une  effroyable  période 
de  guerres  de  toute  espèce,  dont  l'époque  des  In- 
vasions barbares  peut  nous  donner  une  idée.  La 
civilisation  sombrerait  en  même  temps.  Nous 
aurions  à  tout  reconstruire.  La  lutte  contre  le 
germanisme  doit  épargner  au  monde  une  catas- 
trophe qui  dépasserait  en  étendue  et  en  profon- 
deur la  chute  de  l'Empire  romain.  Chacun  des 
alliés  sauve  l'humanité  en  sauvant  sa  patrie. 

La  Patrie 

Ce  n'est  pas  en  vain  que  nous  luttons  pour 
notre  patrie.  La  patrie  n'est  pas  une  étape  dépas- 
sée dans  la  vie  de  l'humanité.  C'est  le  terme  supé- 
rieur des  sociétés  humaines.  Les  patries  distinctes, 
libres,  indépendantes,  souveraines,  sont  néces- 
saires à  la  civilisation,  à  l'humanité.  La  patrie 
n'est  pas  seulement  une  assemblée  de  familles 
qui  possèdent  en  commun  un  sol,  des  monu- 
ments, des  machines,  des  institutions,  des  idées 
et  qui  défendent  cet  héritage  contre  l 'étranger  ; 
c'est  un  groupe  social  qui  a  charge,  en  quelque 
sorte,  d'occuper  un  morceau  de  la  planète  pour  y 


LA    SIGNIFICATION    DE    LA    GUERRE  297 

réaliser,  selon  ses   méthodes    propres,   une   des 
expériences  de  l'humanité. 

La  civilisation,  pour  durer  et  croître,  ne  peut 
pas  être  alimentée  par  un  seul  foyer.  Il  faut  plu- 
sieurs foyers,  qui  rivalisent  de  puissance,  et  qui 
permettent  à  la  lumière  de  durer,  si  Tun  s'éteint. 
Les  nations  sont  à  la  civilisation  ce  que  les  espèces 
sont  à  la  vie  animale  :  des  expériences  diverses, 
lancées  dans  des  directions  multiples,  afin  que  la 
vie  ou  la  civilisation  qu'elles  portent  ne  succombe 
pas  dans  une  impasse  où  les  conduirait  un  mou- 
vement uniforme. 

La  nécessité  impose  à  l'humanité  les  transfor- 
mations incessantes  des  institutions  politiques, 
économiques,  sociales.  La  même  nécessité  éloigne 
l'humanité  d'une  direction  unique,  d'une  métro- 
pole unique,  d'une  méthode  d'organisation  uni- 
que, d'une  culture  unique  qui  lui  ferait  courir  le 
risque  d'une  fausse  direction  où  elle  se  pétrifie- 
rait ou  se  disloquerait.  La  multiplicité  relative 
de  centres  indépendants  de  civilisation  assure  la 
continuité,  la  durée,  l'accroissement.  Une  nation 
peut  s'engager  dans  une  voie  où  elle  prend  un 
instant  la  tête  de  la  civilisation  et  s'arrêter  en- 
suite, déchoir,  parce  qu'elle  s'est  donné  des  ins- 


298  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

titutions  qui  ne  lui  permettent  plus  les  transfor- 
mations nécessaires  :  la  civilisation  générale  n'est 
pas  compromise  ;  une  nation  voisine,  pourvue 
d'autres  institutions,  plus  souples,  prend  la  tête 
à  son  tour.  Rome  fut  maîtresse  du  monde  :  sa 
chute  livra  l'Europe  entière  à  la  barbarie.  Les 
Arabes  furent  princes  de  la  civilisation  dans  un 
temps  où  les  peuples  de  la  Chrétienté  commen- 
çaient à  peine  de  rassembler  les  trésors  du  monde 
gréco-latin.  Que  fût-il  advenu  de  la  civilisation 
générale,  si,  subissant  leur  joug,  les  peuples  d'Occi- 
dent avaient  subi  leurs  mœurs,  leurs  institutions, 
leur  culture  ?  Mais  les  murs  de  Gonstantinople 
et  la  volonté  de  Charles  Martel  sauvèrent  les 
nations  de  la  Chrétienté,  qui  n'en  reçurent  pas 
moins  des  mains  arabes  quelques  biens  précieux 
du  trésor  humain,  qui  furent  ainsi  sauvés  et  trans- 
mis au  monde. 

11  est  certain  que  les  Allemands,  inférieurs  aux 
Arabes  à  tant  d'égards,  possèdent  tine  certaine 
supériorité  dans  le  motide  moderne,  limitée  à  ce 
qui  concerne  la  production  des  choses  matérielles. 
Leur  supériorité  générale  serait-elle  aussi  écla- 
tante que  celle  des  Romains  de  César  devant  les 
peuples   gauloiS)  que  le  monde  n'en  devrait  pas 


LA    SIGNIFICATION    DK    LA    GUERRE  299 

moins  repousser  leur  domination  comme  l'un  des 
plus  grands  périls.  Devant  la  ruée  germanique,  si 
semblable  par  ses  origines  à  la  chevauchée  arabe 
car  Fichte  a  lancé  les  Allemands  à  la  conquête  du 
monde  avec  un  mot  d'ordre  religieux  qui  rap- 
pelle singulièrement  le  commandement  de  Maho- 
met), les  nations  sauvent  l'humanité  et  la  civilisa- 
tion tout  entière,  comme  l'infanterie  franque  a 
sauvé  à  Poitiers  l'Europe  et  la  civilisation  qu'elle 
devait  porter  plus  tard.  Une  fois  de  plus,  la  patrie 
apparaît  comme  le  suprême  moyen  de  salut  de 
l'humanité. 

La  coalition  des  patries  triomphera  des  préten- 
dants à  la  monarchie  universelle.  Chacune  d'elles, 
renforcée  et  régénérée  par  la  longue  épreuve, 
marchera  ensuite  vers  ses  destinées,  dans  l'indé- 
pendance, et  dans  ce  nouvel  équilibre  que  les 
nations  établiront  pour  se  garantir  contre  l'uto- 
pie meurtrière  de  la  domination  universelle. 

Mais  malheur  à  celles  qui  croiront  leur  tâche 
essentielle  terminée  lorsque  la  Folie  allemande 
aura  été  réfrénée.  Les  nations  seront  sauvées, 
mais  nulle  ne  pourra  se  reposer  dans  la  tran- 
quille jouissance  de  son  droit  :  chacune  est  comp- 
table devant  les  autres  de  l'usage  qu'elle  fait  de 


300  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

son  droit  pour  l'exploitation  du  morceau  de  pla- 
nète qu'elle  occupe  et  pour  le  gouvernement  de 
ses  membres.  Aucune  nation  ne  jouit  d'un  droit 
éternel  et  irrévocable  sur  sa  part  de  la  terre.  A 
toute  nation,  l'indépendance  et  la  terre  ne  sont 
laissées  que  dans  la  mesure  où  ces  biens  servent 
au  mieux  des  intérêts  universels.  Hommes,  terres, 
richesses  des  eaux  et  de  la  terre  n'appartiennent 
aux  Etats  qu'autant  qu'ils  en  sont  dignes  pour  le 
bien  du  monde.  Qui  déchoit  doit  perdre  la  souve- 
raineté et  l'indépendance,  comme  le  père  indigne 
perd  ses  droits  sur  ses  enfants.  Aucun  droit  his- 
torique, aucun  droit  des  peuples  ne  prévaudront 
jamais  contre  les  intérêts  moraux  et  matériels  de 
l'assemblée  des  nations. 

Ne  sommeillez  pas  sur  votre  terre,  nations,  ne 
laissez  pas  vos  membres  vivre  dans  la  paresse  et 
le  désordre  :  votre  sol  et  votre  esprit  contiennent 
des  trésors  que  vous  devez  au  monde  ;  si  vous 
êtes  incapables  de  les  tirer  de  vous-mêmes, 
sachez  que  vous  perdrez  vos  droits  à  la  liberté,  à 
l'indépendance,  à  la  souveraineté,  car  le  monde 
ne  peut  vous  laisser  ni  gaspiller  les  biens  de  la 
terre,  ni  corrompre  les  hommes  qui  vous  sont 
confiés. 


LA    SIGNIFICATION    DE    LA    GUERRE  301 

N'oubliez  pas  que  le  jugement  du  monde  se  fait 
sur  les  champs  de  bataille  :  c'est  au  tribunal  de 
la  guerre  que  se  revisent  les  droits  des  nations, 
car  c'est  là  qu'apparaissent  dans  leur  nudité  les 
fautes  de  chacune  ;  c'est  là  que  les  nations  labo- 
rieuses, saines  et  courageuses  voient  leur  labeur 
couronné  par  les  armes  et  que  les  nations  pares- 
seuses, corrompues  et  lâches  sont  rejetées  dans 
les  ténèbres. 

L'Allemagne  avait  osé  proclamer  qu'elle  seule 
désormais  était  capable  d'exploiter  la  planète  et 
de  diriger  les  hommes.  La  France  a  répondu  sur 
la  Marne  à  l'insolente  prétention  du  germanisme. 
Les  nations  unies  feront  connaître  à  l'Allemagne 
et  à  ses  vassaux  la  réponse  du  monde  civilisé. 
Lorsque  les  pas  des  hommes  et  des  chevaux  impri- 
meront notre  réponse  sur  le  sol  germanique,  n'ou- 
bliez pas,  nations,  que  la  victoire  vous  conduit  au 
travail  et  non  au  repos.  A  vous,  alors,  de  porter 
plus  haut  et  de  faire  briller  d'une  flamme  plus 
belle  et  plus  grande  le  flambeau  de  la  civilisation 
que  les  fils  de  Fichte  avaient  prétendu  nous  ravir. 

0  France, mère  chérie,  le  sacrifice  de  tes  enfants 
ne  sera  pas  vain.  Le  peuple  généreux  que  tu  as 


302  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

nourri  ne  faillira  pas.  Le  sang  versé  pour  dé- 
fendre ton  âme  et  ton  sol  sacré  porte  témoignage 
pour  l'avenir.  Tu  as  été  la  première  parmi  les 
nations,  pour  servir  Dieu  et  l'Humanité.  Sache,  ô 
mère,  que  c'est  le  souvenir  de  ta  grandeur  qui  a 
grandi  tes  fils  devant  les  Barbares.  Ils  ont  été 
dignes  de  toi  parce  qu'ils  ont  suivi  le  mouvement 
du  beau  sang  que  tu  leur  as  donné,  de  la  raison  et 
des  clartés  divines  que  tu  as  recueillies  pour  eux 
et  que  tu  leur  as  transmises.  L'or  étranger,  l'or 
vagabond  ne  les  avait  pas  corrompus  ni  détachés 
de  ton  sein.  Us  ont  souffert  parce  qu'ils  t'aiment; 
ils  t'ont  sauvée  parce  qu'ils  veulent  que  tu  gran- 
disses pour  le  bien  et  la  beauté  du  monde.  Qu'ils 
touchent  le  Rhin,  mère,  qu'ils  y  établissent  la 
ceinture  qui  protégera  ton  flanc,  et  ils  rétabliront 
entre  le  vieux  fleuve,  la  montagne  et  les  mers,  par 
l'alliance  du  sang,  de  l'intelligence  et  de  la  foi,  le 
plus  beau  royaume  qui  soit  sous  le  ciel. 


FIN 


Fleury-devant-Douaumont,  octobre  1914. 
Paris,  Mai-Décembre  1917. 


APPENDICES 


1 

LE    CHEVAL    DE    TROIE 
{Notes  de  campagne.) 


Dès  1913,  l'idée  da  char  d'assaut  dut  s'imposer  à  quelques 
personnes.  La,  puissance  du  retranchement  conduisait  la  rai- 
son à  chercher  un  moyen  de  le  forcer  qui  mit  l'assaillant  à 
l'abri  du  feu  au  moins  pendant  le  temps  de  franchissement 
des  défenses.  Le  char  d'assaut  de  la  Grande  Guerre  devait  être 
conçu  comme  un  moyen  de  rendre  le  retranchement  inutile 
(et  non  comme  une  simple  machine  de  guerre  destinée  à  jouer 
un  rôle  dans  une  bataille  de  rase  campagne).  Il  est  essentiel- 
lement destiné  à  remplacer  l'infanterie  dans  son  impuissant 
assaut  contre  le  matériel,  et  non  à  remplacer  l'infanterie  dans 
la  lutte  contre  l'infanterie.  C'est  ainsi  que  l'auteur  de  ce  livre 
fut  amené  k  le  concevoir  dès  août  I9lô  ;  il  fit  part  de  ses  réfle- 
xions à  quelques  personnes  à  cette  époque.  Les  obligations  de 
la  vie  militaire  l'empêchèrent  de  rédiger  un  opuscule  qu'il 
projetait  et  pour  lequel  il  avait  pris  quelques  notes.  L'idée,  qui 
s'imposait,  se  réalisa:  en  septembre  19 16, on  vit  apparaître  les 
tanks  sur  le  front  anglais.  L'auteur,  en  permission  à  cette 
époque,  communiqua  ses  notes  à  M.  Léon  Daudet,  qui  en  pu- 
blia quelques  extraits  le  3  octobre  1916.  On  reproduit  ici  l'in- 
tégralité de  ces  notes,  dans  la  rédaction  informe  que  l'auteur 
leur  avait  donnée  entre  deux  relèves  ou  entre  deux  reconnais- 
sances, aux  baraquements  de  Souville,en  août  191 5,  et  à  Vaux, 
en  décembre  de  la  même  année.  Le  lecteur  est  prié  de  regar- 
der ces  notes  comme  un  témoignage  de  l'effort  que  fait  la 
pensée  d'un  fantassin  qui  n'admet  pas  que  quelques  rangées 
de  piquets  et  de  fils  de  fer  arrêtent  indéfiniment  le  courage 
de  ses  camarades. 

Cheval  de  Troie  20 


306  le  cheval  de  troie 

Le  Cheval  de  Troie 

L'impasse  :  un  fossé  de  deux  pas  de  largeur  ar- 
rête deux  armées  depuis  un  an.  Le  but  de  toute 
action  militaire  étant  : 

l»  Combattre  Tennemi  en  lui  infligeant  des  pertes 
supérieures  à  celles  que  l'on  subit  soi-même  ; 

2°  Conquérir  ses  positions,  le  poursuivre,  l'en- 
velopper ou  l'empêcher  de  se  reformer  et  obtenir 
par  là  la  maîtrise  des  territoires  sur  lesquels  il  se 
ravitaille  ; 

la  paix  ne  peut  être  imposée,  par  les  armes, 
que  par  une  série  d'actions  qui  procèdent  de  ces 
principes. 

Il  semble  que  la  guerre  actuelle  exclue  ces  ac- 
tions et  qu'elle  ne  puisse  aboutir  qu'à  une  paix 
venant  de  la  fatigue  morale  ou  physique  des  adver- 
saires, ou  de  l'épuisement  de  l'un  d'eux,  en  armes 
et  en  munitions,  ou  en  approvisionnements. 

En  efîet, 

tandis  que,  dans  la  guerre  de  mouvement,  celui 
qui,  ayant  conquis  l'ascendant  sur  son  adversaire, 
prend  l'offensive, 

le  bat,  en  subissant  au  premier  choc  des  pertes 
sensiblement  aussi  élevées  que  les  siennes,  mais  en 
lui  infligeant  des  pertes  énormes  au  premier  fléchis- 
sement et  tout  à  fait  disproportionnées  avec  celles 
qu'il  subit  lui-même. 


LE   CHEVAL    DE    TROIE  307 

conquiert  ses  positions,  le  poursuit,  l'enveloppe, 
le  défait  complètement  et  avance  assez  profondé- 
ment dans  l'intérieur  du  pays  ennemi  pour  com- 
mander la  plupart  des  centres  de  ravitaillement  : 

DANS    LA    GUERRE    DE    TRANCFIÉES, 

celui  qui,  possédant,  avec  l'ascendant  sur  l'en- 
nemi, la  supériorité  en  munitions,  prend  l'offen- 
sive, 

inflige  à  l'ennemi  une  défaite,  mais  tout  à  fait 
localisée,  et  où  les  pertes  de  l'assaillant  dépassent 
souvent  les  pertes  de  l'assailli  ; 

ne  conquiert  que  ses  positions  de  première  ou 
de  seconde  ligne,  ne  peut  poursuivre  l'ennemi,  ar- 
rêté qu'il  est  tant  par  de  nouvelles  positions  défen- 
sives préparées  à  l'avance,  que  par  les  lignes  non 
rompues  qui  demeurent  à  sa  droite  et  à  sa  gauche. 

Ainsi,  de  grosses  actions  peuvent  être  engagées 
heureusement,  conduites  victorieusement,  et  abou- 
tir à  ce  résultat  paradoxal  contraire  à  tous  les  en- 
seignements de  la  guerre  : 

le  vainqueur,  plus  affaibli  que  le  vaincu,  est  hors 
d'état  d'atteindre  ses  organes  vitaux  et  de  lui  im- 
poser la  paix. 

L'impasse.  Guerre  arrêtée.  Actions  militaires  se 
neutralisant.  Quel  est  le  problème  ? 

Rappel  des  lois  essentielles  de  la  guerre. 
En  quoi  elles  ne  s'appliquent  plus. 


308  LE   CHEVAL    DE    TROlE 

Le  problème  est  donc  :  annulation  du  retran- 
chement. 

a)  Artillerie  :  insuffisance. 

/>)  Avions  :  inefficacité  sur  le  sol. 

c)  Le  cheval  de  Troie. 

Souville,  août  1915. 

L'impasse. 

Guerre  de  mouvement  arrêtée. 

Guerre  de  positions  généralisée. 

Fronts  de  force  sensiblement  égale  derrière  les- 
quels les  belligérants  ne  cherchent  guère  qu'à  se 
fatiguer  et  à  s'user. 

Or  ces  fronts  ne  paraissent  pas  pouvoir  être  rom- 
pus, de  telle  manière  que  les  armées  passent  aux 
points  de  rupture. 

Les  offensives  allemandes  ou  françaises,  même 
victorieuses  au  moins  en  première  ligne  ou  en  pre- 
mière position,  doivent  s'arrêter. 

Les  actions  militaires  se  trouvent  ainsi  neutra- 
lisées. 

Pratiquement,  la  guerre  se  trouve  arrêtée,  non 
en  ce  qui  concerne  les  actions  locales,  où  elle  se 
continue,  même  dans  cette  guerre  de  positions, 
selon  des  lois  immuables,  mais  en  ce  qui  concerne 
l'action  générale  qui  tend  à  la  décision  définitive. 

Doit-on  se  résoudre  à  la  conception  de  guerre 
d'usure  ?  Plaisanterie.  Surtout  depuis  que  l'Alle- 
magne s'est  ouvert  la  route  de  Constantinople. 


LE    CHEVAL    DE    TROIE  309 

Il  faut  tendre  à  rétablir  la  guerre  de  mouvement, 
(où  l'on  retrouvera  d'ailleurs  à  chaque  pas  les  re- 
tranchements). Rompre  la  ligne  ininterrompue  de 
positions  retranchées.  Passer  dans  une  large  rup- 
ture. Obliger  l'adversaire  à  accepter  la  guerre  en 
rase  campagne. 

Problème  :  Annuler  le  retranchement. 

Les  Boches  ont  cherché  le  moyen  de  nous  obli- 
ger à  évacuer  nos  retranchements  :  les  gaz. 

Le  moyen  est  inefficace  aujourd'hui. 

Nous  avons  cherché  le  moyen  de  détruire  le  re- 
tranchement, les  défenses  par  une  préparation  intense 
d'artillerie. 

Le  moyen  a  parfaitement  réussi  pour  une  partie 
du  front  et  pour  les  premières  positions  boches. 

Il  a  échoué  contre  la  seconde  position.  Pourquoi? 

On  a  imaginé  de  mettre  en  ligne  de  véritables 
flottes  aériennes.  Pas  sérieux.  Bombardement  par 
avions  inefficace. 

Nous  en  sommes  au  même  point  :  neutralisation 
des  forces  en  présence,  également  retranchées,  éga- 
lement puissantes  sur  la  défensive,  également  im- 
puissantes pour  une  offensive  décisive. 

L'Allemagne  a  cherché  une  issue.  La  guerre 
étant  mondiale,  elle  a  porté  la  guerre  aux  Balkans 
afin  d'éviter  d'être  coupée  du  reste  du  monde,  afin 
de  donner  au  monde  le  spectacle  de  ses  armées  en 
marche^  en  marche  victorieuse,  afin  de  posséder 
cette  clé  qu'est  Constantinople,  et,  enfin,  afin  d'at- 


310  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

teindre  les  Alliés  dans  leurs  possessions.  Mais  une 
rupture  du  front  boche  occidental  l'obligerait  à 
renoncer  à  cette  action. 

D'autre  part,  si  les  Alliés  réussissent  à  fermer 
de  nouveau  les  Balkans  et  le  Danube,  il  n'en  restera 
pas  moins  qu'ils  auront  à  rompre  le  front  boche  en 
France  et  en  Pologne  pour  obtenir  la  seule  déci- 
sion qui  vaille,  la  décision  par  les  armes. 

Nous  retrouverons  le  même  problème  :  l'annula- 
tion du  retranchement. 

Il  s'agit  d'amener  des  troupes  dans  les  tranchées 
allemandes  sans  subir  de  pertes.  C'est  l'invraisem- 
blable actuellement. 

Le  cheval  de  Troie.  —  Théoriquement,  le  moyen, 
qui  doit  nous  apparaître  aujourd'hui  aussi  fabuleux 
et  monstrueux  que  le  canon  au  moment  où  il  appa- 
rut, le  moyen  est  un  engin  mobile,  protégé,  por- 
teur d'hommes,  armé  de  mitrailleuses,  des  engins 
du  combat  individuel,  porteur  de  gaz,  de  liquide, 
et  qui  sera  pourvu  extérieurement  de  cisailles,  de 
crampons,  etc.,  qui  couperont,  qui  arracheront  les 
réseaux,  de  massues  qui  briseront  les  abris  légers, 
qui  aveugleront  les  créneaux  de  mitrailleuses,  qui 
briseront  les  engins  de  tranchées,  etc.  L'œuvre  de 
destruction  et  de  démoralisation  faite,  les  fractions 
transportées  en  sortiront,  rejointes  par  les  troupes 
non  protégées  qui  occuperont  la  première  position. 
Nouvel   assaut    des    nouveaux    engins    contre    la 


LE    CHEVAL    DE    TROIE  311 

deuxième  position.  Et  ainsi  de  suite  contre  les  posi- 
tions d'arrière,  moins  fortes  d'ailleurs,  et  l'on  entrera 
alors  dans  la  guerre  de  mouvement. 

Problème  posé  aux  constructeurs. 

L'auto-mitrailleuse  est  une  indication.  Mais  il 
s'agit  d'inventer  un  engin  beaucoup  plus  puissant 
et  qui  pourra  se  mouvoir  non  plus  sur  les  routes, 
mais  dans  les  plaines,  au  besoin  dans  les  bois.  Il 
s'agit  en  quelque  sorte  d'inventer  une  sorte  de  cui- 
rassé terrestre  qui  sera  invulnérable  matériellement 
à  l'artillerie  de  petit  et  de  moyen  calibre,  et  qui, 
par  sa  mobilité,  échappera,  dans  une  certaine  me- 
sure, à  l'artillerie  lourde.  //  s'agit  de  trouver  un 
moyen  de  progression  d'où  la  roue  sera  exclue,  des 
articulations  pour  de  véritables  membres.  11  s'agit 
de  forger  un  monstre  mécanique.  Le  problème 
peut  être  résolu  au  xx*  siècle. 

Peut-il  être  résolu  pendant  la  guerre  ? 

11  se  peut,  si  Ton  admet  que,  la  situation  étant 
rétablie  aux  Balkans,  on  peut  maintenir  le  front 
pendant  le  temps  nécessaire  à  la  solution.  Mais  ce 
maintien  ne  sera  possible  que  si  l'on  réalise  en 
France  l'organisation  civile  nécessaire  à  l'entretien 
de  l'armée  et  au  travail  intense  (dans  toutes  les 
conditions  de  sécurité)  qu'exigera  le  nouvel  arme- 
ment. Nous  sortons  ici  du  problème  militaire. 

Vaux,  décembre  1915. 


312  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Les  noies  que  l'on  reproduit  ici  avaient  été  communiquées 
à  quelques  personnes  ;  l'une  d'elles  se  les  rappela,  le  jour  où 
les  tanks  apparurent  pour  la  première  fois  sur  le  front  anglais, 
et  roulul  bien  écrire  à  l'auteur  la  lettre  suivante  : 


S.  P.  115,  le  17/9/1916. 
Mon  cher  ami, 

Je  viens  de  lire  sur  les  journaux  la  description  ébau- 
chée de  ces  «  monstres  de  feu  »  que  les  Anglais  ont 
lancés  sur  les  tranchées  boches.  Ce  moyen  de  rompre 
le  front,  nouveau  pour  le  public,  ne  Test  pas  pour  moi 
qui  me  souviens  d'un  des  derniers  soirs  de  Vaux  où, 
au  cours  d'une  conversation  dans  votre  chambre  de  la 
maison  Gaudy,  vous  l'aviez  déjà  non  pas  entrevu  mais 
"nettement  vu...  Je  n'ai  pu  résister  au  plaisir  de  bar- 
bouiller ces  lignes  pour  vous  dire  que  je  ne  l'ai  pas 
oublié  et  pour  rendre  un  amical  hommage  au  quasi-in- 
venteur de  ce  procédé  nouveau  qui  donne  déjà  de  si 
bons  résultats. 

Bien  vôtre. 

Emm.  Vaissettes. 


II 


La  famille  et  l'armée 
EN  France  et  en  Allemagne 

(Voir  le  chapitre  IX,  §  m). 

Le  tableau  de  M.  André  Lefèvre. 

M.  André  Lcfèvre  ;i  donné,  dans  le  Petit  Parisien,  en  no- 
vembre l'JIT,  un  tableau  des  ejfectifs  probables  des  classes 
1919  à  1933  en  France  et  en  Allemagne  en  1933.  Nous  le  repro- 
duisons ci-contre.  Aucun  texte  ne  peut  être  plus  éloquent  à  vn 
double  point  de  vue  : 

Si  nous  laissons  V Allemagne  unie,  par  quoi  serait  défendue 
l'assemblée  des  familles  françaises  en  1933  ? 

Par  Trois  millions  trois  cent  mille  hommes  qui  auraient  à 
subir  le  choc  de 

Huit  millions  d'hommes 

Voici  pour  l'avenir  commandé  par  le  passé  acquis. 

Si,  en  outre,  dans  les  années  qui  vont  suivre,  nous  ne  res- 
taurions pas  la  famille  française,  si  nous  la  laissions  détruire 
par  la  morale  d'avant-guerre,  on  peut  aisément  prévoir  que  la 
proportion  de  3  à  S  serait  singulièrement  aggravée. 

Le  tableau  de  M.  André  Lefèvre  amène  deux  conclusions  : 

il  faut  disloquer  l'Empire  allemand, 

il  faut  restaurer  la  famille  française,  ou  renoncer  à  conser- 
ver la  France. 

Les  soldats  de  la  Marne  et  de  Verdun  se  sont  battus  pour 
que  la  France  vive.  Ceci  donne  une  obligation  à  ceux  qui  restent 
pour  fixer  les  conditions  de  la  paix  et  préparer  l'avenir. 


314 


LE    CHEVAL    DE    TROIE 


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NOTE  BIBLIOGRAPHIQUE 
SUR  LA    LITTÉRATURE  DE   GUERRE 

On  se  propose  de  donner  ici  une  liste  très  courte  d'ouvrages, 
publiés  depuis  la  guerre  ou  se  rattachant  directement  aux  évé- 
nements, qui,  au  sens  d'un  certain  nombre  de  personnes,  ont 
paru  exprimer  le  plus  fortement  l'esprit  de  guerre,  prévoyant, 
raisonnable  et  ardent. 

Tout  le  monde  placera  en  tête  de  liste  les  fameux  ouvrages 
prophétiques  : 

Kiel  et  Tanger,  de  Charles  Maurras,  publié  en  1908; 

L'Av&nt-guerre,  de  Léon  Daudet,  publié  en  mars  19t3. 

(Ces  deux  ouvrages  ont  été  édités  par  la  Nouvelle  Librairie 
Nationale, 

Pour  la  période  de  guerre  : 

Les  Études  sociales  sur  la  guerre,  de  Paul  Bourget  qui  ont 
paru  à  l'Écho  de  Paris  et  dont  la  publication  en  librairie  est 
annoncée  (à  la  Société  littéraire  de  France); 

La  série  des  Conditions  de  la  Victoire,  de  Charles  Maurras 
{La  France  se  sauve  elle-même;  Ministère  et  Parlement  ;  Le 
Parlement  se  réunit;  Vers  une  autorité  ;  —  Nouvelle  Librairie 
Nationale). 

La  série  L'Ame  française  et  la  Guerre,  de  Maurice  Barrés 
(L'union sacrée,  les  Saints  de  la  France,  La  Croix  de  Guerre, 
L'amitié  des  tranchées.  Les  voyages  de  Lorraine  et  d'Artois, 
Pour  les  mutilés  ;  —  chez  Émile-Paul). 

Sur  l'esprit  de  l'armée,  il  est  incontestable  que  : 
L'armée  de  la,  guerre,  du  capitaine  Z, 

Les  méditations  dans  la  tranchée,  du  lieutenant  Antoine 
Rédier, 


316  LE    CHEVAL    DE    TROIE 

Le  carnet  d'un  comb&ttant,  du  capitaine  TufTrau, 
Les  bienfaits  de  la  guerre,  de  Joachim  Gasquet, 
sont  parmi  les  meilleurs  livres  (tous  quatre  chez  l'éditeur 
Payot).  On  ne  parle  pas  ici  des  récits  de  guerre  ou  des  romans 
de  guerre  dont  le  Dixmude,  de  Charles  Le  Goffic,  le  Gaspard 
de  René  Benjamin,  le  Bourru,  soldai  de  Vauquois,de  Jean  des 
Vignes-Rouges,  sont  les  types  reconnus  et  justement  loués. 

Sur  la  situation  du  Combattant  : 

La  Part  du  Combattant,  de  Charles  Maurras  (Nouvelle  Li- 
brairie Nationale)  est  le  livre  fondamental,  qui  peut  être  re- 
gardé comme  le  point  de  départ  d'une  des  plus  importantes 
transformations  militaires  du  xx"  siècle. 

Il  est  regrettable  que  des  journalistes  comme  Léon  Bailby, 
qui  ont  fait  tant  d'heureuses  campagnes  pour  l'amélioration 
de  la  condition  matérielle  du  combattant,  n'aient  point  réuni 
en  volume  leurs  articles  ou  leurs  études. 

Signalons  les  remarquables  études  que  M.  Henri  Davoust  a 
publiées  sous  le  titre  L'Avenir  du  soldat  dans  le  Tord-Boyau 
(journal  du  front)  ;  ces  études   paraîtront  en  librairie  en  1918. 

Les  Tronçons  du  Serpent, Idée  d'une  dislocation  de  l'Empire 
allemand,  par  Louis  Dimier  (Nouvelle  Librairie  Nationale), 
constituent  le  manuel  de  toutes  les  personnes  qui  veulent  con- 
naître les  possibilités  et  les  conditions  d'une  dissociation  du 
Deutschtuni. 

Sur  l'après-guerre, 

Hors  du  Joug  allemand,  de  Léon  Daudet  (Nouvelle  Librai- 
rie Nationale); 

Vers  la  démocratie  nouvelle,  de  Lysis  (chez  Payot;  ce  livre 
n'est  démocratique  que  dans  son  titre). 

Enfin,  tout  Français  qui  voudra  comprendre  les  raisons  pro- 
fondes de  la  guerre  se  doit  de  lire  : 

L'Allemagne  et  la  Guerre,  de  M.  Emile  Boutroux  (chez  Ber- 
ger-Levrault)  et  ce  chef-d'œuvre  qu'est  la  préface  de  l'éminent 


NOTICE    BIBLIOGRAPHIQUE  317 

philosophe  au  livre  de  M.  Santayana,  l'Erreur  de  la  Philoso- 
phie allemande  ; 

Quand  les  Français  ne  s'aimaienl  pas,  de  Charles  Maurras  ; 
et  l'Histoire  de  Deux  Peuples,  de  Jacques  Bainville. 

Aucun  Français  n'ignore  que  toute  notre  littérature  de  guerre 
et  de  paix  est  et  sera  dominée  par  les  ordres  donnés  aux 
Armées  par  le  général  commandant  en  chef  le  6  septembre  1914 
et  le  24  février  1916.  Ceci  a  sauvé  cela,  donnant  une  direction 
aux  combattants  de  la  Marne  et  de  Verdun. 

Ces  grands  ordres,  qui  sont  aussi  des  appels  à  la  raison,  à 
l'enthousiasme  et  à  la  volonté  françaises,  devront  être  à  la  place 
d'honneur,  dans  chacune  de  nos  maisons.  Relisons-les,  afin  de 
nous  rappeler  ce  que  nous  leur  devons  : 

Au  MOMENT  où  s  EINGùGb  uiNli  bATAILLE  DONT  DEPEND  LE  SALUT 
DU  PAYS,  IL  IMPORXt  DE  KaPPELL  R  A  TOUS  QUE  LE  MOMENT  n'eST 
PLUS  DE  REGARDER  EN  AKRlÈRIi  :  lOUS  LES  EFFORTS  DOIVENT  ETRE 
EMPLOYÉS  A  ATTAQUER   ET  A  REFOULER    l'eNNEMI.    UnE    TROUPE    QUI 

nb  peut  plus  avancer  devra,  coûte  que  coûte,  garder  le  ter- 
rain conquis  et  se  faire  tuer  slr  place  plutôt  que  de  reculer. 
Dans  les  circonstances  actuelles,  aucune  défaillance  ne  peut 
être  tolérée. 

GÉNÉRAL   JOFFRE. 


J'ai  DONNÉ  l'ordre  de  résister  sur  place  au  nord  de  Verdun. 
Tout  chef  qui  donnera  un  ordre  de  retraite  sera  traduit 
devant  un  conseil  de  guerre. 

GÉNÉRAL  JOFFRE. 


000  035  516 


TABLE 


Pages 
dédicace 5 

Introduction.  —  Contre  l'ennemie  du  genre  humain.     .     .       17 


Première  partie 
PROBLÈMES    INTELLECTUELS    ET    MORAUX 

Chapitre  premier.  —  Le  siècle  où  nous  sommes 41 

Chapitre    II.  —  Le  donheur  de  vivre 51 

Chapitre  III.  —  Une  idée  mortelle:  le  devoir     ....       59 

Chapitre  IV.  —  Nos  raisons  de  combattre 75 

Chapitre    V.  —  Les  idées  et  l'organisation  de  l'armée. 
i.  —  Les    principes   de  l'obligation  militaire.  Kant 

et  Rousseau  aux  armées ".       97 

II.  —  Principe  de  l'organisation  militaire  :  le  socia- 

lisme autoritaire 110 

III.  —  Les   combattants  victimes  de  Jean-Jacques    .  141 

IV.  —  Le  règne  des  contremaîtres  intellectuels    .     .  160 
Chapitre  VI.  —  Les  divinités  impuissantes 169 

Deuxième  partie 
PROBLÈMES    MILITAIRES    ET   POLITIQUES 

Chapitre  VII.  —  Le  problème  de  la  grande  guerre  .  .  177 
I.  —  L'illusion  de  la  guerre  de  tranchées  ....  182 
II.  —  L'impasse  (la  guerre  bloquée) 194 


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320  TABLE 

III.  —  L'issue  (l'annulation  du  relranchemi 

val  de  Troie) 

a)  Tourner  le  front,  p.  211  ;  —  b) 

retranchement,  p    216  ;  —   c)  Suri        ,^^^ 
retranchement,  p.  217  ;  —  d)  Le  relranoH| 
ment  vide,  la  guerre  d'arrière-front,  p.  219  ; 
—  e)  La  liaison  générale,  p.  224. 
Appendice  au  Ch&p.  VII.  —  Le  problème  résolu  :  le  che- 
val de  Troie  devant  Cambrai 227 

Chapitre  Vlll.  —  Le  problème  politique 233 

Chapitre      IX.  —   Problèmes  économiques  et    sociaux.     .     239 

I.  —  L'organisation  économique 245 

II.  —  Problèmes  sociaux .     259 

III.  —  Le  problème  social  par  excellence.  La  famille.     271 
Conclusions.  —  La  signification  de  la  guerre.  Monarchie 

universelle  et  démocratie  universelle 283 

Appendices  : 

I.  —  Le  cheval  de  Troie  {Notes de  campagne).     .     305 
II.  —  La  famille  et  l'armée  en  France  et  en  Alle- 
magne (Le  tableau  de  M.  André  Lefèvre).     313 

A^o<c  bibliographique  sur  la  littérature  de  guerre.     .     .    315 


MAYENNE,      I  tl  1>  R  I  M  E  R  I  E      CHARLES      COLIN